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lecture - Page 9

  • Le premier homme

    Quand Le premier homme a été publié en 1994, à partir du manuscrit trouvé dans la sacoche de Camus à sa mort en 1960, je l’ai lu avec une grande curiosité. J’en gardais le souvenir de sa recherche du père, du bel hommage à son instituteur d’Alger. A la relecture, j’ai mieux perçu à quel point ce récit est un cri d’amour à sa mère. Aux passages déjà cochés, j’en ai ajouté d’autres, comme ceci dans les annexes qui donne parfaitement le ton : « En somme, je vais parler de ceux que j’aimais. Et de cela seulement. Joie profonde. »

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    Sa mère qui entendait mal, Catherine Hélène Sintès (famille originaire de Minorque), ne savait ni lire ni écrire. C’est à elle que s’adresse la dédicace : « A toi qui ne pourras jamais lire ce livre ». La première partie (Recherche du père) démarre en Algérie dans la carriole à deux chevaux conduite par un Arabe qui amène ses parents – un homme d’une trentaine d’années, une femme pauvrement habillée, presque au terme de la grossesse – et son frère de quatre ans alors, par une nuit de l’automne 1913, à une « petite maison blanchie à la chaux ». Là, elle accouche d’un garçon : Jacques. Les personnages du Premier homme ne portent généralement pas leur vrai nom ; bien qu’autobiographique, le récit des origines d’Albert Camus raconte celles de Jacques Cormery. Sa mère s’y appelle d’abord Lucie, puis Catherine ; son père, Henri.

    Au chapitre de la naissance succède sans transition Saint-Brieuc : à quarante ans, Jacques y cherche la tombe de son père, « blessé mortellement à la bataille de la Marne, mort à Saint-Brieuc le 11 octobre 1914 ». Il ne l’a pas connu et ne peut pas « s’inventer une piété qu’il n’avait pas », mais il a promis à sa mère, restée en Algérie bien que lui vive en France, d’aller sur cette tombe. Comme « son vieux maître » s’est retiré à Saint-Brieuc, il a décidé, avant de le rencontrer, de « rendre visite à ce mort inconnu ». L’émotion surgit d’un calcul : « 1885-1914 », vingt-neuf ans ! « L’homme enterré sous cette dalle, et qui avait été son père, était plus jeune que lui. »

    Le premier homme est annoté en bas de page : variantes, ajouts en marge, notes de l’éditeur. Le court chapitre 3 (visite à Victor Malan à Saint-Brieuc, « Chapitre à écrire et à supprimer » en marge) fait place aux Jeux de l’enfant où nous découvrons Jacques « dans la chaleur de juillet », obligé de faire la sieste par sa grand-mère dans le petit trois pièces d’un faubourg d’Alger où elle vit avec eux. C’est le retour « à l’enfance dont il n’avait jamais guéri, à ce secret de lumière, de pauvreté chaleureuse qui l’avait aidé à vivre et à tout vaincre. » Parfois il échappe à la sieste et rejoint ses camarades de jeu au jardin d’essai – ce beau parc d’Alger découvert il y a quelques années à une exposition du peintre Gérard Edsme.

    A son retour près de sa mère, 72 ans, ils s’embrassent, se regardent – « des années de travail épuisant avaient respecté en elle la jeune femme que Cormery enfant admirait de tous ses yeux ». Il l’interroge sur son père : « Il me ressemblait ? – Oui, c’était toi, craché. Il avait les yeux clairs. Et le front, comme toi. » Il voudrait la faire venir en France, elle ne veut pas, se sent trop vieille pour affronter le froid.

    On découvre comment la famille de Camus vivait, chichement mais dans la dignité, l’oncle sourd, mais « fin et rusé », qui lit le journal tous les jours, qui emmène Jacques nager et chasser. Camus raconte l’école où son ami Pierre et lui obtenaient les premières places, il fait le beau portrait de « Monsieur Bernard » (M. Germain, son instituteur) qui leur donnait des joies « qu’ils ne trouvaient pas chez eux, où la pauvreté et l’ignorance rendaient la vie plus dure, plus morne » – « on les jugeait dignes de découvrir le monde. »

    Outre la lecture, dont il leur donne le goût, il lui doit « le seul geste paternel, à la fois réfléchi et décisif, qui fût intervenu sans sa vie d’enfance ». L’instituteur voulait leur faire passer le concours pour obtenir la bourse des lycées et collèges, mais sa grand-mère s’y opposait, exigeant qu’il travaille pour les aider. Le maître est venu chez eux pour la convaincre, offrant son aide gratuite pour l’aider à réussir. Camus lui porte une reconnaissance éperdue.

    La deuxième partie, Le fils ou le premier homme, relate les années au lycée, la prise de conscience des différences sociales, la vie des rues par où il passe, à pied ou en tramway, les angoisses aussi. Quelles belles pages sur le départ des hirondelles, sur les parcs d’Alger, les arbres, l’ivresse qu’il ressent dans cette « jungle parfumée » ! Durant les vacances d’été, le garçon travaille, il s’y est engagé auprès de sa grand-mère. Une fois sa première paie déposée sur la table, elle ne le battra plus. « Oui, il était un homme, il payait un peu de ce qu’il devait, et l’idée d’avoir diminué un peu la misère de cette maison l’emplissait de cette fierté presque méchante qui vient aux hommes lorsqu’ils commencent à se sentir libres et soumis à rien. »

  • Sept extraits d'elles

    Deux Anglaises, deux Américaines, une Russe, une Française, une Autrichienne : Sept femmes de Lydie Salvayre parle d’elles – et d’elle. Ce sont des femmes qui lisent et qui écrivent. Les voici à travers sept extraits.

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    « Parfois, le livre grand ouvert sur sa poitrine, elle [Emily Brontë] s’interrompt de lire comme le font tous les lecteurs du monde et parcourt el mundo por de dentro, comme aurait dit Quevedo, à la poursuite d’un songe, ou d’une image, ou de rien, ou d’une histoire pleine de bruits et de rebonds qui ira grossir les Gondal Chronicles.
    Si vide d’espoir est le monde du dehors
    Que deux fois précieux m’est le monde du dedans. »

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    « C’était Djuna Barnes, dans ses chasses nocturnes.
    A la traque, à l’affût.
    L’angoisse au cœur.
    Gorge nouée.
    Folle.
    Et que je me figure telle qu’elle se dépeignit sous les traits de Nora dans
    Le Bois de la nuit, pressant le pas comme pour accélérer le temps et faire revenir son amante plus vite, son amante Thelma qu’elle cherchait derrière chaque silhouette et chaque couple croisé, tout en évitant de passer devant les bars où elle la savait être, afin que nul ne soupçonnât le désarroi qui la jetait dehors à ces heures nocturnes. »

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    « C’est après l’une de ses chutes au fond du gouffre que Sylvia Plath réalise qu’il y a en elle un moi assassin avec lequel elle devra, toute sa vie, composer.
    Un moi assassin qui, comme pour Virginia Woolf, obéit au rythme des bêtes qui hibernent, qui peut sommeiller des mois, se tenir coi, disparaître, laisser perfidement le calme et la sérénité s’installer, puis resurgir soudain sans crier gare, avec son goût de mort, sa violence de mort et ses armes de mort.
    Ce moi assassin, elle dit qu’elle veut à présent lui faire honte. Elle dit qu’elle veut lui faire entrer le nez dans la figure, et elle est polie. »

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    « Je relis aujourd’hui ce récit [le début de La Naissance du jour de Colette] que je découvris à quinze ans, assoiffée que j’étais d’audaces impertinentes et prête à dévorer le monde par tous les bouts. Il conféra à mes désirs d’adolescente une ratification irrécusable et sans doute une forme d’encouragement. Mais il me révéla surtout qu’il existait un plaisir d’une nature particulière, un plaisir lié à la tournure gracieuse d’une phrase, à l’usage insolite d’un mot, au chic d’une expression dont je n’aurais jamais eu l’idée, et qui marqua le début d’une longue histoire entre moi et ce qu’on appelle le verbe. »

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    « Cette correspondance [de Marina Tsvetaeva avec Pasternak] commencée en 1922 se continuera jusqu’en 1936.
    A travers les calamités d’une époque où tout n’est
    que rouille et rance, et malgré la distance qui les sépare ou peut-être grâce à elle, ces deux écrivains vont s’écrire et écrire à quatre mains ce que je considère comme une œuvre littéraire à part entière, une œuvre qui échappe à tout classement dûment étiqueté : long poème d’amour, roman épistolaire, journal intime, témoignage sur le vif d’une période qui changea la couleur du monde, tout cela à la fois, et bien plus que cela. »

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    « Un écrivain, comme le cœur et les marées, pour le dire autrement, un écrivain a son rythme intérieur. Et s’il n’entend pas son rythme intérieur, il n’est pas écrivain. C’est aussi simple, et aussi implacable. Le rythme est l’écrivain. Il faudrait, pour bien faire, citer ce qu’en dit Hölderlin, rapporté par Sinclair, y consacrer des pages et des pages, mais ce n’est pas ici le lieu.
    Woolf, comme Plath, comme Tsvetaeva, comme tous les écrivains que j’admire, Woolf, c’est un rythme, c’est-à-dire la voix inimitable d’un sujet, sa voix innée, sa voix singulière, laquelle résiste à toutes les métriques sociales. »

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    « Thomas Bernhard, qui me conduit vers elle [Ingeborg Bachmann] (car un auteur aimé vous amène vers ses livres aimés, lesquels vous amènent vers d’autres livres aimés, et ainsi infiniment jusqu’à la fin des jours, formant ce livre immense, inépuisable, toujours inachevé, qui est en nous comme un cœur vivant, immatériel mais vivant), Thomas Bernhard, disais-je, dit d’elle qu’elle est un événement. Il l’admire. »

    Sept femmes que Lydie Salvayre aime « sans mesure » pour la puissance de leur écriture, « leur pouvoir de conjuguer l’œuvre avec l’existence » et, avec le bouleversement à les lire, « le surcroît de vie » qu’elles lui insufflent.

     

    Les billets de Colo, Claude, Dominique (2013), Aifelle, Niki (2017) qui ai-je oublié ?

  • Admiration

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    « C’est l’admiration qui m’a rendue libre, et aussi une certaine timidité, rançon d’une intense admiration. »

    Susan Sontag, Pèlerinage

     

    « Creusons le passé. Admirons tout ce qui peut être admiré chaque fois que cela nous est donné. Mais aujourd’hui les gens sont tellement avares de leur sympathie dès qu’il s’agit du passé. »

    Susan Sontag, Exposé (Debriefing)

  • Susan Sontag chez Mann

    Quoique je lise peu de nouvelles, j’ai ouvert Debriefing, un recueil de Susan Sontag (1933-2004), dont j’avais aimé les romans En Amérique et L’amant du volcan. En réalité, il s’agit de « textes courts de fiction » comme elle en a écrit toute sa vie. Le recueil rassemble des textes publiés à l’origine dans la presse américaine dans les années 1960-1970.

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    La villa de Thomas Mann (1550 San Remo Drive, Pacific Palisades, Los Angeles)

    J’ai beaucoup aimé le premier, Pèlerinage (traduit par Marie-France de Paloméra) où Susan Sontag raconte d’abord son bonheur, à quatorze ans, de s’élancer bientôt vers la réalité, « une fois délivrée de ce long emprisonnement qu’était l’enfance ». Sa mère, « veuve affligée d’une incurable bougeotte », venait de déménager « du désert de l’Arizona du Sud vers la côte sud de la Californie » et l’adolescente s’était fixé pour tâche « d’éviter l’imbécillité (…), les stupidités des copains de classe et des professeurs, les platitudes affolantes » qu’elle entendait à la maison.

    Lectrice insatiable depuis sa « plus tendre enfance », elle a vite repéré une librairie où elle se rend après l’école : « pour lire, debout, quelques-uns des ouvrages de la littérature mondiale, les achetant quand je le pouvais, les volant quand je l’osais » - « il me fallait posséder mes livres ». Elle a bientôt quelques amis, plus vite qu’elle ne s’y attendait, avec qui elle peut parler de ses lectures et découvre la musique avec Elaine qui joue de la flûte et Mel du piano.

    Son « meilleur ami » s’appelle Merrill, un garçon d’un autre lycée avec qui elle projette de « rentrer ensemble à l’université de Chicago » - « vraiment intelligent et donc susceptible d’être rangé dans une catégorie à part » - il joue également du piano. Dans la voiture de ses parents, ils jouent à « Ecoute et dis-moi ce que c’est » (reconnaître les œuvres de Mozart, Debussy, Stravinski…).

    « J’accumulais les dieux. Ce que Stravinski était pour la musique, Thomas Mann le devint pour la littérature. » Elle achète La montagne magique et ne lâche pas son livre, l’emporte partout pendant un mois : « les personnages étaient des idées et les idées, des passions, comme je l’avais toujours pressenti. » Puis elle le fait lire à Merrill, qui l’adore aussi et lui dit un jour : « Pourquoi n’irions-nous pas le voir ? »

    Susan savait que des écrivains et musiciens célèbres habitaient en Californie du Sud, mais il lui paraissait « inimaginable d’entrer en contact avec l’un d’eux ». Merrill, malgré son opposition, a cherché le numéro de téléphone de Mann dans l’annuaire. Il a eu la femme de Mann au téléphone puis sa fille Katia qui est allée demander à son père s’il souhaitait rencontrer deux lycéens qui avaient lu ses livres ; il avait accepté. « Il nous attend pour le thé dimanche prochain à quatre heures. » Le récit de cette rencontre vaut vraiment la peine d’être lu.

    Les dix textes de Debriefing sont très différents les uns des autres et assez déroutants, parfois davantage des notes éparses qu’un récit. Début et fin de Projet de voyage en Chine : « Je vais en Chine. Par le pont Lo Wu, je franchirai la rivière Shum Chun pour aller de Hong Kong en Chine. » – « Peut-être vais-je écrire le récit de mon voyage en Chine avant d’y partir. »

    Les relations entre les femmes et les hommes, la sexualité, le rôle qu’on joue en famille ou dans la société sont des thèmes récurrents. Le mannequin raconte comment un homme fait fabriquer un mannequin vivant qui lui ressemble parfaitement pour « parler, manger, travailler, marcher et copuler » à sa place. Son remplaçant fait illusion mais après quelques mois, souffre de la même lassitude que lui…

    Bébé est une terrible fable sur un enfant « précoce ». La nouvelle raconte, séance après séance, les entretiens de ses parents avec un médecin « spécialisé dans ce genre de problèmes » ou plutôt leurs réponses à ses questions, que le lecteur imagine, ainsi que la vie chaotique de cette famille. On ne peut s’empêcher d’y voir un écho des difficultés de Susan Sontag avec son fils unique, qu’elle a eu à dix-neuf ans.

    Pour vous donner un aperçu de son style dans Debriefing, voici pour terminer un paragraphe extrait de Retour aux vieilles doléances, où la narratrice voudrait quitter une organisation : « Une seule façon de s’en sortir. (La candeur récompensée.) En mettant par écrit mes sentiments dans tout leur indécent illogisme, j’ai franchi le cercle magique dans lequel ils m’enfermaient. En affirmant que ce en quoi je crois est faux, et en le faisant en toute sincérité, j’ai conjuré le charme de la crédulité. Grâce à la magie blanche et libératrice de la raison, j’éprouverai peut-être des sentiments à l’égard de l’organisation, à l’égard de moi-même, comme je l’ai expliqué. Mais je n’y croirai plus. »

  • Dis-moi ce que tu vois

    patti-smith-m-train-gallimard.jpg« J’ai abandonné tout ça sur mon lit et suis allée au Caffè Dante. J’ai laissé mon café refroidir et songé aux enquêteurs de police. Au sein d’un binôme, chacun dépend du regard de l’autre. Le premier dit : dis-moi ce que tu vois. Son associé doit parler d’une voix assurée, sans rien omettre. Mais un écrivain n’a pas de partenaire. Il est obligé de se demander : dis-moi ce que tu vois. Mais comme il se parle à lui-même, il n’est pas obligé d’être parfaitement intelligible, car quelque chose en lui se remémore toute partie manquante – ce qui n’est pas clair ou n’est que partiellement explicité. Je me suis demandé si j’aurais été une bonne enquêtrice. J’enrage de devoir l’avouer, mais je pense que non. Je ne suis pas très observatrice. Mes yeux semblent se tourner vers l’intérieur. J’ai réglé l’addition, émerveillée de constater que les mêmes décorations de Dante et Béatrice tapissent les murs du café depuis ma première visite, en 1963. Je suis sortie pour aller faire des courses. J’ai acheté la nouvelle traduction de La Divine Comédie et des lacets pour mes bottes. J’ai remarqué que je me sentais optimiste. »

    Patti Smith, M Train