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récit - Page 32

  • Carrère en enquêteur

    Aurais-je lu Le Royaume d’Emmanuel Carrère si quelqu’un ne me l’avait pas offert dernièrement ? (Merci, R.) Difficile à dire. Avec cet écrivain, j’en étais à 1 – 1, un titre aimé, l’autre pas. N’allais-je pas au-devant d’un persiflage ennuyeux dans ce récit de plus de cinq cents pages ? Dominique, qui avait quelque crainte, elle aussi, avait pourtant parlé sur A sauts et à gambades d’« un bon guide pour faire retour vers les premiers temps du christianisme », je m’en souvenais.

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    Vittore Carpaccio, Vision de St Augustin, 1502, Scuola di San Giorgio degli Schiavoni, Venise.

    « Je suis puérilement fier de cette bibliothèque biblique, je me sens dans mon bureau comme saint Jérôme [sic] en train d’écrire dans le merveilleux tableau de Carpaccio, celui avec le petit chien, qu’on peut voir à la scuola Saint-Georges des Esclavons de Venise, et à la vérité, je ne vois pas ce que cette image [son portrait de Luc] a d’invraisemblable, au moins en ce qui concerne Luc. » (Le Royaume, IV, 34, p. 535)

    Ce doute sur ma lecture a persisté un certain temps, plus d’une centaine de pages, le temps d’un prologue et d’une première partie (Une crise) où Emmanuel Carrère raconte comment il a eu la foi, trois ans, puis l’a perdue. Adolescent, il avait pour idéal « d’observer l’absurde agitation du monde sans y participer, avec le sourire supérieur de celui que rien ne peut atteindre ». C’est sa marraine, Jacqueline, qui avait dans la famille le rôle de leur parler de « l’âme », mais lui n’avait alors d’admiration que pour les créateurs, les grands artistes, et désespérait de ne devenir dans le meilleur des cas qu’un « petit ».

    Jeune homme « très malheureux », il fondait son système de défense « sur l’ironie et sur l’orgueil d’être écrivain » et cela « fonctionnait assez bien ». En lui offrant le Nouveau Testament, Jacqueline lui avait conseillé d’essayer « de n’être pas trop intelligent ». C’est elle aussi qui lui a présenté son autre fille, Hervé, plutôt « passe-muraille », qui « parlait peu et sans crainte », sans ironie : « Il ne jouait aucun jeu social. Il essayait de dire précisément, calmement, ce qu’il pensait. » Ils sont devenus amis, ils le sont restés.

    Carrère en rajoute dans son autoportrait en « égocentrique et moqueur ». Quand il se met à lire l’évangile de Jean, quand il se met à prier, il se plaît à devenir le type « fervent et grave qui, discrètement, sans la ramener, s’intéresse au « milieu johannique » », lecteur boulimique de livres religieux – d’autant plus qu’il n’arrive plus à écrire, en tout cas pas le « grand livre » qui épaterait tout le monde. Egotiste assumé.

    Conversion. Psychanalyse. Relecture de Philip K. Dick. « En dépit de ma soumission à la volonté divine, je ne cesse de me demander si et quand il me sera donné d’écrire un nouveau livre. » Puis le trouble et l’effroi de perdre la foi qui venait de changer sa vie. Pas de moyen terme chez Emmanuel Carrère, il ne se sent chez lui qu’aux extrêmes.

    Enfin, p. 141, voici Paul (Grèce, 50-58), celui que l’écrivain, à présent agnostique, a choisi pour enquêter sur les débuts du christianisme à travers ses lettres (épitres) et les Actes des Apôtres attribués à Luc, le troisième évangéliste. Tout de suite, c’est plus intéressant : voici le texte, la lecture qu’il en fait, les recherches sur ces hommes à travers d’autres textes, d’historiens ou de philosophes. Une approche fouillée du monde romain, de la religion des Juifs, de la Bible grecque que Luc devait lire ou entendre lire à la synagogue.

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    Comment Luc a composé son évangile, comment Renan a évacué le divin et la religion pour ramener tout cela à l’humain et à l’histoire, comment on vivait dans les premières communautés chrétiennes, l’enquête de Carrère sur Paul et sur Luc lui inspire de nombreux détours par d’autres époques de l’histoire y compris le monde actuel, vers des écrits anciens ou modernes, vers sa propre vie d’homme et d’écrivain. Il imagine les relations entre Pierre, Paul et Jacques, décrit les rivalités entre eux, remarque la manière dont Luc, discrètement, apparaît parfois dans le texte.

    « Je pense avoir accompli honnêtement ce travail et ne pas tromper le lecteur sur le degré de probabilité de ce que je lui raconte. Pour les deux ans passés par Paul à Césarée, je n’ai rien. Plus aucune source. Je suis à la fois libre et contraint d’inventer. » (Folio, p. 315) Emmanuel Carrère n’esquive pas la question que les lecteurs vont se poser à son sujet. Il ne croit pas à la Résurrection – « seulement qu’on puisse le croire, et de l’avoir cru moi-même, cela m’intrigue, cela me fascine, cela me trouble, cela me bouleverse – je ne sais pas quel verbe convient le mieux. »

    Entre autres digressions, nombreuses et souvent pertinentes (du côté de Sénèque, Dostoïevski, Homère, Yourcenar, etc., sans compter la méditation et le yoga, la maison achetée en Grèce avec sa femme), Carrère confie sa prédilection, en peinture, pour les portraits et se considère dans son domaine « comme une sorte de portraitiste ». Les hommes et les femmes dont parle le Nouveau Testament, il cherche à les décrire, à les connaître, à les associer à ces détails personnels ou symboliques qui révèlent une personnalité. Carrère réussit sans conteste à nous rendre proche et vivant le premier siècle de notre ère.

    Pourquoi faut-il qu’après avoir observé différents visages de Madone en peinture, plus ou moins « sexy », il détaille une soirée de vidéos porno dans un chalet de montagne ? Provocation, effet de contraste, marqueur contemporain, que sais-je ? Carrère dira plus loin que rien ne le gêne dans l’exhibition du corps et que sa pudeur, il la garde pour ses sentiments.

    On finit par se demander, en lisant Le Royaume, écrit vingt ans après ces trois ans de sa vie où il a été chrétien – une « affaire classée », pensait-il – si au bout de cette enquête sur les débuts du christianisme, l’affaire est définitivement classée. Il n’a pas pour rien passé « deux ans de [sa] vie à commenter Jean, deux à traduire Marc [pour la Bible des écrivains], sept à écrire ce livre sur Luc ». Son grand livre au succès étonnant, abondamment traduit, qui a suscité enthousiasme et critique, il le termine par ces mots qui sonnent juste, ceux d’un agnostique : « Je ne sais pas. »

  • Vrille

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    Complètement affolé, j’arrache la poignée de largage du « hood » – qui me reste dans la main – j’essaye de me dresser sur mon siège pour sauter en parachute en oubliant de me détacher – je ne parviens qu’à me cogner atrocement la tête...
    Je sors du nuage en vrille – la terre est là, à moins de mille mètres. Je pousse à fond sur le manche tout en ouvrant plein gaz. Le moteur tousse et reprend d’un seul coup, à en arracher le bâti du fuselage. La vrille se transforme en spirale ; je tâte doucement ma profondeur qui accroche – les champs arrivent cependant vite dans mon pare-brise...
    Je rétablis à moins de cinquante mètres.
    J’ai eu chaud. Je relève mon casque, et je sens mes cheveux trempés de sueur. »

    Pierre Clostermann, Le Grand Cirque

    *Abat(t)ée : Chute en piqué à la suite d’une perte de vitesse qui rompt l’équilibre horizontal de l’avion (TLF)
     Couverture de la réédition en 2008

  • Pilote de chasse

    Quand un jeune pilote de chasse de la Force Aérienne belge offre à sa fiancée Le Grand Cirque de Pierre Clostermann, en 1948, c’est sans nul doute pour partager une passion – celle de voler – et une admiration. Les « Souvenirs d’un pilote de chasse français dans la R. A. F. » témoignent de quatre années de guerre, de 1942 à 1945, et de l’héroïsme de ces combattants jamais sûrs de rentrer vivants d’une mission, si nombreux à y avoir laissé leur vie. Dédié à son vieux coéquipier, à ses camarades de France et de la Royal Air Force, son récit fait revivre ces années d’action et d’engagement aux côtés de ses camarades « morts pour la France » et « sur qui l’oubli tombe si vite », écrit-il.

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    Enfant unique, Pierre Clostermann (à Londres) voulait raconter à ses parents (à Brazzaville) « cette vie nouvelle, si pleine d’émotions, d’imprévu – ingrate, mais très belle » plus largement que par « la carte-lettre aérienne mensuelle autorisée » ; tous les soirs, il décrivait sa journée dans un gros cahier d’ordonnance (trois en tout). Lui a survécu à quatre cent vingt missions de guerre et ce sont les pilotes survivants qui ont dû visiter les familles de leurs amis qui n’étaient pas revenus – évoquer ce vécu était une raison de plus pour publier une sélection de pages significatives. Pas une œuvre littéraire, mais « au jour le jour, des impressions, des instantanés photographiques, des images gravées au passage dans [sa] mémoire. » (Avant-propos)

    « Pilote au groupe Alsace », la première partie, commence à la sortie des élèves pilotes du Royal Air Force College de Cranwell : fiers de leur uniforme français bleu marine aux boutons d’or, Pierre C. et un camarade arrivent en train à Rednal un jour de neige « pour un cours de conversion sur Spitfire avant de partir en escadrille » – « Le grand jour est arrivé ! » Quelle excitation à son premier contact avec le Spitfire, « les lignes racées du fuselage, le moteur Rolls Royce finement caréné ; un vrai pur-sang… »

    Manœuvres de préparation au vol, autorisation à décoller, le cœur qui bat la chamade : « Soudain, comme par miracle, le souffle coupé, je me trouve en l’air. » Il dispose d’une heure pour faire connaissance avec l’avion. Pendant deux mois pénibles d’hiver, les cours se succèdent, les heures de vol sur Spitfire s’accumulent, les séances de tir aérien… Premiers accidents, premiers deuils. Et enfin, le jour des affectations : « Trois jeunes sergents pilotes débarquent à Edimbourg. Le monde est à eux. » Avec Marquis, déjà sur place, ils forment le « 341 squadron » au sein du groupe de chasse « Alsace ».

    « Puis les pilotes arrivent un par un des quatre coins de l’Angleterre, après s’être arrachés des quatre coins de la France occupée pour venir se battre. Une sélection naturelle imposée par la volonté, le patriotisme. Toutes classes sociales – mais une élite. » Les Croix de Lorraine peintes sur les fuselages des Spitfires, le groupe « Alsace » est affecté à l’escadre de Biggin Hill, au sud de Londres, « la base qui compte le plus de victoires, et qui est réservée aux groupes les plus sélectionnés de la R. A. F. »

    Allergiques à Top Gun s’abstenir. Clostermann utilise le jargon anglais des aviateurs (traductions et explications en bas de page) pour détailler les dispositifs et les procédures de vol, le « briefing » (exposé des buts et des méthodes de la mission), l’attente, les communications, le tout mis dans l’ambiance avec la météo, la tenue du jour, etc. Il nous décrit le ciel, les nuages, la terre vue d’en haut. Il faut scruter l’air sous tous les angles pour repérer les avions ennemis – Messerschmitt ou Focke Wulf –, les surprendre et les attaquer, leur échapper par des manœuvres de haute voltige, pousser l’appareil et son propre corps jusqu’aux limites.

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    Royal Air Force- 2nd Tactical Air Force, 1943-1945.
    Le
    Sous-Lieutenant Pierre Clostermann (à gauche) félicite le Flight Lieutenant K L Charney dans le cockpit de son Supermarine Spitfire Mark IXB, à leur retour à B11/Longues, Normandie, après une sortie en soirée où chacun d'eux a abattu un Focke Wulf Fw 190.
    Les deux pilotes servaient dans le 602 Squadron RAF.

    Il y a l’exaltation des victoires, la peur dans la bagarre contre la Luftwaffe, la joie de se sortir des situations qui semblent perdues, les bons et les mauvais pressentiments, la panique noire, les atterrissages forcés, l’épuisement. Et, mission après mission, les terribles bilans au retour à la base : autant d’avions perdus, autant de pilotes « manquants ».

    Le 28 septembre 1943, Pierre Clostermann quitte Biggin Hill : « Détaché à la Royal Air Force » (deuxième partie). La R. A. F. a besoin d’escadrilles pour appuyer l’invasion du Continent « en étroite coopération avec l’armée ». Les pilotes de chasse volent aussi en protection des bombardiers, en escorte de « Forteresses Volantes américaines ». Un des objectifs est de détruire les lieux de construction des redoutés V-1. Puis c’est le débarquement en Normandie et les premières nuits en France, en juin 44.

    En troisième et dernière partie, l’auteur relate ses « Commandements dans la R. A. F. » D’abord sur Typhoon, « d’une instabilité latérale effarante », puis sur Hawker Tempest V, « le chasseur le plus moderne ». Tandis que les services d’information alliés prétendent que l’Allemagne n’a plus d’avions ni de pilotes, la R. A. F. les combat sans relâche, les usines allemandes se montrant terriblement efficaces pour continuer la production d’avions, jusqu’à plus de deux mille par mois en novembre 1944 et cela, malgré les bombardements. Les usines ciblées sont rapidement remises en état et les usines souterraines se multiplient.

    Quand viennent l’armistice, les jours de fête de la Libération, « la porte se ferme ». Sur les aéroports tombe un silence « inaccoutumé, épais, pesant », le sentiment d’une page qui se tourne. « C’était trop vrai, on n’avait plus besoin de nous et on nous le fit sentir vite. »

    Le Grand Cirque – le « Cirque » ou le « show » était le nom donné par la R. A. F. aux missions importantes – a été « publié à 3 millions d’exemplaires, et traduit dans plus de 30 langues. Il rencontre un succès mondial et est adapté en bande dessinée et au cinéma à plusieurs reprises. Selon l’auteur américain William Faulkner, « Le Grand Cirque est le meilleur livre qui soit sorti de la guerre. »» (Wikipedia)

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    Les adieux de Pierre Clostermann au "Grand Charles" (Tempest) le 27 août 1945 (illustration du livre)

    La dédicace de la main de mon père sur la page de garde, à celle qui n’était pas encore ma mère, m’a poussée à lire le témoignage de Pierre Clostermann. J’imagine mieux les exercices périlleux, l’état d’esprit et les sensations des jeunes pilotes de chasse formés à la R. A. F. juste après la guerre, comme mon père qui a volé sur Spitfire, mais n’a jamais dû combattre dans les airs, heureusement (même si sa vie a été trop courte). Un livre à conserver précieusement dans ma bibliothèque.

     

  • Pas de nom

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    « Les femmes n’ont pas de nom. Elles ont un prénom. Leur nom est un prêt transitoire, un signe instable, leur éphémère. Elles trouvent d’autres repères. Leur affirmation au monde, leur « être là », leur création, leur signature, en sont déterminés. Elles s’inventent dans un monde d’hommes, par effraction. »

    Marie Darrieussecq, Etre ici est une splendeur. Vie de Paula M. Becker

    Paula Modersohn-Becker, Autoportrait au sixième jour de mariage, 1906,
    Musée Paula Modersohn-Becker, Brême

  • De Marie à Paula

    C’est une lettre d’amour de cent cinquante pages que Marie Darrieussecq envoie à une peintre méconnue hors d’Allemagne, dont une toile l’a bouleversée : Etre ici est une splendeur. Vie de Paula M. Becker. Le titre est emprunté à Rilke, qui fut son ami. Cette biographie de Paula Modersohn-Becker (1876-1907) a été écrite pendant la préparation de la rétrospective au Musée d’art moderne de la ville de Paris en 2016 : « un printemps et un été pour Paula, cent dix ans après son dernier séjour parisien ».

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    Paula Modersohn-Becker, Autoportrait avec iris, 1907 (Folkwang Museum, Essen)

    Une biographie et le récit d’une rencontre. Des lieux de sa vie, Darrieussecq décrit d’abord la maison de Worpswede où vivaient Paula et son mari Otto, « les Modersohn-Becker ». On y montre trois pièces et sur un chevalet, « une reproduction de son dernier tableau, un bouquet de tournesols et de roses trémières » - « Elle ne peignait pas que des fleurs. »

    « L’horreur est là avec la splendeur, n’éludons pas, l’horreur de cette histoire, si une vie est une histoire : mourir à trente et un ans avec une œuvre devant soi et un bébé de dix-huit jours. » On peut voir sa tombe dans ce village, « horrible », écrit-elle, où un ami a sculpté une femme à demi nue, un bébé assis sur son ventre.

    Plutôt qu’un récit linéaire, Marie Darrieussecq a opté pour des séquences de quelques lignes, une vingtaine au maximum ; les blancs sont comme des silences, des respirations, parfois des arrêts sur images. Elle cite de nombreux extraits du journal de Paula et de sa correspondance avec Clara Westhoff, sa meilleure amie, avec sa mère, ses amis.

    A seize ans, la troisième des six enfants Becker (le septième est mort petit) est envoyée en Angleterre « pour apprendre à tenir un ménage » ; elle rentre plus tôt que prévu. « Un oncle lui a laissé un petit pécule, elle s’installe à Worpswede, et investit dans Mackensen dont les cours sont réputés. » Sa peinture ne va « pas tellement » plaire aux « aux délicats paysagistes » de cette communauté de peintres et encore moins à la critique lors de sa première exposition à Brême en 1899.

    Paula voit à Brême les premiers tableaux d’Otto Modersohn, qui a onze ans et dix-sept centimètres de plus qu’elle et l’attire beaucoup. Il est marié à « une petite femme intuitive et sensible ». En 1900, elle va à Paris, s’inscrit à l’Académie Colarossi et suit des cours d’anatomie à l’Ecole des Beaux-Arts qui vient de s’ouvrir aux filles. A l’époque, cela suffit pour être considérée comme une fille « perdue ». De plus, on attend d’elles « de jolis tableaux séduisants, quand les hommes ont le droit de faire voyou », raconte une étudiante anglaise de l’époque.

    Une petite chambre boulevard Raspail. Clara Westhoff, qui étudie chez Rodin, est sa voisine. Paula va au Louvre, dans les galeries, découvre « une simplicité nouvelle : Cézanne », se promène « beaucoup et partout ». « Mlle Becker » gagne le concours de l’Académie, écrit longuement à Modersohn. Ils devraient venir à Paris, voir l’Exposition universelle qui l’enchante, « vite, avant qu’il ne fasse trop chaud ». Otto arrive le 11 juin, rentre chez lui le 14, sa femme vient de mourir. Paula rentre aussi.

    En septembre 1900, Rilke rend visite à son ami Vogeler, un événement pour la colonie de Worpswede, une douzaine d’artistes. La plupart sont de la région, ils aiment ce paysage plat et les paysans pauvres et pieux – « c’est authentique ». Dans la monographie qu’il leur consacrera, Rilke ne mentionne pas Paula, rencontrée là quand ils ont vingt-quatre ans tous les deux, en même temps que Clara qu’il a prise pour sa sœur. Entre les deux, son cœur va balancer. Il aime la compagnie des femmes.

    Rilke aime son atelier aux murs outremer et turquoise avec une bande rouge – « Le soir est toujours grand quand je sors de cette maison. » « Femme assise », « vieille paysanne », « fillette debout » : Paula peint des modèles locaux et des nus d’enfants. Quand elle lui annonce ses fiançailles avec Otto Modersohn, le jeune poète lui écrit « sa magnifique Bénédiction de la mariée ».

    « 1901 est l’année des mariages. Paula et Otto, Clara et Reiner Maria, Heinrich Vogeler et Martha. » Leurs journaux respectifs contiennent des brèches. « Et par toutes ces brèches j’écris à mon tour cette histoire, qui n’est pas la vie vécue de Paula M. Becker, mais ce que j’en perçois, un siècle après, une trace », écrit Marie Darrieussecq à la page 50, au tiers de son récit.

    Il faut lire Etre ici est une splendeur pour la justesse du texte, concis, sensible : elle rend présente cette vie de femme et d’artiste, ses amours et ses amitiés, son regard de peintre, sa volonté de créer qui la poussera un jour à quitter son mari, à retourner à Paris, tant est forte sa passion – contrairement à Clara qui, une fois mariée à Rilke, est « interrompue ». Et tant pis pour les problèmes d’argent. Mais Paula et Otto continuent à s’écrire.

    Otto perçoit sa force artistique : « Les écailles me sont tombées des yeux […] : ce sera la course, entre elle et moi. » Il aime ses portraits : « Force et intimité. » Marie Darrieussecq montre les peintures de Paula, son admiration, avec une certaine brièveté : « Les tableaux existent. Ils se suffisent. » Natures mortes, portraits, nus, autoportraits.

    Lorsque la biographe visite le musée Folkwang à Essen, en 2014, elle s’indigne de trouver les œuvres de femmes au sous-sol, dont « le chef-d’œuvre de Paula, l’Autoportrait à la branche de camélia » condamné par les nazis. Darrieussecq apprécie les « vraies femmes » et les « vrais bébés » de Paula. A Wuppertal, le conservateur lui montre dix-neuf tableaux « tous à ce moment-là dans les réserves. » Son autoportrait le plus célèbre est à Brême, au musée Modersohn-Becker « la première fois qu’une femme se peint nue ».

    Paula est morte subitement d’une embolie après avoir accouché d’une petite fille, Mathilde Modersohn, quand elle s’est levée. Elle a eu le temps de dire « Schade » (dommage). Ce dernier mot a incité Marie Darrieussecq à écrire, pour lui rendre « plus que la justice » : « l’être-là, la splendeur ».