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idéologie

  • Au Comité central

    20 février 1958

    Pasternak Nobel Time.jpg« Le camarade Constantin Simonov, secrétaire de la direction de l’Union des écrivains, nous informe que Louis Aragon a proposé de publier dans le journal Les Lettres françaises la lettre que les cinq écrivains membres du comité de rédaction de la revue Novy Mir ont adressée à Boris Pasternak à propos de son roman Le Docteur Jivago. Selon Aragon, cette lettre datée de 1956 expliquerait pourquoi le roman n’a pas été publié en URSS et serait une arme décisive dans le combat que va devoir engager la presse française progressiste à propos du roman. Aragon suppose que la presse réactionnaire va lancer une grande campagne au moment de la sortie du livre, au printemps. […] »

    D. Polikarpov, directeur du Département de la culture
    B. Rurikov, directeur adjoint

    Extrait du Dossier de l’affaire Pasternak in Boris Pasternak, Ecrits autobiographiques. Le Docteur Jivago, Quarto Gallimard, 2020.

    Couverture de Time le 15 décembre 1958

  • L'affaire Pasternak

    Le dossier de l’affaire Pasternak compte plus de deux cents pages dans l’édition Quarto du Docteur Jivago. L’écrivain, après plusieurs refus en URSS, a confié son manuscrit à l’éditeur italien Feltrinelli qui le publie en novembre 1957, non sans avoir attendu qu’il soit d’abord publié en russe. D’autres traductions s’ensuivent en Europe et le prix Nobel de littérature lui est attribué en octobre 1958, ce qui renforce encore la fureur du Parti communiste (PCUS) et de la presse soviétiques à son égard.

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    Première édition du Docteur Jivago en 1957 (Feltrinelli)

    Pour Pasternak, ce fut la gloire et l’enfer. Sa renommée internationale le protège de l’exil forcé, on lui écrit de l’étranger, on lui rend visite, on plaide en sa faveur. Il est exclu de l’Union des écrivains. Il perd la possibilité d’exercer un travail rémunéré et de percevoir ses droits d’auteur étrangers, la vie matérielle devient très difficile. En 1960, il meurt à 70 ans d’un cancer chez lui, à Peredelkino où il a pu rester dans sa datcha. En 1988, Le Docteur Jivago sera enfin publié pour la première fois en URSS.

    Les archives du Comité central et du Politburo constituent la plus grosse partie du dossier rédigé en russe à partir des pièces originales. En 1992, après l’ouverture des archives sous la présidence d’Eltsine, ce dossier « finit par trouver preneur auprès de la maison Gallimard qui fit mettre aussitôt en œuvre sa version française », on y lit « le dernier chapitre de la lutte menée par le PCUS contre l’indépendance d’esprit d’un artiste, Boris Pasternak, mais aussi la résistance d’un homme à la pression de l’appareil totalitaire », pour reprendre les mots de l’excellente préface de Jacqueline de Proyart.

    Le dossier contient 86 pièces, datées de 1956 à 1985. Dès la première note ministérielle envoyée au présidium du Comité central pour le prévenir de la publication du Docteur Jivago en Italie, l’accusation est la suivante : « Le roman de Pasternak est un pamphlet haineux contre l’URSS. » Y est joint un rapport de Dimitri Polikarpov, directeur du Département de la culture, qui présente le roman comme l’expression « du point de vue d’un individualiste bourgeois plein de rancœur, pour qui la révolution est une émeute absurde et barbare, un chaos et l’expression d’une sauvagerie généralisée. »

    Pour le Comité central, il faut empêcher sa publication à l’étranger. On fait pression sur Pasternak pour envoyer en son nom un télégramme à l’éditeur italien lui demandant de retourner le manuscrit qui nécessite des remaniements. L’écrivain, quand il avait donné son accord à Feltrinelli, l’avait prévenu « de ne jamais accorder aucun crédit à un quelconque document qu’il lui adresserait en russe », mais seulement à leur correspondance en français ou en allemand.

    Dans sa réponse en juin 1957, Feltrinelli, d’accord pour ne pas publier avant la parution en URSS prévue en septembre, prend la défense du roman qui a « une valeur littéraire considérable, qui apparente l’auteur aux grands écrivains russes du XIXe siècle », qui donne « une peinture bouleversante des événements de l’histoire du peuple russe, en dehors de tout cadre idéologique ». Tsveteremitch, le traducteur en italien, fait remarquer qu’une publication en URSS démontrerait « que des voix sérieuses et honnêtes » y ont droit de cité et d’expression : « Ne pas publier un tel roman constitue un crime contre la culture. »

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    Maison-musée Pasternak, sa datcha à Peredelkino

    Chacun des documents du dossier Pasternak illustre la surveillance constante de toute publication au sujet de l’écrivain à l’étranger (en Pologne, en France, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis…) et en URSS. Ses faits et gestes sont surveillés. Une campagne de presse odieuse est lancée contre le grand poète et traducteur reconnu, son roman Le Docteur Jivago réduit à un acte antirévolutionnaire.

    Les rapports sur la presse internationale sont intéressants à lire pour se rendre compte de la réception mondiale du roman. Certains articles en font une arme politique contre le stalinisme, au service de la guerre froide ; d’autres s’appliquent à le ternir, par exemple dans un hebdomadaire du parti communiste italien qui oppose Pasternak et Cholokhov : « A nos yeux, l’art de Pasternak est un pas en arrière, il est tourné vers le passé. Les crépuscules sont souvent magnifiques, mais ce ne sont jamais que des crépuscules. »

    Que de textes forts dans ce dossier : la lettre du comité de rédaction de Novy Mir pour justifier son refus de publier ; la lettre de Pasternak renonçant à se rendre à Stockholm et à en toucher le prix ; les télégrammes de l’étranger pour prendre la défense de Pasternak et des siens ; la lettre de Pasternak à Khrouchtchev – « Je suis lié à la Russie par ma naissance, par ma vie, par mon travail. Je ne conçois pas d’en être séparé ou de vivre en dehors d’elle » – ou celle à La Pravda, forcée, « où presque tous les mots étaient de lui, mais où sa pensée était totalement absente » dira sa dernière compagne, Olga Ivinskaïa ; une lettre de la reine Elisabeth de Belgique même !

    L’appui et la reconnaissance de grands écrivains étrangers, du Pen Club, contrastent avec le silence ou les attaques d’écrivains russes vivant en URSS, soumis à la ligne idéologique de l’Union des écrivains. Faisant confiance à un journaliste, Pasternak lui a confié un poème destiné à Jacqueline de Proyart devenue une amie – la parution de ce texte, « Le prix Nobel », ne fera qu’envenimer les choses. Cinq lettres qu’il a écrites à son amie et traductrice complètent ce dossier : édifiant en ce qui concerne les pratiques totalitaires, il permet de prendre la  mesure de ce qu’a valu à Pasternak la publication du Docteur Jivago, concrètement et moralement.

  • Un petit garçon

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    Un jour, alors que je passais par le marché, j’aperçus le corps d’un petit garçon blotti contre un mur, immobile. Je m’approchai à petits pas en me frayant un chemin parmi les passants qui circulaient dans la résignation totale. Son visage était couvert de crasse, les habits boueux et les cheveux longs, pleins de nœuds. Non, pas lui, ce n’est pas possible… Non ! Le regard affolé, je couvris ma bouche avec mes deux mains et je retins mon souffle : c’était mon élève Seeung-chul Lee. Le petit garçon qui voulait soigner les enfants de la rue. Celui qui ne deviendrait jamais médecin car sa vie s’était arrêtée contre ce mur à treize ans. Ce petit garçon aux pieds nus qui me hante depuis. »

    Jihyun Park, Seh-Lynn, Deux Coréennes

  • Deux Coréennes

    Le Pays du Matin calme s’est scindé il y a presque quatre-vingts ans en deux Etats indépendants et ennemis : la Corée du Nord et la Corée du Sud. Sous le titre Deux Coréennes, Jihyun Park (du Nord) et Seh-Lynn (du Sud), qui se sont rencontrées en Angleterre où elles vivent à présent toutes les deux, témoignent des conditions de vie et des mentalités dans lesquelles elles ont grandi. Loin des parades médiatiques du dictateur Kim Jong-un et du président américain, ce récit fait découvrir une réalité plus terrible encore que je ne l’imaginais : dans un régime totalitaire bâti sur la propagande et la délation, les hommes, les femmes, les enfants sont broyés par un système qui les accable et les affame.

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    Source : The Other Interview (vidéo Amnesty International)

    « Jihyun parle de la condition humaine en Corée du Nord, j’écris sur la culpabilité d’être née du « bon » côté de la frontière », écrit Seh-Lynn. Elles se sont rencontrées en 2014 à Manchester, « pendant le tournage d’un documentaire produit par Amnesty International » (The Other Interview). Seh-Lynn a remplacé une interprète en dernière minute. Fille de diplomates, elle se souvenait du poster « A bas les communistes » dans sa chambre et des sirènes annonçant « le début de la simulation de guerre tous les 15 du mois » en Corée du Sud. Malgré l’allure « normale » de Jihyun Park qui a à peu près son âge, Seh-Lynn est « terrifiée » la première fois qu’elle se trouve en face d’elle.

    Deux ans plus tard, elles ont appris à se connaître, à se faire confiance. Jihyun lui demande si elle peut l’aider à écrire son histoire, pour « que ce soit écrit par une Coréenne car elle veut parler d’émotions qui sont inexprimables dans une autre langue », sans faire de politique. Elle veut toucher l’âme des humains, raconter l’histoire d’une famille nord-coréenne ordinaire, parler de leur « inimaginable souffrance ». Ensemble, elles espèrent faire ainsi un pas vers le rapprochement, voire la réunification des deux Corées.

    Son histoire commence par un sentiment d’abandon : Chul, le fils aîné de Jihyun, lui a demandé pourquoi, quand il était tout petit, elle l’a abandonné un an en Chine « pour lui éviter la prison en Corée du Nord ». D’abord elle se rappelle sa vie à quatre ans dans la banlieue sud de Chongjin, une ville portuaire sur la mer du Japon. Avec ses parents (chauffeur de tracteur excavateur et mère au foyer), elle habitait un appartement de seize mètres carrés. Sa sœur aînée Unni était partie vivre chez sa grand-mère, son frère n’était pas encore né.

    L’immeuble « Division mécanique n° 2 » comportait dix appartements par étage, d’une ou deux chambres. La chef d’immeuble, membre du Parti, terrorisait les résidents. A l’entrée, on trouvait le plan de rotation des équipes de nettoyage (les familles nettoient à tour de rôle), les horaires de simulations d’attaque aérienne. Armoire à chaussures dans l’entrée, cuisine, salle d’eau (toilettes sans chasse d’eau, seau pour se laver). Tout le monde dort par terre dans l’unique pièce, sur des nattes rangées dans une armoire. Au mur, « Le Portrait » : on ne fête pas les anniversaires des enfants (seul cadeau, un bol de riz blanc pour elle seule), mais seulement celui de Kim Il-sung, le 15 avril.

    De quatre à sept ans, les enfants sont envoyés chez leur grand-mère à la campagne. Là, Jihyun mange à sa faim. Mais sa grand-mère meurt subitement, ses parents la ramènent chez eux. Son père s’occupe de ses deux filles et aussi d’un « grand » oncle et d’un « petit » oncle qui vivaient avec sa mère. Puis vient l’âge d’aller à l’école, de s’y faire des amies, de s’amuser, de chanter « la lutte glorieuse » et d’apprendre la vie de Kim Il-sung, « la personne la plus importante au monde et qu’il fallait aimer ». Depuis son retour, Jihyun a tout le temps faim, une obsession. On leur dit qu’en Corée du Sud, les enfants sont si pauvres qu’ils ne peuvent aller à l’école et meurent de faim. Elle découvrira plus tard que cela s’applique surtout aux enfants du Nord.

    Le bonheur tient en trois points : « solidarité, vie collective, optimisme ». Un petit frère naît en janvier 1976, elle devient « la troisième » après la fille aînée et le garçon. Ils appartiennent à la « classe supérieure », celle de la lignée de Kim Il-sung et des combattants contre le Japon (son grand-père paternel), au-dessus de la « classe moyenne » (des gens ordinaires) et de la « classe inférieure » (des familles dont un membre est passé dans le Sud, a fait du tort au Parti, ou des criminels). Son père est membre du Parti et Jihyun, fière d’adhérer à l’Association des Jeunes Pionniers. « On nous apprenait la haine. » Elle rompt avec une amie quand elle apprend que sa famille a été maudite pour avoir possédé des terres. Elle ne sait pas encore que dans cette société hiérarchisée par le statut social, sa propre famille n’est pas à l’abri.

    En Corée du Nord, pour la plupart, la nourriture, rationnée, est insuffisante. Sa mère, « entrepreneuse-née », se met à élever des cochons puis à en faire commerce, ce qui les sauve. Le lycée va de pair avec des expéditions semestrielles à la campagne pour aider aux moissons : le travail forcé est rude, les lycéennes s’endorment affamées – « C’était un village où les enfants s’endormaient en pleurant. » Dès le plus jeune âge, on apprend à résister, à « compter sur ses propres forces », à se débrouiller seul : cela forge le caractère.

    Quand sa sœur, élève modèle et première au concours, n’obtient pas le poste pour lequel elle a postulé, leur mère leur confie un secret bien gardé : son grand-père, propriétaire terrien refusé par le Parti, est passé dans le Sud pendant la guerre et sa propre mère l’a abandonnée. Le monde de Jihyun s’écroule. Elle rêvait d’étudier les mathématiques à l’université de Pongyang, elle se retrouve en faculté d’agronomie.

    « Le reste du monde n’a aucune idée. C’est une vie inimaginable dans un pays où personne n’a le droit de se plaindre. » La suite du récit va crescendo : le froid, la sécheresse des années 1990, la famine, la crise cardiaque de son père, l’arrestation de sa mère pour « activités commerciales illégales », la mort de Kim Il-sung à qui succède un tyran encore pire, la mort de son oncle. Les usines ne fonctionnent plus ; ses élèves (elle est devenue enseignante) meurent de faim. Libérée, sa mère part en Chine rejoindre une cousine éloignée – pour toujours. Ils survivent de racines et d’herbes cueillies sur la colline.

    Désespérées, Jihyun et sa sœur avec mari et enfant vont laisser leur père très malade pour aller en Chine en 1998, avec l’aide d’un passeur, soi-disant pour se marier avec un Chinois. Quand ils traversent le fleuve gelé à la frontière, c’est la stupéfaction : « Nous avions côtoyé la mort pendant des années en Corée et, à cent mètres de la frontière, il y avait un autre monde. A peine cent mètres pour baigner dans l’abondance. »

    Très vite, elle se rend compte de ce qui attend les Nord-Coréennes là-bas : de la nourriture, enfin, mais aussi le mariage forcé, l’exploitation. Vendue à un ivrogne, elle déchante. « Arrachée à ma terre natale dans l’espoir d’une vie meilleure, j’étais devenue une esclave. » Vous lirez la suite dans Deux Coréennes, pour savoir comment Jihyun s’en est sortie après bien des épreuves épouvantables (arrestation, extradition, prison) puis un second passage en Chine.

    Dans un « souci réel de partager et d’informer », Jihyun Park et Seh-Lynn retracent un pan de l’histoire de la Corée contemporaine à travers la vie quotidienne qu’elles y ont connue. C’est terrible et bouleversant.