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Regarder une oeuvre

Siri Hustvedt / 3

La dernière section de Vivre, Penser, Regarder m’a passionnée, davantage que la précédente. Siri Hustvedt l’ouvre sur « Quelques réflexions à propos du regard », dont la dernière est toute simple : « Je regarde et parfois je vois. » Le recueil se termine avec « Visions incarnées – Que signifie regarder une œuvre d’art ? » Pour répondre à cette question, elle aborde l’univers de différents artistes, hommes et femmes, contemporains et anciens.

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Johannes Vermeer,  Etude d’une jeune femme, vers 1665–67,
The Metropolitan Museum of Art, New York
« Je n’étais pas une enfant sûre de moi et, dans son visage,
je me reconnais au même âge. »
(S. H.)

Ma première intention était de reprendre dans chacun des treize articles une phrase que j’y avais soulignée et de vous montrer en regard (l’expression s’impose), une des œuvres commentées. Mais au bout du compte, il y en avait trop. J’ai donc sélectionné quelques phrases pour vous en donner l’esprit et quelques-unes des peintures ou sculptures ou « installations » regardées par l’écrivaine (aucune n’est illustrée dans le livre).

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Giorgio Morandi, Nature morte, 1952
« Ce à quoi l’on s’attend est capital pour la perception. » (S. H.)

« Morandi aimait énormément Chardin et ce que ces deux artistes ont en commun, outre la nature morte, c’est que, chacun à sa façon, l’un et l’autre enchantaient leurs objets. »
« Morandi, à ce qu’il me semble, explore activement le drame de la perception, et il joue avec les deux niveaux de vision : le préattentif et l’attentif. Il a dit un jour : « Le seul intérêt qu’éveille en moi le monde visible concerne l’espace, la lumière, la couleur et les formes. » »

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© Louise Bourgeois, Rejet, 2001-2002
« Le visuel et le linguistique occupent dans le cerveau des sites différents. » (S. H.)

« Je sais que ces figures cousues, balafrées sont dérangeantes, mais elles sont aussi pour moi du nombre des œuvres les plus belles et les plus compatissantes de Bourgeois. Ce sont des poupées de perte et d’immortalité. »

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Duccio di Buoninsegna, Vierge à l’Enfant, 1290-1300, The Metropolitan Museum of Art, New York
« Tout objet photographié devient un signe de disparition parce qu’il appartient au passé. » (S. H.)

« Malgré sa composition, qui conserve le caractère abstrait d’une icône byzantine, avec ses personnages idéalisés habitant le nulle part étincelant d’un fond d’or, et le détail inhabituel du parapet au-dessous d’eux, qui les éloigne encore plus encore de l’espace du spectateur, la résonance affective entre cette mère et son bébé est reconnaissable dans sa profonde humanité. »

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© Kiki Smith, Lilith, bronze et yeux de verre, 1994, The Metropolitan Museum of Art, New York
« Pour moi, une œuvre d’art doit être une énigme. » (S. H.)

« Regarder l’œuvre de Kiki Smith, c’est pénétrer dans une zone frontière où disparaissent souvent les lignes tracées entre dehors et dedans, tout et partie, éveil et veille, humain et animal, « moi » et « pas moi ». C’est un territoire d’associations mouvantes et de métamorphoses, tant visuelles que linguistiques. »
« L’indifférence est le chemin le plus court vers l’amnésie et, en définitive, les seules œuvres d’art qui comptent sont celles dont nous nous souvenons et celles dont nous nous souvenons, ce sont, me semble-t-il, celles qui nous ont émus. »

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© Gerhard Richter, Moritz, 2000, huile, toile, De Pont Museum of Contemporary Art, Tilburg, Netherlands

« Ce qu’est la beauté, qui le sait ? une réaction à ce que nous voyons, dont une partie semble être une attitude génétiquement programmée pour la symétrie, la lumière, la couleur ; le reste, sûrement, est appris. »
« La dynamique entre photo et peinture prend un caractère de révélation et de dissimulation, de vision et de cécité, de jeu d’une dimension contre et avec l’autre, et de création entre elles d’ambiguïté. »

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© Annette Messager, Mes Trophées, 1986-88, Collection Fonds National d’Art Contemporain

« Certains se souviennent bien de leur enfance. Ils se rappellent ce que c’était de jouer et de faire semblant. D’autres non. Leur persona infantile a disparu derrière les nuages de l’amnésie. D’autres encore, dont certains sont des artistes, continuent toute leur vie à jouer et à faire semblant. »

« Tous, nous abordons une œuvre d’art avec des pensées et des sentiments, ainsi qu’avec des expériences passées qui ont influencé notre vision, tant culturelle que personnelle. Chacun de nous peut néanmoins lutter contre ses propres idées préconçues en adoptant une attitude phénoménologique. Après avoir regardé une œuvre d’art pendant assez longtemps et avec une attention suffisante, j’ai souvent vu ce que je n’avais d’abord pas aperçu. »

En plus des artistes cités dans ce billet, il est question aussi, dans Vivre, Penser, Regarder, de Richard Allen Morris, de Margaret Bowland, de Goya, de la main qui dessine « Cette vivante main » et de photographies. Si le regard de Siri Hustvedt sur l’art vous intéresse, je vous signale ses précédents essais sur la peinture, Les mystères du rectangle (2006) et surtout son roman Un monde flamboyant (2014), magistral.

Commentaires

  • Exactement; les gens regardent parfois, mais ne voient pas. Je vis avec un peintre; j'apprends à scruter, à observer, à réfléchir. Il est fan de Richter, pas le tableau que tu montres, mais ses peintures. avec lui, j'ai découvert un monde. Je trouve dommage qu'à l'école lorsqu'on parle d'art, on bourre la tête de dates, de noms, mais on n'apprend pas à voir! Or comme le dit le dernier extrait, c'est une longue éducation. Ton livre semble tout à fait passionnant.

  • Tu es donc bien placée pour apprendre à voir, Anne. Quand un peintre nous ouvre son atelier, nous parle de son travail ou d'un autre artiste, c'est une merveilleuse école du regard.
    Richter, je le connais mal, mais je me suis rappelé des séquences du film "Werk ohne Autor" dont le héros s'inspire un peu de lui.

  • Je dois énormément à tous les écrivains et commentateurs ( et ils sont nombreux!), qui m'ont appris à "voir ', à "lire " un tableau ou une icône . Et ils continuent d'enrichir ma sensibilité . Mais ne faut-il pas , à la base , possèder déjà un tempérament contemplatif , être ému, bouleversé par un détail , une nuance de couleur , un "je-ne-sais-quoi " qui nous ouvre à ce qui est au-delà du visible ?Sans cette perméabilité , tout commentaire reste un peu lettre morte .

  • J'aime beaucoup cette notion de "perméabilité", indispensable, en effet. Innée, acquise, je ne sais. Certaines personnes nous éveillent à l'art par leur manière d'en parler, d'en avoir besoin, ce sont des rencontres précieuses pour toute la vie.

  • La beauté peut exister à plusieurs niveaux, mais je ressens quelques difficultés vis à vis de certains artistes contemporains. Cette très belle phrase "je regarde et parfois je vois", (qui pourrait se dire, pour la musique, musique "j'écoute et parfois j'entends") fait qu'on porte chacun en nous un musée très personnel qui évolue sans cesse, les goûts ou les émotions qui nous portaient dans la jeunesse ne sont pas toujours les mêmes en prenant de l'age. J'avoue ne pas apprécier Louise Bourgeois, j'éprouve un malaise vis à vis de ses œuvres et pourtant beaucoup l'encensent... Vaste sujet, il n'y a pas une réponse, il n'y a que des propositions de réponses à toutes les questions que pose l'art, ce qui est formidable c'est de créer et de créer encore et toujours. Belle journée Tinia, à bientôt. brigitte

  • Quand j'ai repris cette phrase où S. H. juge cette oeuvre de Louise Bourgeois (que je suis loin de bien connaître) parmi "les plus belles et les plus compatissantes", j'ai pensé que je n'emploierais pas ces superlatifs, en tout cas pas le premier - que j'utiliserais cependant pour les "Welcoming Hands" du Jardin des Tuileries (photos sur http://textespretextes.blogspirit.com/archive/2012/11/01/bauchau-en-louanges.html ).
    Tu as raison de dire qu'avec les années, nos goûts évoluent, et c'est parfois grâce à un commentaire lu ou entendu : ainsi, je n'ai plus regardé les peintures de Renoir (que je trouvais trop "sucrées") de la même façon après avoir vu le film puis lu le roman "Escalier C" d'Elvire Murail, où un peintre parle si bien de l'art de Renoir. Merci, Brigitte,

  • Je lirai certainement Un monde flamboyant.
    Pour regarder un tableau et bien le voir il faut prendre son temps, beaucoup de temps et être, je trouve, entourée de silence pour se laisser pénétrer par les regards des portraits, les nuances de couleurs, le mouvement...choses qui se donnent rarement dans une expo, hélas, où il y a trop à regarder.
    Tu me diras que je suis difficile, sans doute, oui!
    Merci, bonne soirée Tania.

  • Ah oui, c'est essentiel de prendre le temps, de laisser tomber parfois le premier ressenti pour entrer dans l'oeuvre ou la laisser entrer en soi et devenir "perméable", comme l'écrit Béatrice. C'est plus facile à faire devant les collections permanentes qu'à une exposition. Dans un musée que je découvre pour la première fois, je tâche toujours de regarder vraiment quelques oeuvres, quitte à ne pas "tout voir".
    Bonne soirée, Colo.

  • voilà un livre que j'aimerais découvrir, cela serait une intéressante ajoute à mes livres sur l'art

  • Ce titre est repris dans la collection Babel - cette troisième partie est très intéressante quand on aime l'art, oui.

  • « L(e seul) intérêt qu’éveille en moi le monde visible concerne l’espace, la lumière, la couleur et les formes. » Je reprendrai bien volontiers cette formulation en supprimant "le seul "trop restrictif. mais c'est vrai que plus que le sujet c'est souvent l'organisation de l'espace et les jeux de lumière qui attirent mon regard. Je suis très admirative de ceux qui peuvent disserter sur l'art.

  • Cette phrase de Morandi m'a aussi fait penser à "Monet, l’eau et la lumière", même si son oeuvre est très différente de celle des impressionnistes si attentifs à la lumière. Bonne journée, Zoë.

  • C'est passionnant. Tu penses bien que je vais le lire ! Et je me demande même si je ne vais pas le commander....
    Bonne journée.

  • C'est un livre qui mérite une place dans sa bibliothèque et disponible en format de poche Babel. Bonne journée, Marie.

  • Nous nous souvenons comme dit Siri Hustvedt des œuvres d'art qui nous ont émus. L’œuvre est le vecteur de la joie, du mal être, de l'émotion de l'artiste. Pour être perméable à une œuvre, il faut parfois du temps, plusieurs passages et nous faisons tout tellement vite....Merci Tania pour cette très belle rencontre ! Belle journée et Bises.

  • Oui, notre mémoire des oeuvres (d'art ou littéraires, d'ailleurs) est liée à ce que nous avons ressenti en les abordant, en nous y attardant. Les grandes oeuvres ne sont pas celles dont l'intérêt s'épuise au premier regard, elles nous intriguent, elles nous apparaissent peu à peu. Bonne journée, Claudie.

  • Il me semble qu'elle évoquait déjà beaucoup la manière de regarder l'art dans "Tout ce que j'aimais". C'est difficile de savoir ce que l'on voit vraiment et de déterminer si l'on a "vu" ou pas.

  • En effet et c'est pourquoi j'ai envie de relire ce roman un de ces jours, d'autant plus que c'est une lecture d'avant le blog.

  • "Pour moi, une œuvre d’art doit être une énigme" : cette phrase de S.H. me plaît beaucoup, qui souligne l'écart fondamental entre le regarder et le voir.

  • D'accord avec vous.

  • J'ai lu en acquiescant ce qu'écrit Béatrice, j'ai bien aimé ces mots. Quant au film dont tu me parles, je ne le connais pas…………..Mais je vais en parler à celui qui ne jure que par lui.

  • En France, le titre a été traduit, "L'oeuvre sans auteur", et le film diffusé en deux parties, il me semble.

  • Je me permets de te signaler le billet que j'avais consacré à ce film, un coup de coeur : http://textespretextes.blogspirit.com/archive/2019/02/21/werk-ohne-autor-3134392.html

  • Etre curieux de tout, prendre le temps de voir et de percevoir, apprendre à voir lors des conférences d'art qui nous donnent des clés de lecture ou dans des livres, est précieux.
    Cela me fait penser à Daniel Arasse, dont les livres nous donnent des pistes de lecture des œuvres et qui a écrit " On ne voit rien".
    Merci pour cet article dont j'accueille chaque œuvre avec curiosité sur la démarche,du plasticien, avec une éventuelle émotion dont tu parles bien et qui nous imprime au plus profond de nous.
    Plus j'avance, et plus j'ai l'impression que beaucoup m'échappe, d'où la pertinence de lire le livre de Siri Husvedt.
    Merci.

  • Merci de me rappeler de lire Daniel Arasse, je ne l'ai pas encore fait. C'est si précieux d'être guidé, même s'il est nécessaire aussi d'explorer l'oeuvre nous-même du regard. Bonne journée, Aliénor.

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