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lecture - Page 12

  • Un prodige

    hoffmann,le chat murr,roman,littérature allemande,vie de chat,kreisler,musique,lecture,littérature,apprentissage,amour,culture« Et Maître Abraham ouvrit la porte : sur le paillasson dormait en boule un matou qui, dans son genre, était vraiment un prodige de beauté. Les rayures grises et noires du dos convergeaient sur son crâne, entre les oreilles, et dessinaient sur le front de gracieux hiéroglyphes. Son imposante queue, d’une longueur et d’une force peu communes, était également rayée. Et la robe bigarrée du chat était si luisante au soleil, que l’on découvrait entre le gris et le noir de fines bandes jaune doré. « Murr, Murr, » appela Maître Abraham. « Krrr, krrr ! » répondit très distinctement le chat qui s’étira, se leva, fit le gros dos avec une grâce extrême et ouvrit deux yeux verts comme l’herbe où pétillait l’étincelle de l’esprit et de l’intelligence. C’est, du moins, ce qu’affirmait Maître Abraham, et Kreisler dut convenir que la physionomie de ce chat avait quelque chose de peu ordinaire, que son crâne était assez large pour renfermer les sciences, et sa barbe, malgré son jeune âge, assez longue et blanche pour lui donner, s’il le fallait, l’autorité d’un sage de la Grèce. »

    Hoffmann, Le chat Murr

    Photo : Statue d'Hoffmann à Bamberg, Schillerplatz 

  • Murr, le chat poète

    Murr, le chat poète d’Hoffmann (1776-1822) est un des plus célèbres chats de la littérature. C’est « l’une des œuvres où Hoffmann a mis le plus de lui-même », écrit le traducteur du grand romantique allemand : Le chat Murr ou Vie et opinions du matou Murr fortuitement entremêlés de placards renfermant la biographie fragmentaire du maître de chapelle Johannès Kreisler, traduit par Albert Béguin, a paru en Allemagne entre 1820 et 1822.

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    Un avant-propos de l’éditeur (en réalité Hoffmann) raconte comment un ami lui a recommandé un jeune auteur très doué. Double surprise en découvrant son œuvre : elle est d’un matou nommé Murr (comme le chat de l’écrivain, d’après son ronronnement) et ses considérations sur la vie sont régulièrement interrompues par des fragments d’un autre récit, la biographie du musicien Kreisler. Le chat s’est servi de pages imprimées arrachées à un livre de son maître comme sous-mains, et l’imprimeur a tout imprimé à la suite, placards et manuscrit, un mélange accidentel.

    Murr veut apprendre au monde, en racontant sa vie, « comment on s’élève au rang de grand chat » et bien sûr être admiré, honoré, aimé. Murr présente son bienfaiteur, Maître Abraham, un « petit vieillard maigre » que ses visiteurs traitent avec respect et courtoisie. Coupé au milieu d’une phrase, le récit de Murr fait soudain place à une conversation entre Maître Abraham et le jeune Johannès Kreisler qu’il a formé et à qui il veut confier, le temps d’un voyage, le chaton qu’il a sauvé et éduqué (à la baguette de bouleau).

    Il faut donc s’habituer à l’absence de transition entre le texte de Murr et les « placards » biographiques : d’une part, les observations du chat sur ce qui lui arrive et les leçons qu’il en tire ; d’autre part, la cour miniature du duc Irénéus et de la conseillère Benzon. Julia, la fille de cette dernière, a été élevée auprès de la princesse Hedwiga, la fille du duc, et du prince Ignaz à l’âge mental d’un enfant.

    D’un côté, donc, un chat autodidacte raconte son enfance, son éducation, comment il a appris par lui-même à lire et à écrire à l’insu de son maître, ses retrouvailles avec sa mère Mina, ses rêveries, sa rencontre avec le chien d’un jeune visiteur, plein de « noble canichité », etc. De l’autre, un biographe raconte de façon assez désordonnée « l’étrange vie du Maître de chapelle Johannès Kreisler » – « malgré cette apparente incohérence, un fil conducteur relie ensemble toutes les parties », ce que leur « cher lecteur » découvrira avant la fin.

    Ponto, le caniche noir du professeur desthétique, va trahir Murr en révélant les talents que le chat a développés en secret, ce qui va priver celui-ci de la bibliothèque de son maître. Murr va donc devoir dissimuler. Devenu adolescent, il s’aventure en ville et y fait toutes sortes de rencontres instructives, parfois à ses dépens. Bientôt il vivra ses premières amours.

    Un soir d’été, dans le parc du château, Johannès Kreisler entend chanter Julia, qui se promenait avec Hedwiga, et sa voix le charme pour toujours. Grâce à Maître Abraham, qui a reconnu en lui un excellent musicien, il devient maître de chapelle à Sieghartsweiler, ce qui plaît à Julia mais contrarie la princesse à qui il fait peur ; il lui rappelle un peintre qui était tombé amoureux de la Duchesse, sa mère, puis devenu fou.

    De fragment en fragment, de l’enfance à l’âge mûr, le lecteur découvre les aventures d’un chat surdoué et celles d’un musicien qui se retrouve en situation délicate quand le fiancé de la princesse Hedwiga veut séduire Julia. Peu à peu, des révélations vont éclairer d’une manière toute nouvelle ce qui se passe à la cour du duc Irénéus. Les liens entre les différents protagonistes sont bien plus compliqués qu’il ne paraissait au début. La folie, le mystère, la magie, voire le diable s’invitent dans cette histoire.

    Les confessions de Murr restant inachevées – à la mort de son chat, Hoffmann a arrêté de les écrire –, on sort de cette lecture sans avoir tout compris. Hoffmann, à travers son fameux chat, décrit les péripéties et les états d’âme d’un créateur en se souvenant de ses sorties estudiantines, de ses lectures, des philosophes en particulier. A Kreisler, il prête ses réflexions sur la musique, ses propres compositions même, ainsi que d’autres éléments de sa vie. Avec les deux, il partage une grande indépendance d’esprit et le goût de la satire.

    Il vaut mieux bien s’imprégner de la biographie d’Hoffmann avant de lire Le chat Murr pour y reconnaître cette part autobiographique, mais le plus important, il me semble, c’est d’accepter d’entrer dans l’univers imaginaire d’un maître du fantastique, de s’abandonner à ses digressions, aux jeux d’ombre et de lumière, d’être avec lui tantôt chat, tantôt artiste, et dans tous les cas, de savourer leurs observations critiques.

    Vous l’avez compris, Le chat Murr dont le thème dominant est celui de « l’Artiste aux prises avec les exigences et les tentations de la vie terrestre » (Albert Béguin) est bien plus riche et complexe que ce que j’en dis ici. Hoffmann, que Baudelaire admirait, a inspiré beaucoup d’écrivains et de musiciens.

    Mes recherches m’ont menée sur le site Langues de feuClaire Placial examine savamment et drôlement comment la parole vient aux chats – elle présente un cours qui aborde deux romans, Le Chat Murr de Hoffmann et Je suis un chat de Natsume Sôseki. Elle-même prête par ailleurs la plume à sa chatte Sütterlin, je le signale à celles ou ceux qui aimeraient par les temps qui courent entendre un point de vue félin sur les humains.

  • Cueillir une pensée

    D'un site à l'autre / 8 

    d'un site à l'autre,au fil de mes lectures,citations,blog,lecture,culture© http://entrecafejournal.blogspot.be/

    Pour terminer, un blog à lire au quotidien, celui de Carl Vanwelde, médecin généraliste, enseignant à l’Université de Louvain (UCL).

    Ses centres d’intérêt ? « Tout ce que butine une abeille, ou un papillon, qui aurait croisé l’itinéraire d'un humain. Mon village d’Anderlecht, la chaleur de mes amis, l’affection de ma famille et de mes patients, la complicité des étudiants en médecine. »

     

  • Souplesse

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    « Mais la vérité littéraire est selon moi sans rapport avec la vérité telle que la conçoivent les professionnels de l’information. Les romans ne prétendent pas enseigner quoi que ce soit. Parfois un mot vient se glisser dans la phrase en dépit du référent qu’il désigne, à cause d’une sonorité, d’un nombre de syllabes, d’une association d’idées. C’est pourquoi l’oreille du traducteur se doit d’être fine et sa souplesse extrême. Il n’est pas là pour juger, il est là pour comprendre. »

     

    Agnès Desarthe, Comment j’ai appris à lire

  • Lire, Agnès Desarthe

    Le remplaçant d’Agnès Desarthe, entre fiction et autobiographie, m’a donné envie de lire ses récits personnels. Comment j’ai appris à lire (2013) débute ainsi : « Apprendre à lire a été pour moi une des choses les plus faciles et les plus difficiles. Cela s’est passé très vite, en quelques semaines ; mais aussi très lentement, sur plusieurs décennies. » D’un côté, déchiffrer, « un jeu » ; de l’autre, « comprendre à quoi cela servait », longtemps pour elle une énigme. 

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    Charles Dehoy (1872-1940), Jeune fille à la lecture

    Nous sommes enclins à penser que les écrivains lisent quasi comme ils respirent, dès l’enfance, avidement. Proust a écrit là-dessus des pages inoubliables. Pour Agnès Desarthe, née en 1966, quand son grand frère apprend à lire, elle n’en voit pas l’intérêt. « Lire ne sert à rien. Moi, ce que je veux, c’est écrire. J’ignore qu’il existe un lien de nécessité entre ces deux activités. »

     

    Après une journée à l’école primaire de filles, consacrée au coloriage, on l’amène le lendemain à l’école de garçons : elle sera l’une des quatre filles sur dix classes masculines – et cela importe, on verra pourquoi. Le premier livre de lecture, Daniel et Valérie, lui semble non pas difficile à lire, mais à comprendre : pourquoi des « chandails » et non des « pulls » ? Il lui faudra plus de dix ans pour résoudre son « problème avec les livres » qui parlent « de gens qui n’existent pas mais qui font semblant d’exister ». Elle leur préfère le Manuel des Castors Juniors.

     

    Bonne élève, Agnès D. se méfie tout ce qui paraît « normal » aux autres. En revanche, les jeux de mots l’enchantent – « les calembours volent » entre son père et son frère – et, dans Tistou, les pouces verts (Maurice Druon), la façon d’appeler les parents du garçon « Monsieur Père » et « Madame Mère » l’épate. Cela lui inspire un conte, un plagiat, qui fait dire à son père : « Putain, c’est du Marguerite Duras. » Sentiment « de gloire et de gêne ».

     

    Son problème perdure jusqu’en classe d’hypokhâgne (un mot qui la fascine). Elle refuse Balzac, Flaubert, Zola et aussi Sartre, Proust, Nizan. Devant la littérature, elle se ferme : « Il est hors de question que cela pénètre en moi. » Avec Prévert, c’est tout autre chose, elle le lit « du matin au soir ». Dans la poésie, rien d’ordinaire.

     

    Ses parents lisent et aiment les classiques français, mais leur fille s’entête : « Je n’aime pas lire ». Ils rusent alors, la poussent vers les poètes, puis les polars, souvent traduits de l’anglais – une première perception du travail de la traduction, dont elle fera son métier plus tard. En seconde, elle lit Phèdre et Madame Bovary : « L’une m’enchante, l’autre m’assomme. »

     

    C’est dans ses origines familiales qu’Agnès Desarthe situe un des nœuds de son problème. Son père, d’origine lybienne, se plaint du français qui « ne donne rien » de la beauté de certains mots arabes. Il utilise avec ses enfants nés en France la « langue deuxième », approximative, neutre. Sa mère, « née de parents russes parlant aussi le yiddish et le roumain », à Paris, est francophone, « mais c’était toujours mon père qui parlait ». D’où le « serment » d’Agnès Desarthe : « Jamais je ne parlerai bien français, jamais je n’écrirai cette langue correctement, jamais je ne consentirai à lire ses grands auteurs ». L’anglais, code secret des parents entre eux, lui paraît plus désirable.

     

    Les années passent. Souvenirs de lectures, de difficultés, et aussi de coups de foudre : Duras, Camus, Faulkner. L’entrée en hypokhâgne au lycée Henri IV – « aujourd’hui encore, je ne comprends pas ce qui leur a pris de m’accepter » – puis en khâgne au lycée Fénelon – elle est « bonne angliciste » – va être décisive : c’est là qu’elle apprend à lire. Grâce à la « troisième madame B. » de sa vie. Après Mme Bessis à l’école maternelle, Mme Bovary sa persécutrice, voilà Mme Barbéris, prof de français, « blonde, les yeux bleus, nez en trompette (…), blouson de cuir, minijupe. Elle pose un quart de fesse sur le bureau et parle. Je l’aime aussitôt. »

     

    Celle-ci enseigne le structuralisme, Genette, Bakhtine, dont Agnès D. ne retient que la question « D’où écrit-on ? », essentielle. Le jargon, elle l’aime, et cette façon de lire où il n’est « plus question d’origine ni de culture », qui lui donne des armes, des outils, un « esperanto ». Agnès Desarthe abandonne son serment. Mme B., son « maître », a défait le lien entre exil, déportation, persécution, humiliation sociale et lecture, qui la paralysait.

     

    « Mme Barbéris nous montre l’écrivain au travail, et le livre cesse d’être ce parpaing lourd, imposant, blessant ; il devient l’espace de liberté et de souffrance du créateur, il s’ouvre et invite le lecteur à le comprendre, à le décoder. » Agnès D. peut, à présent qu’elle est mère et réfléchit aux incohérences de sa jeunesse, défaire la « pelote emmêlée » de son passé, dire « la peur des garçons » à l’école, où elle se sentait « différente, solitaire, bestiole traquée » parce qu’elle était une fille, simplement.

     

    Devenue normalienne, elle « cesse d’être une fille » et « cesse d’être juive ». Elle croyait vouloir l’argent et obtient « la légitimité ». Les romans russes, elle les lit « comme une vie déjà vécue », mais c’est avec Isaac Bashevis Singer que tout s’éclaire : « Singer a achevé de m’apprendre à lire parce qu’il m’a indiqué, d’une certaine façon, d’où j’écris. »

     

    L’agrégée d’anglais, romancière et traductrice, livre dans Comment j’ai appris à lire un récit d’apprentissage très personnel, un « portrait de l’artiste en jeune non-lectrice ». Une quête de sens intime et une réflexion passionnante sur les liens entre dire, écrire et lire – et vivre.