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lecture - Page 4

  • Un gamin islandais

    Entre ciel et terre de Jón Kalman Stefánsson (Himnariki og Helviti - littéralement Le paradis et l’enfer, 2007, traduit de l’islandais par Eric Boury, 2010) suscite un grand enthousiasme et j’étais impatiente de découvrir ce premier roman d’une trilogie, suivi par La Tristesse des anges et Le Cœur des hommes – des titres qui donnent le ton. Ici la première partie intitulée « Nous sommes presque uniquement constitués de ténèbres » nous invite dans un univers quasi en noir et blanc.

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    Qui est ce « nous » ? Qui raconte comment vivaient il y a plus de cent ans ces gens devenus des noms sur des pierres tombales ? Il s’agit « d’arracher des événements passés et des vies éteintes au trou noir de l’oubli ». Début du premier chapitre : « C’était en ces années où, probablement, nous étions encore vivants. »

    Dans le Village de pêcheurs, « notre commencement et notre fin, le centre de ce monde », des maisons blotties sur une langue de terre dans une cuvette surplombée de montagnes, deux personnages sont en route et s’éloignent : Bárður et le gamin. Ils vont rejoindre les baraquements des pêcheurs par « un étroit sentier qui ondule comme un serpent gelé dans la neige », un chemin périlleux « tout au bord des falaises ».

    « D’un côté, la mer, de l’autre, des montagnes vertigineuses comme le ciel : voilà toute notre histoire. » La mer est magnifique, sauf quand elle élève ses vagues si haut qu’elle noie les marins « comme de misérables chiots ». Une fois « l’Infranchissable » franchi, sans que la corde ne se rompe, les deux amis peuvent regarder la mer, lever les yeux vers le ciel d’où tombe une obscurité de moins en moins bleue. Après deux heures de marche, le solide Bárður aux yeux sombres n’a pas l’air fatigué, observe le gamin qui souffle « comme un vieux chien ».

    Il y a quinze jours qu’ils ne sont plus sortis en mer à cause de la tempête, de la pluie et de la neige. Le monde retrouve sa forme, on voit la ligne d’horizon. La pêche à la morue va pouvoir reprendre, par barques de six rameurs. Bárður et le gamin aiment être à deux, à l’écart des autres – « il y a tant de choses à dire qui ne sont destinées qu’à eux, à propos de la poésie, des rêves et de ce qui nous tient éveillés ».

    Quand ils ont rejoint les baraquements, sur le lit où ils dormiront tête bêche, Bárður vide son sac : trois journaux, des vivres, plusieurs livres dont l’un lui a été prêté par un vieux capitaine devenu aveugle, Kolbeinn – Le paradis perdu de Milton, dans la traduction d’un pasteur islandais. « Nous passons notre existence à la recherche d’une solution, d’une chose qui nous console, nous apporte le bonheur et éloigne de nous tous les maux. »

    Chaque équipage a sa cantinière, Andrea prend soin d’eux. Avant de prendre la mer, le gamin boit plusieurs gorgées d’élixir de Chine censé protéger du mal de mer ; Bárður rouvre Le Paradis perdu pour lire quelques vers qu’il a l’intention de se rappeler. La lune a « ses voiles toutes gonflées de lumière blanche » : la mère du gamin lui a souvent parlé de la lune dans ses lettres. Ses parents avaient soif de lire, d’apprendre, puis son père est mort en mer, les enfants ont été séparés ; la mère du gamin lui a beaucoup écrit avant de mourir de la grippe.

    Entre ciel et terre campe un monde ancien et lointain, celui de pêcheurs islandais dont la survie dépend de la mer et qui ne savent pas nager. Bárður estime que son ami et lui qui aiment les mots, les poèmes, ne sont « pas nés pour être pêcheurs ». Il envie le rédacteur en chef du journal et trouve « merveilleux d’avoir pour emploi d’écrire ». Après quatre heures à ramer vient le moment de jeter les lignes à la mer et d’attendre dans le froid de plus en plus intense que le poisson morde. Puis c’est le drame : Bárður a oublié de prendre sa vareuse et personne ne pourra lui venir en aide. Le gamin, désespéré, se répète le vers de Milton écrit par son ami à celle qu’il aime : « Nulle chose ne m’est plaisir, en dehors de toi »,

    « L’enfer, c’est de ne pas savoir si nous sommes vivants ou morts ». Le gamin qui n’a pu sauver son ami n’a plus qu’une idée en tête : s’éloigner de la mer, aller rendre le précieux Paradis perdu au capitaine aveugle qui possède près de quatre cents livres dans sa bibliothèque, et mourir à son tour. Entre ciel et terre suit l’errance d’un garçon qui a perdu son ami et le goût de vivre.

    En même temps, Jón Kalman Stefánsson continue à décrire comment ces hommes et ces femmes vivent entre mer et montagne, en particulier l’entourage du capitaine Kolbeinn chez qui le gamin a fini par échouer, happé par l’incertitude, « un oiseau qui tournoie ». J’ai mis du temps à entrer dans cet univers sombre, à en percevoir la lumière. La structure est parfois déroutante, mais les images étonnantes, poétiques. Les morts y accompagnent les vivants. Les mots, « poissons immémoriaux », eux, ne meurent pas.

  • Tremblé

    Lambert Giono.jpeg« En réalité, ce genre de portrait vient à la fin du voyage plutôt qu’au début, une fois qu’on a lu, relu, bien lu, assez lu, et qu’on pense avoir compris quelque chose. Ou bien, alors qu’on n’en peut plus et qu’il faut en finir, en choisissant, en tranchant dans le vif de l’auteur, car trop d’angles sont possibles. Trop d’attaques. Trop d’infini dans la littérature. Pour ne pas se perdre, on ramasse, on condense. On digère et on restitue le produit de cette digestion rapidement, avec la sécheresse de la synthèse et son caractère impersonnel. On perd les oscillations du temps, de la jeunesse enfuie, on perd ce tremblé qui est, aussi, la manière dont on vacille quand on lit. »

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  • Giono en tête à tête

    De Giono (1895-1970), dans ma bibliothèque, il ne reste que trois exemplaires qui datent : Regain, Un de Baumugnes, Le hussard sur le toit. Il en manque peut-être laissés à la disposition des élèves à la bibliothèque de l’école ? Je suis loin d’avoir exploré tout l’univers de l’écrivain, dont la vie m’était peu connue. Aussi, encouragée par une lectrice, ai-je lu Giono, furioso d’Emmanuelle Lambert, prix Femina essai 2019, dans l’espoir d’y voir plus clair sur l’homme et plus juste sur l’œuvre.

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    Bureau de Giono au Paraïs (Manosque), photo Le Dauphiné

    Ni biographie, ni essai classique, liée à l’exposition Giono au Mucem en début d’année, l’approche d’Emmanuelle Lambert est très personnelle ; elle va jusqu’à s’adresser directement à Giono quelquefois. De ce qu’on dit de lui, « sorcier de la langue, conteur, poète traversé de légendes », de sa voix dans les enregistrements, de l’air qu’il a sur les photos, elle se méfie un peu, s’efforce de rester à distance. Elle travaille au Paraïs, avec Sylvie Giono et les Amis de Giono qui archivent tout le contenu de la maison de Manosque. Commissaire de l’exposition marseillaise, elle était aussi responsable du catalogue.

    « Nous ne savons pas » : l’essai part de ce que vit Jean Giono à vingt ans, « petit soldat anonyme » de 14-18, avec son ami Louis David. En 1913, il lui avait offert un agenda et ensemble, le fils du cordonnier italien et de la repasseuse et celui du vendeur de parapluies avaient fondé « L’Artistic Club » ; ils aimaient les livres, la peinture, la poésie. Louis David est mort à la guerre à vingt et un ans, en 1916.

    L’image de l’écrivain est inséparable de sa région, mais il n’est pas un écrivain régional : « La Provence de Giono est une lumière de fer. » Il a connu les êtres durs et les paysages arides, loin des souvenirs d’enfance de l’essayiste chez ses grands-parents avignonnais. Avouant l’avoir lu à l’école « avec un ennui poli », Emmanuelle Lambert le relit, surprise par sa violence : « Chez lui, la nuit gémit, la forêt gronde. Le vent ne souffle pas. Il hurle. » A ce sujet, je vous invite à lire en ligne « Giono le révolté », un texte de Le Clézio au début du catalogue.

    Giono est « un fils de vieux, né de Jean-Antoine, cinquante ans, et de Pauline, trente-huit. » Elle s’arrête sur un portrait du père de Giono en artisan, entouré de trois apprentis et d’un client. « Mais le calme de cette photographie est fendu par un invité inattendu et qui hypnotise l’œil : on dirait, sur l’épaule gauche du père, qu’il y a un oiseau. Oui, c’est bien un oiseau. Lui aussi regarde le photographe, comme les humains. » L’écrivain préférait son père à sa mère, il a beaucoup écrit sur lui. Animaux, relations familiales, Emmanuelle Lambert va à la rencontre de Giono tout en revenant à ses propres souvenirs. Si elle écrit « en mouvement » (trains, hôtels, visites), c’est aussi sur elle-même, un « Giono et moi » en quelque sorte.

    Ce dédoublement, elle le décrit aussi à propos de la lecture : « Il me semble que tous les livres proviennent d’une lutte entre deux instances qu’on pourrait qualifier hâtivement, mais efficacement, de moi social pour la première, et de moi intérieur pour la seconde. Je me demande si certains êtres parviennent à faire coïncider parfaitement ces deux instances, la personne publique, visible, et la personne intime qui erre secrètement de lecture en lecture, constitue les cellules de son être à travers les mots des autres, au chaud de sa solitude. »

    Tout en suivant plus ou moins la chronologie, de l’employé de banque à l’écrivain publié dans La Pléiade, cet essai offre autre chose qu’une synthèse sur Giono, l’homme et l’œuvre. C’est plutôt un dialogue avec l’écrivain, un questionnement sur les images qui lui sont liées, une façon de multiplier les angles d’approche. Son amitié pour Lucien Jacques, par exemple, son mariage avec Elise, ses relations avec ses maîtresses. Son engagement pacifiste, la prison, ses publications de guerre complaisantes, son écologisme précurseur. Je me souviens du beau film d’animation sur L’homme qui plantait des arbres.

    Giono, furioso parle d’un grand écrivain du XXe siècle, de ses livres, de documents et de photos à exposer pour mieux le faire connaître. « On ne peut jamais tout montrer, pas plus qu’on ne peut tout dire, on n’a accès qu’à des bouts de vie, à des morceaux des autres. » Emmanuelle Lambert nous livre son tête à tête, « à la frontière de l'essai et de la biographie, remarquablement écrit, recomposant finement un portrait bien plus tourmenté et complexe » (L’Express).

    Dans les dernières pages, l’essentiel est dit : « Arrêter les morts dans leur effacement est la seule chose qui compte et l’art, ou la  poésie, ou la littérature sont les manigances qui le permettent. Pour conjurer la menace du passé. Parce qu’on les a aimés. »

  • Gestuellement

    Detambel couverture.jpg« Les livres se sont donné pour tâche d’inventer d’autres images, des images toutes neuves celles-là, et vivantes de la vie du langage vivant. Quand on la découvre, cette image littéraire neuve, quand on la flaire, la lit, la sent ou la reçoit, aussitôt notre bonheur se manifeste gestuellement, comme si cette image était un cadeau d’amant ou de mère. Les mains se frottent, les genoux se décroisent, on change de position, les sourires naissent sur des visages de vrais goûteurs, les nez se froncent et enfin on respire. »

    Régine Detambel, Les livres prennent soin de nous. Pour une bibliothérapie créative

  • Thérapie par le livre

    Des livres qui soignent… Je n’ose en faire mon titre pendant cette période si difficile, où nous sommes encore plus reconnaissants et redevables envers les personnes qui assistent et accompagnent tous ceux qui ont besoin de soins en tous genres, et pourtant... Régine Detambel, dans Les livres prennent soin de nous, promeut « une bibliothérapie créative ».

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    © J. B.

    Cet essai de 150 pages, avec un enfant qui chevauche une baleine de lettres sur la couverture, n’est pas un éloge de la lecture en général, bien que l’essayiste ait toujours « rêvé d’écrire un livre sur les livres, sur leur pouvoir, sur leur mission, sur les modifications, psychiques, et même physiques, qu’ils entraînent ou provoquent en nous » (Avant-propos). S’appuyant sur son expérience de romancière et de soignante en milieu hospitalier, elle propose une formation à la bibliocréativité « à destination des bibliothécaires, libraires ou soignants ».

    « Par la magie de l’interprétation, l’ouvrage poétique dénoue les nœuds du langage, puis les nœuds de l’âme, qui s’opposaient à la vie et à la force créatrice. La bibliothérapie ainsi comprise doit permettre à chacun de sortir de l’enfermement, de la lassitude, pour se réinventer, vivre et renaître à chaque instant dans la dynamique d’un langage en mouvement. »

    Régine Detambel critique la psychologie anglo-saxonne qui privilégie en général des livres « faciles à comprendre », de la psychologie grand public ou des ouvrages « d’auto-traitement ». Elle est du côté des médecins français qui prescrivent « de vrais livres », ciblés en fonction de leurs patients, pour le « miroir que nous tendent les romans » en rendant plus attentifs à la vie ordinaire. Elle rend compte de leur pratique et des raisons pour lesquelles ils choisissent telle ou telle œuvre. « Partout où je suis allé, un poète était allé avant moi. » (Freud)

    A Kansas City (Missouri), les étudiants admis en médecine reçoivent « une anthologie de textes littéraires consacrés à la maladie, au soin, à la vie et à la mort » parce que la littérature leur en apprendra plus sur le soin que les livres de pathologie « où l’on n’apprend que la médecine ». La bibliothérapeute offre « des mots, des phrases, un lexique suffisamment riches pour aider à mettre en forme aussi bien les états d’échec que les manifestations biologiques (…), ces bouleversements du corps qui attendent des verbes et des formes dans lesquels couler un récit explicatif donc apaisant ».

    Conseils et recettes ne suffisent pas contre le chaos : « Il y faut de la métaphore pour pouvoir offrir au sujet une représentation verbale de ces fictions biologiques qui le submergent, car les grands problèmes humains ne sont accessibles que métaphoriquement. » Régine Detambel relit la fameuse lettre de Sido à sa fille au début de La naissance du jour de Colette et la compare avec la véritable lettre de sa mère – une magnifique illustration de ce que veut dire « réinventer », « créer ».

    Le chapitre intitulé « Lire : une sculpture de soi » explique comment « le texte littéraire travaille à la restauration du lien avec autrui ». Si les exercices du corps, une alimentation saine et appropriée, des tâches pratiques nous sont nécessaires, ce que la plupart des gens admettent, les méditations et les lectures jouent aussi un rôle essentiel. Lire fait du bien, ainsi que « recopier », c’est-à-dire « lire de tout son corps ». Lire à l’écran est « un bain tiède » qui prive le lecteur du contact avec le papier, la peau du livre, la qualité esthétique de l’impression.

    « Nous avons besoin du récit pour vivre. » Une page, un paragraphe, un seul mot parfois peut nous capter. « Cette force étrange, c’est la métaphore. Elle seule touche au corps. Sans elle, un texte est un morceau de bois mort. » L’essai sort des sentiers battus, aussi par la qualité de son style. Régine Detambel s’appuie sur de nombreux exemples, littéraires et thérapeutiques, sur des expériences personnelles ; elle cite en abondance et à bon escient, renvoie à une bibliographie très étoffée sur le sujet (six pages).

    Les livres prennent soin de nous fait envisager la lecture d’une nouvelle manière. J’ai aimé cet approfondissement de ce que cela nous fait de lire, dans l’esprit comme dans le corps. Que les livres prennent soin de vous, de nous.