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récit - Page 27

  • Maisonnée avec jardin

    Katherine Mansfield n’a vécu que trente-quatre ans. En retirant L’Aloès de ma bibliothèque, je m’attarde sur sa couverture qui m’a certainement poussée à l’acheter, une peinture de Bonnard avec une table à l’avant-plan et puis tous les verts, les bleus, du jaune et de l’orange sur la terre comme au ciel – il faut un moment pour remarquer, au pied de la terrasse, un couple qui s’affaire au jardin.

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    Portrait de Katherine Mansfield par Anne Estelle Rice (1918)

    Je l’ai relu en pensant à d’autres lectrices, l’une plongée dans la vie de Katherine Mansfield, pas très loin de Bandol où celle-ci l’écrivit en 1916, à la Villa Pauline, et l’autre qui m’a montré un jour dans son jardin un magnifique Aloé vera en fleurs. Cette longue nouvelle qu’est L’Aloès raconte d’abord un déménagement. On y fait connaissance avec les trois filles Burnell, leur mère, leur grand-mère avant de découvrir la maison spacieuse acquise par leur père.

    Le boghei est chargé au maximum : Pat a déjà aidé la mère, Linda, la grand-mère et la fille aînée à s’y installer, il ne reste plus de place pour les deux petites, Lottie et Kezia. On les confie à une voisine qui a proposé de les garder pour l’après-midi. Les petits voisins leur jouent des tours, Kezia a du répondant, puis elle retourne dans la chambre vide de ses parents, où elle est née.

    « En bas, dans la ravine, les arbres sauvages s’entre-cinglaient et de grosses mouettes tournoyaient en hurlant devant la fenêtre embrumée qu’elles effleuraient de leurs ailes. » La fillette reste à la fenêtre jusqu’à la tombée du soir qu’elle redoute, elle a peur du noir, mais le transporteur est là, pour les emmener, Lottie et elle, enveloppées dans un châle sur la charrette.

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    Aloe vera, Mallorca (Photo Colo, gracias)

    Kezia ne perd pas une miette du parcours, c’est une première pour sa sœur et elle d’être dehors si tard – « Tout avait l’air différent ». La nouvelle maison, « Tarana », est « une bâtisse longue et basse, avec une véranda à piliers et un balcon qui en faisait tout le tour – on accédait à la porte par de petites marches. Elle étalait sa douce masse blanche sur le jardin vert, tel un animal endormi – et tantôt l’une tantôt l’autre des fenêtres s’illuminait. »

    Stanley Burnell est content, persuadé d’avoir fait une bonne affaire. Les chambres et le repas du soir sont prêts, grâce à sa belle-soeur Beryl Fairfield, célibataire, qui s’est affairée toute la journée avec la bonne. Lottie dormira avec Isabelle, Kezia avec sa chère Bonne-Maman (sa grand-mère fut pour Katherine Mansfield aussi « le grand amour d’enfance » (La traductrice Magali Merle dans sa préface, Presses Pocket, 1987). Après la nuit vient l’aube, et aux premiers rayons du soleil, le chant des oiseaux.

    La grand-mère veille à tout dès le matin, on ne compte pas sur Linda, trop alanguie pour faire quoi que ce soit. Beryl aide à la décoration ; elle trouve la maison agréable, mais elle préférerait vivre en ville – qui viendra les voir ici ? Kezia explore le jardin, reconnaît les plantes et les fleurs, sauf celle qui domine un îlot au milieu de l’allée, « ronde avec d’épaisses feuilles épineuses gris-vert, avec une haute et robuste tige qui jaillissait de son centre ». Un « aloès », dira sa mère.

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    Première édition, Hogarth Press, 1918
    (Le dessin n'apparaît pas sur la couverture bleue originale, je suppose qu'il s'agit de la page de titre.)

    « A présent – à présent ce sont des réminiscences de mon pays à moi que je veux écrire. » (Journal, 1916) Katherine Mansfield se souvient ici de la Nouvelle-Zélande où elle est née en 1888 et que sa famille a quittée pour Londres en 1903. « Il faut qu’il soit mystérieux et comme suspendu sur les eaux. Il faut qu’il vous ôte le souffle. » (Après avoir parlé des heures de leur enfance avec son frère cadet arrivé en Angleterre en 1915 pour rejoindre l’armée, elle a décidé de rendre la vie telle qu’elle l’a vécue et sentie là-bas, et s’y est tenue malgré sa mort à la guerre un mois plus tard.) 

    L’Aloès est la première version de Prélude, publié par Leonard et Virginia Woolf à la Hogarth Press. On y découvre comment Katherine Mansfield recrée, à partir de petits riens de la vie quotidienne, une atmosphère, des sensations, une sorte de fusion avec la beauté du monde. Si Kezia (K comme Katherine, née Kathleen Beauchamp) est l’âme du récit, les autres personnages y acquièrent aussi présence et caractère, par petites touches, comme dans les merveilleuses évocations de la grand-mère ou à travers les rêveries des uns et des autres. L’Aloès ou les révélations, les émois de l’enfance.

  • La vie de ses parents

    alain berenboom,monsieur optimiste,récit,littérature française,belgique,bruxelles,schaerbeek,pologne,juifs,parents,histoire,famille,culture,origines,optimisme,deuxième guerre mondiale,occupation allemande« Qui se soucie de la vie de ses parents ? Qui a la curiosité, la force ou simplement l’idée de percer leurs secrets, de violer leur jardin personnel ? Pour un enfant, les parents n’ont pas d’âge, pas d’histoire, pas de passé et surtout pas de mystère. A l’adolescence, on ne s’intéresse qu’à soi. Plus tard, après avoir quitté le nid, on ne les voit plus qu’un dimanche de temps en temps, puis aux fêtes d’anniversaire, à la nouvelle année. Et que reste-t-il de nos parents quand la tentation nous prend enfin d’ouvrir la boîte de Pandore ? Des morceaux d’histoires qui leur ont échappé et qu’on a miraculeusement retenus, on ne sait pourquoi : le nom d’un ancien ami – ou d’un ennemi – à qui ils n’ont jamais pardonné, des rancœurs familiales à l’origine obscure. »

    Alain Berenboom, Monsieur Optimiste

  • Monsieur Optimiste

    A la mort de son père, Alain Berenboom ne sait pas grand-chose de son passé. Ce pharmacien toujours occupé ne lui a laissé aucune photo, aucun récit familial, lui qui pourtant était toujours prêt à parler de son village natal (Maków, son « shtetl » près de Varsovie), de l’Europe ou du monde. « Mon père croyait à la marche irréversible de la civilisation, au recul de la barbarie, vaincue par le mot ou l’éducation, enfin ce genre de choses. » Tomas, un client d’origine allemande devenu son ami, lui avait dit un jour : « On devrait t’appeler monsieur Optimiste » – le surnom lui était resté.

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    L'affiche de l'adaptation théâtrale en 2015

    Monsieur Optimiste raconte ce dont l’auteur se souvient et ce que des archives ont permis de découvrir à ce fils unique né d’un père de quarante ans et d’une mère de trente-deux. Lorsque celle-ci décède, dix ans après le père, Alain B. trie leurs papiers et tombe sur un extrait du registre des Juifs de la commune de Schaerbeek où s’est inscrit, le 28 novembre 1940, Chaïm Berenbaum.

    Pourquoi s’y être déclaré, lui qui avait fui la Pologne, qui détestait les rabbins, lui « le laïc, le gauchiste, l’internationaliste » ? En Belgique depuis 1928, une fois son diplôme de pharmacien obtenu à l’université de Liège, son père était devenu aide-pharmacien « dans les beaux quartiers de Schaerbeek ». Tomas, l’ami ingénieur qu’il admirait pour avoir quitté l’Allemagne à la prise de pouvoir d’Hitler, disparu lors de l’invasion de la Belgique, était en réalité un officier allemand de « la cinquième colonne » ; il était revenu à la pharmacie en uniforme, à la stupéfaction du père, mais il ne l’avait pas dénoncé à la Gestapo.

    Le mariage des parents en janvier 1940 avait été fêté chez des amis avec très peu de famille : Esther, une des deux sœurs du père ; Harry et Herta, oncle et tante de sa mère Rebecca, « une superbe brune à la peau mate ». En mai, ils étaient partis en voyage de noces à vélo vers le Pas-de-Calais, mais le désordre épouvantable à Boulogne, où Chaïm a failli être enrôlé de force comme soldat polonais, les a vite fait revenir dans Bruxelles occupée.

    Au retour, la pharmacie rouvre. En 1942, son père est convoqué à la caserne Dossin à Malines (17000 Juifs obéirent à la convocation… pour Auschwitz-Birkenau). Quand l’agent de police du quartier, un de ses clients, vient lui intimer l’ordre de partir… ou de disparaître sans laisser d’adresse, les Berenbaum changent de peau et s’en vont devenir en cachette de bons Belges de souche, les Janssens, avec de « vraies-fausses cartes d’identité » établies à Jette.

    La guerre finie, « Janssens » deviendra « Berenboom », « arbre aux ours » en flamand – « Toute personne parlant néerlandais comprend immédiatement la supercherie. Berenboom est aussi faux flamand que le magicien qui l’a imaginé. » Alain Berenboom s’interroge sur son identité, mais qui questionner ? Sa grand-mère paternelle, qui a vécu avec eux juste après la guerre, a émigré en Israël quand il avait six, sept ans. « Elle parlait polonais, yiddish et hébreu, pas français. » Il ne l’a revue qu’une fois, il ne connaît que le français et le flamand. Quant à son prénom, son père lui a dit un jour qu’il en avait un autre « pour les Juifs » : « Aba », le prénom de son grand-père, qui signifie « père », tandis que « Chaïm » signifie « vie ».

    Quand il repeint une chambre, après la mort de son père, des couches de vieux journaux sous le papier, des pages du Soir des années trente, font défiler la jeunesse de Chaïm pendant qu’il tentait de maîtriser le français. Dans les dossiers de la Police des étrangers, Alain B. découvre les faits et gestes de ses parents depuis leur demande de visa et même une carte de la clinique informant la police de l’admission de sa mère à la maternité en 1947. Suivant tantôt la trace de son père, tantôt celle de sa mère, l’auteur restitue avec leur parcours tout le contexte de l’époque.

    Résistance, livre de cuisine rédigé par sa mère cachée, évocation des membres de la famille dont il a retrouvé des lettres, cyclisme, lecture de la Bible, les chapitres de Monsieur Optimiste, prix Rossel 2013, rendent compte, sans rien inventer, de ce que fut la vie de ses parents. Jusqu’aux « potions magiques » du pharmacien de la rue des Pâquerettes à Schaerbeek (au 33) et à la « Fontaine d’amour » du parc Josaphat qui fascinait le petit Alain et sa grand-mère.

    Alain Berenboom, avocat, écrivain et chroniqueur au Soir, fait revivre tout cela avec simplicité et honnêteté : « Tout est juste, magnifiquement campé avec une pudeur pleine d’humour et de tendresse pour des personnages réels devenus de fiction. » (Sophie Creuz dans L’Echo) Le fils de monsieur Optimiste s’est déclaré en 2010 « Trots op België et fier de l’être », un texte à lire sur son site.

  • Paysage perdu, JCO

    Joyce Carol Oates a sous-titré Paysage perdu (2015, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, 2017) « De l’enfant à l’écrivain ». Ce récit autobiographique montre la façon dont sa vie « (d’écrivain, mais pas uniquement) a été modelée dans la petite enfance, l’adolescence et un peu au-delà ». Ce « paysage des premiers temps » est aussi un véritable paysage rural, dans l’ouest de l’Etat de New York, au nord de Buffalo.

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    « Au commencement, nous sommes des enfants imaginant des fantômes qui nous effraient. Peu à peu, au cours de nos longues vies, nous devenons nous-mêmes ces fantômes, hantant les paysages perdus de notre enfance. » Ce récit en séquences est nourri d’articles reproduits ou remaniés. La fille de Carolina Bush et de Frederic Oates y fait leur portrait et surtout y relate concrètement ses liens très forts avec ses parents, jusqu’à leur mort.

    Son père travaillait dans une usine parce que la petite ferme dans laquelle ils vivaient ne suffisait pas à les nourrir. Toute petite, Joyce Carol y avait un animal préféré, « Heureux le poulet », qui la suivait partout et qu’elle caressait. Plus tard, ce seront surtout des chats. Vingt ans après sa mère, elle va dans la classe unique à l’école du district ; elle aime apprendre. Son père, toujours très actif, apprend à piloter un Piper Cub, peint des lettres pour des enseignes durant son temps libre.

    JCO, enfant solitaire et secrète, a un premier coup de cœur littéraire pour Alice, cadeau de sa grand-mère juive, Blanche Morgenstern, qui lui offrira aussi sa première machine à écrire. La romancière sait que la mémoire est trompeuse et qu’écrire sur le passé est un exercice périlleux. « C’est la transcription des émotions, non celle des faits, qui intéressent l’écrivain. » « L’écrivain est un déchiffreur d’indices – si l’on entend par « indices » un récit souterrain et discontinu. »

    Promenade du dimanche, harcèlement des garçons qu’elle fuit en courant très vite, rapprochement avec la fille d’une voisine battue par son mari, fréquentation d’une église méthodiste, puis protestante (sans jamais croire en l’existence de Dieu), les relations de Joyce Carol avec les autres sont timides et souvent décevantes. Elle perd son amie Cynthia, d’un milieu aisé, pour qui elle a fait tant d’efforts, chez qui elle était reçue, et qui finira par se suicider.

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    Carolina Oates et Joyce, dans le jardin de la maison de Millersport, mai 1941 © (Fred Oates) in Paysage perdu

    « La solitude fait de nous tellement plus que ce que nous sommes au milieu de gens qui prétendent nous connaître. » Quand après son frère Robin naît une petite sœur, le jour même de ses dix-huit ans, l’honneur que lui font ses parents en la laissant choisir son prénom – contente du sien, elle l’appellera Lynn Ann – elle vivra une autre perte : celle qui lui ressemble comme une sœur jumelle est autiste et n’aura jamais de contact avec elle.

    Les études, la lecture, l’écriture, voilà l’autre noyau de sa vie. Les bibliothèques font son bonheur, les revues littéraires. Sa première nouvelle est publiée dans « Mademoiselle » à dix-neuf ans. En 1960, JCO sort « major » de sa promotion. « Cela a été le mantra de ma vie. Je n’ai pas d’autre choix que de continuer. » Le troisième cycle la déçoit, une approche de la littérature plus érudite, centrée sur les « notes de bas de page », mais elle y rencontre son mari, Raymond Smith ; tous deux enseigneront.

    Lynn Ann détruit tout. Ses parents protègent sa petite sœur avec un amour total. Muette et coupée du monde, elle sera placée à quinze ans dans une institution pour handicapés mentaux. Devant cette « vie sans langage » qui met sa sœur en opposition avec elle, la romancière écrit : « Pas ce que nous méritons, mais ce qui nous est donné. Pas ce que nous sommes, mais ce qu’il nous est donné d’être. »

    En revenant sur ses années universitaires, Joyce Carol Oates se souvient de son épuisement à cette époque : insomnies, lectures accumulées, tachycardie. Elle s’y est fait une amie qui lui fera ressentir « le frôlement des ailes de la folie ». Quand elle échoue à l’oral d’admission au doctorat, son mari l’encourage : « tu vas pouvoir écrire ». Bien des années plus tard, elle sera reçue docteur honoris causa à Madison ; à 61 ans, on y donnera un grand dîner en son honneur : « Je pense que nous sommes tous des chats à neuf vies, ou même davantage. Nous devons nous réjouir de notre félinité insaisissable. »

    Auprès de Ray, JCO connaît une nouvelle atmosphère de bien-être, intimité, contemplation. Paysage perdu raconte leurs déménagements successifs, en fonction de leurs charges de professeurs, et ses succès littéraires, avant de revenir sur les figures aimées de ses parents. Le recueil se termine avec « Les courtepointes de ma mère », un très bel hommage à sa mère qui lui a cousu tant de belles choses.

  • Rumeur

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    Eric Vuillard, Congo

    Photo de couverture : Sir Henry Morton Stanley ; Kalulu (Ndugu M'hali),
    National Portrait Gallery, Londres