Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

montagne - Page 2

  • Rumiz dans les Alpes

    La légende des montagnes qui naviguent (2007, traduit de l’italien par Béatrice Vierne, 2017) de Paolo Rumiz correspond à ce que j’écrivais ici pour conclure ma première lecture du journaliste et écrivain-voyageur italien (né en 1947) : « Ni cours d’histoire ni cours de géographie, Aux frontières de l’Europe est une succession d’expériences et surtout de rencontres. Raconter, écouter, apprendre, comprendre. « Chemin faisant. » »

    paolo rumiz,la légende des montagnes qui navuguent,récit,littérature italienne,alpes,slovénie,croatie,italie,suisse,france,montagne,marche,vélo,histoire,rencontres,culture

    Cette fois, le « fils de ce vent qu’on appelle la bora » a entrepris dans les Alpes et dans les Apennins, « le cœur du monde euro-méditerranéen », une « traversée en zigzag de huit mille kilomètres, soit la distance de l’Atlantique à la Chine », entre le printemps 2003 et l’été 2006. En terminant le dernier chapitre sur les Alpes (Du Grand Paradis à Nice), j’ai déjà envie de vous en parler avant d’entamer la lecture de la seconde partie.

    Une carte est utile pour suivre ce voyage de l’est vers l’ouest. Le récit commence en Croatie sur un bateau, « dans la baie de San Giorgio dans l’île de Veglia – en croate, la baie de Sveti Juraj dans l’île de Krk ». La première destination : le Montemaggiore ou l’Ucka. « Tout à coup, dans la bourrasque, tout devint clair. Les comptes étaient bons, nos chœurs de montagnards chantés en mer devenaient une cosmogonie, la perception d’une genèse. Mais évidemment ! Nous étions en train de naviguer sur les Alpes ! »

    Braudel parlait de la Méditerranée comme d’une « mer de montagnards », un espace où les bergers deviennent capitaines de vaisseau. Avec ses compagnons, Paolo Rumiz vagabonde « dans l’archipel du vent ». Il est de Trieste, « le seul endroit d’Italie d’où l’on peut voir les Alpes de l’autre côté de l’eau ». Embarquons donc pour la Croatie, l’Autriche, la Suisse, l’Italie, la France.

    Eté 2003, « une chaleur à crever ». Avec un guide natif de Fiume, « une ville parfaite » où l’on peut escalader les Alpes le matin et le soir tremper ses pieds dans la mer, il cherche sur une carte « le commencement des Alpes » qui ne figure dans aucun guide.  « Décollage à la verticale » sur un petit escalier qui mène aux pentes « envahies d’arbustes épineux qui avaient jadis été des vignes ». Une montée lente, « avec le plaisir clandestin d’une aventure à deux pas de chez nous, absolument seuls sur une route jalonnée d’antiques bornes » (la via Carolina, « grandiose et oubliée »).

    Dans le bourg de Vrata, personne ne sait où elles commencent les Alpes. Une vieille dame en noir les envoie chez une amie, celle-ci chez la maîtresse d’école, qui les envoie chez un géographe, professeur à l’université de Zagreb, mais « géographe marin », leur dit-il – « Les Croates ne savaient pas qu’ils appartenaient à une nation alpine, donc nous fûmes obligés de leur expliquer. »

    En 2005, Rumiz est au cimetière militaire de Redipuglia pour exaucer le vœu de Carlo Orelli, dernier témoin de la première guerre mondiale, qui venait de mourir à cent dix ans. Les fascistes ont construit ce cimetière en 1938 pour plus de cent mille soldats italiens morts au front durant la Grande Guerre. Puis le voilà à bicyclette à Caporetto en Slovénie pour nous parler des ours qui descendent jusque dans les jardins de la vallée, si nombreux (de quatre à six cents) qu’ils fuient en Italie, profitant des alpages abandonnés.

    Ainsi se tisse peu à peu La légende des montagnes qui naviguent. A la description du chemin, des aléas du voyage, se mêlent l’histoire et l’actualité, les bergers et les chasseurs, les ours et les marmottes, les anecdotes, la réflexion sur l’évolution des modes de vie, la résistance des montagnards, la fuite en avant des promoteurs. Rumiz ne cache pas sa colère contre les dérives contemporaines, l’abandon des territoires et de leurs habitants au profit du tourisme et des loisirs, en Italie surtout, où tant de choses ne fonctionnent plus, où des villages se retrouvent privés d’eau, pompée au profit du ski d’été même là où les glaciers périssent du réchauffement climatique.

    Comme en montagne, il faut prendre son temps pour avancer dans ce livre tant il est dense. L’érudition de l’auteur est telle que j’ai bientôt renoncé, pour ma part, à approfondir toutes les allusions géographiques, historiques et sociales qu’il y brasse, pour suivre simplement son rythme. Tous ces arrêts sur image du présent ou du passé ne sont pas des digressions, mais l’exploration de ce qui fait l’âme du monde alpin au début du XXIe siècle.

    Le sel de l’aventure, ce sont les rencontres, fortes, parfois de hasard, parfois des rendez-vous : des gens racontent, se souviennent, témoignent. Comme ce vieillard « aussi heureux qu’un rongeur » avant l’hiver, accumulant tout ce qu’il peut même s’il suffirait de descendre au magasin : « Si je fais des provisions, je suis mieux à même d’affronter la saison du repos, de la lecture, du recueillement. »

    L’homme au violoncelle vieux de plus de quatre siècles dans la forêt de Paneveggio – « Depuis toujours, les arbres qu’on écoute sont des arbres morts » – à la recherche du « sujet parfait » : il plante son instrument dans le tronc d’un bel arbre abattu pour écouter la résonance, puis dans un arbre vivant, émerveillé. Ryszard Kapuściński, « le plus grand reporter de l’après-guerre », si gentil avec tout le monde, remerciant sans cesse : « Si tu ne montres pas ton respect pour les autres, tu te fermes toutes les portes. » 

    paolo rumiz,la légende des montagnes qui navuguent,récit,littérature italienne,alpes,slovénie,croatie,italie,suisse,france,montagne,marche,vélo,histoire,rencontres,culture

    De chapitre en chapitre, voilà Rumiz au Mont Rose puis au Mont Blanc, où l’on entendait à nouveau les ruisseaux après qu’on avait dévié la circulation des poids lourds à la suite de l’incendie dans le tunnel en 1999 (ils y sont revenus). Hommage à Ulysse Borgeat, ancien gardien du refuge du Couvercle  et « papa des alpinistes ». Du Val d’Aoste à Nice, le dernier chapitre m’a particulièrement accrochée – résonances particulières à l’évocation d’une région que l’on a fréquentée. Une pause et on continuera : rendez-vous dans les Apennins.

  • Détours

    Yoshimura le-convoi-de-l-eau,M20409_1.jpg« Ce chemin qui serpentait, accroché à flanc de montagne, était entièrement exposé aux regards de la vallée, et une ombre y aurait-elle couru ramassée sur elle-même qu’il aurait été impossible de ne pas la remarquer. Ainsi, la route, ayant perdu tout espoir de descendre directement dans la vallée, faisait-elle pas mal de détours en suivant le chemin de la montagne. Qui plus est, cette route était terriblement sinueuse et étroite. Il va sans dire qu’elle était parfaitement adaptée pour affronter les intrus constituant une menace. »

    Akira Yoshimura, Le convoi de l’eau

  • Au-dessus du hameau

    Akira Yoshimura (1927-2006), considéré au Japon comme l’égal de Mishima, a vu ses récits et nouvelles traduits en français de son vivant. Je découvre ce grand écrivain avec Le Convoi de l’eau (1976, traduit en français par Yutaka Makino. Marine Landrot, qui a rencontré sa veuve, Setsuko Tsumura, également romancière, a fait son portrait dans Télérama.

    akira yoshimura,le convoi de l'eau,récit,littérature japonaise,montagne,barrage,mort,culture
    Akira Yoshimura, Mizu no soretsu  水の葬列

    Ce roman court (moins de deux cents pages) débute sans préalable : « De l’avant de la file nous parvint un joyeux tumulte. Les voix qui s’élevaient dans la pénombre de la forêt déclenchèrent les cris aigus et les battements d’ailes d’oiseaux sauvages. Nous avions tous attendu cet instant avec impatience. » Au bout de cinq jours de marche au lieu des trois prévus, l’équipe du barrage K 4 découvre avec joie le ravin et le hameau au-dessus desquels ils vont devoir travailler.

    Ils observent les constructions « extraordinairement grandes » et leurs toits « fortement pentus » couverts de mousses vertes, les terres cultivées à proximité et « une étendue de pierres tombales absolument inimaginable », presque un tiers de la vallée, sur des terrains plats qu’on réserve d’ordinaire aux cultures. C’est vers la fin de la guerre que l’armée japonaise avait repéré ce hameau isolé en pleine montagne, vieux de plusieurs siècles, près de l’endroit où un bombardier américain s’était écrasé. La zone en amont de la rivière K avait été jugée intéressante pour une exploitation d’électricité.

    Le narrateur s’est fait embaucher dans l’équipe de treize ingénieurs et soixante ouvriers chargée « d’arpenter les lieux et de vérifier la nature du terrain ». Tous sont déçus de devoir monter les tentes à l’arrivée, ils espéraient dormir dans les maisons du hameau. Le narrateur se sent différent des autres parce que lui, il fuit. Il entend encore la voix du directeur de prison lui dire à sa sortie : « Puissiez-vous vivre des jours paisibles… ». Dans une petite boîte au fond de son sac, il transporte « cinq petits morceaux d’os des doigts du pied de [sa] femme ».

    Le fracas de trombes d’eau sur la toile de tente les réveille, les hommes en veulent au chef de chantier d’avoir cédé aux conditions du hameau : ne pénétrer « ni dans les maisons, ni dans le cimetière, ni sur les terres cultivées ». Ils sont considérés comme des intrus et souffrent du rejet des habitants tout en partageant leur angoisse, même s’ils seront indemnisés lors de l’expropriation, avant que le hameau soit enseveli sous l’eau.

    Dans Le convoi de l’eau, Akira Yoshimura suit plusieurs pistes en même temps : le déroulement de ce chantier hors du commun avec ses aléas divers, les relations dans l’équipe et les drames, le comportement des quelque deux cents personnes qui habitent le hameau, les tourments secrets du narrateur hanté par son crime. Les descriptions de la montagne, de la nature, du climat humide sont magistrales. La violence et la mort (et même les dépouilles humaines) ont leur place dans cet univers très sombre.

    Le récit offre un véritable suspens psychologique. Chaque camp guette les réactions de l’autre. Que les gens du hameau poursuivent tranquillement leurs activités sidère l’équipe du barrage, jusqu’au jour où des événements imprévus se produisent et que le destin des uns et des autres soit scellé. Dans une atmosphère de plus en plus tendue, le lecteur se retrouve du côté des travailleurs qui observent jour après jour les étranges préparatifs du grand départ. Fascinant.

  • Lanterne

    soseki,oreiller d'herbes,récit,littérature japonaise,poésie,peinture,montagne,marche,contemplation,culture,beauté,nature« Quand j’étais petit, il y avait, en face de chez moi, un magasin de saké appelé Yorozuya où se trouvait une jeune fille nommée Okura. Cette Okura, durant les paisibles après-midi de printemps, pratiquait toujours des exercices de chant. Chaque fois qu’elle s’y mettait, je sortais dans le jardin. Au-delà d’un plant de thé de trente mètres carrés, trois pins se dressaient, à l’est de la salle de séjour. C’étaient des pins très hauts, dont le tronc avait une trentaine de centimètres de circonférence : détail curieux, c’était tous les trois ensemble qu’ils produisaient un effet intéressant. Malgré mon cœur d’enfant, il me suffisait de contempler ces pins pour ressentir un bien-être. A leur pied, une lanterne noircie de rouille était toujours obstinément posée sur une pierre rouge inconnue, comme un vieillard têtu. J’aimais beaucoup observer cette lanterne. Tout autour, des herbes anonymes du printemps jaillissaient d’une terre profondément imprégnée de mousse, semblant ignorer le vent qui souffle sur le monde d’ici-bas, elles s’amusent en exhalant leur parfum. A l’époque, j’avais coutume de trouver une place dans ces herbes, juste pour y glisser mes genoux, et m’y tenir immobile. Mon emploi du temps, à l’époque, me permettait de contempler la lanterne au pied de ces trois pins et de respirer le parfum de ces herbes, en écoutant le chant de mademoiselle Okura au loin. »

    Natsumé Sôseki, Oreiller d’herbes

    Autoportrait à l'aquarelle de Natsume Sôseki
    sur une carte postale pour Doi Bansui du 2 février 1905 (Wikimedia).


  • Roman-haïku

    A propos d’Oreiller d’herbes (Kusamakura, 1906, traduit du japonais par René de Ceccaty et Ryôji Nakamura), Natsumé Sôseki a écrit : « Si ce roman-haïku (l’expression est certes bizarre) s’avère possible, il ouvrira de nouveaux horizons dans la littérature. Il ne me semble pas que ce type de roman ait déjà existé en Occident. En tout cas, il n’y en a jamais eu de tels au Japon. »

    soseki,oreiller d'herbes,récit,littérature japonaise,poésie,peinture,montagne,marche,contemplation,culture,beauté,nature

    Le titre est la traduction littérale d’un nom qui signifie le fait de ne pas dormir chez soi. Oreiller d’herbes est le récit d’un peintre et poète qui se rend à la montagne à la recherche d’un endroit paisible pour créer : « Dès que vous avez compris qu’il est partout difficile de vivre, alors naît la poésie et advient la peinture. » Il dit l’importance de l’art : « Tout artiste est précieux car il apaise le monde humain et enrichit le cœur des hommes. »

    A plus de trente ans, tandis qu’il gravit un sentier de montagne, il est conscient de la proximité inévitable entre la lumière et l’ombre, la joie et la mélancolie, le plaisir et la souffrance. Il porte une boîte de peinture en bandoulière. Le chemin est difficile, il trébuche sur une pierre en longeant le lit d’une rivière. Puis viennent des lacets sur lesquels il avance en écoutant le chant des alouettes, en découvrant un champ de colza « doré ».

    « Le printemps nous endort. Les chats oublient d’attraper les souris et les hommes oublient leurs dettes. On oublie alors le lieu de son âme et notre raison s’égare. Ce n’est qu’à la vue des fleurs de colza qu’on s’éveille. Quand on entend le chant de l’alouette, on reconnaît l’existence de son âme. » Le voilà de plain-pied dans le monde poétique de Wang Wei et de Tao Yuanming (deux grands poètes chinois), où « se promener et errer, ne fût-ce qu’un instant, dans l’univers impassible. C’est une ivresse. »

    Le soir, les montagnes franchies, il arrivera à la station thermale de Nakoi. L’impassibilité, voilà le but de son voyage, loin des passions terrestres. Aussi, tous ceux qu’il rencontrera, il projette de les considérer comme des « figurants dans le paysage de la nature », de les observer à distance, comme des personnages dans un tableau.

    soseki,oreiller d'herbes,récit,littérature japonaise,poésie,peinture,montagne,marche,contemplation,culture,beauté,nature

    Une averse l’oblige à se réfugier dans une maison de thé signalée par un postillon. Une vieille femme lui apporte du thé, son visage lui rappelle celui d’une vieille vue sur une scène de théâtre nô ; au fond du bol, « trois fleurs de pruniers sommairement dessinées d’un seul coup de pinceau ». Un bon feu lui permet de se sécher. Quand le ciel se dégage, elle lui montre le rocher du Tengu qu’il contemple (il y a souvent de quoi repenser au livre de Le Clézio sur la poésie des Tang).

    Le peintre d’Oreiller d’herbes se réfère souvent à des écrivains anglais et à un tableau en particulier, la fameuse Ophélie peinte par Millais. Un bref arrêt de Gembei, le postillon, conduit la conversation sur « la demoiselle de Nakoi », la fille de Shioda, l’aubergiste, qu’on dit malheureuse comme « la Belle de Nagara » autrefois – une fille de riche famille dont deux garçons étaient amoureux en même temps et qui a fini par se noyer dans la rivière.

    A l’auberge de Nakoi, le bruissement des bambous l’empêche de dormir. Il a tout loisir de détailler le décor de sa chambre et de rêver de la Belle de Nagara, quand il entend une voix qui fredonne puis s’arrête : en regardant dehors, il lui semble voir une silhouette au clair de lune, adossée à un pommier pourpre en fleurs, puis disparaître – la fille des Shioda ?

    Dans son carnet d’esquisses, il cherche à « résumer en dix-sept syllabes » ses impressions nocturnes, avant de sombrer dans le sommeil. Quand celui-ci se transforme en « demi-sommeil », il entend la porte coulisser, voit une femme entrer : « Comme un ange qui marche sur les flots, elle avance sur les nattes sans le moindre bruit. » Un bras ouvre et referme le placard, la porte se referme. Quand il la rencontrera le matin, sa beauté et l’expression de son visage le laisseront perplexe, et plus encore son ironie quand elle l’invite à aller voir : « On a fait le ménage dans votre chambre. » Sous ses propres vers, quelqu’un en a écrit d’autres !

    soseki,oreiller d'herbes,récit,littérature japonaise,poésie,peinture,montagne,marche,contemplation,culture,beauté,nature

    Oreiller d’herbes va et vient entre la contemplation des choses, de la nature, des paysages, des nuances de la lumière et des couleurs, et l’observation des personnages rencontrés à Nakoi ou alentour, le désir de peindre et d’écrire. « Si je dois à tout prix m’en expliquer, je dirai que mon cœur bouge simplement avec le printemps. » Dans ce « paradis sur terre » où le printemps lui donne envie de rester immobile comme une plante, tout éveille sa curiosité : la nourriture, une poterie chinoise, « la jeune madame » dont le barbier du village lui conseille de se méfier – « elle a un grain ».

    Peindra-t-il un jour Nami, la fille de Shioda, dont les apparitions ponctuent le cours de ses réflexions ? Le peintre de Sôseki, en « artiste véritable », veut voir tout ce qu’il voit « comme un tableau ». Sôseki le poète y parvient aussi.