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france - Page 12

  • Jardins du Rayol

    « Le jardin des Méditerranées » : ce pluriel m’intriguait, en plus de la réputation des jardins du Rayol (Canadel-sur-Mer), un domaine de vingt hectares en bord de mer acquis par le Conservatoire du littoral français en 1989. Revenez en mai ou en juin, à la saison des fleurs, me dit-on à l’accueil quand je quitte ce jardin exceptionnel après trois heures de visite, si enchantée que je promets d’y revenir. Je n’y ai certes pas tout vu, mais la visite guidée passionnante (comprise dans le prix d’entrée), quelque peu prolongée par un jardinier enthousiaste qui a tant de choses à montrer, à expliquer, est une base fertile pour flâner une prochaine fois, le plan-guide à la main. 

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    Hôtel de la Mer 

    En cette mi-septembre encore estivale après trois mois de sécheresse, certains végétaux souffrent, d’autres reprennent grâce à la pluie des deux derniers dimanches. Le « voyage en Méditerranées » débute dans l’Hôtel de la Mer ; c’était la « villa d’hiver » d’Alfred et Thérèse Courmes, achevée en 1921 – pour l’histoire des aménagements et des propriétaires, je vous renvoie au site, bien illustré. Le Conservatoire du littoral a pour vocation de racheter des terrains et de préserver des paysages, il ne peut financer la restauration des bâtiments, dont certains sont pris en charge par d’autres organismes, comme le Rayolet, leur seconde résidence, plus moderne, bâtie en 1925, mais pas celui-ci, qui porte encore de jolis bas-reliefs en façade.

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    Carte et caractéristiques du climat méditerranéen

    Avant d’arpenter les jardins, quelques mots sur le climat méditerranéen qui se retrouve aussi ailleurs qu’en bordure de la Méditerranée (d’où l’appellation du domaine) : Canaries, Californie, Chili, Afrique du Sud, Australie. Dans ces pays, la flore doit affronter deux éléments : la sécheresse et le feu. Quelques plantes séchées, sous verre, illustrent l’ingéniosité dont certaines font preuve pour y résister. Le feu destructeur peut aussi régénérer : certaines plantes ne fleurissent qu’après son passage, qui provoque pour d’autres la dissémination de leurs graines pour assurer leur descendance, c’est le cas du callistemon (ou rince-bouteilles). par exemple.

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    De la terrasse, la vue est superbe sur la mer et les Iles d’Hyères. Entrons dans le premier jardin, celui des Canaries. Gilles Clément, le paysagiste qui a conçu « le jardin des Méditerranées » est parti du jardin existant, avec ses apports exotiques, pour créer un jardin « planétaire » où se retrouvent des flores adaptées aux mêmes conditions climatiques mais séparées par des milliers de kilomètres. Ici de grandes euphorbes du maquis, des dragonniers et des palmiers phœnix – la plupart des palmiers de la Côte d’Azur viennent des Canaries.

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    Dans le jardin de Californie, une des sept installations de « Land art » exposées jusqu’au 11 novembre au Rayol, s’intègre à merveille : ce sont les « Anémochores » de Marie-Hélène Richard et Stephan Bohu, dont la couleur orange pallie l’absence des fleurs pendant la saison la plus sèche au domaine. « Faire avec la nature et jamais contre », tel est le principe de Gilles Clément, qui a prévu des zones de transition entre les jardins et n’hésite pas à adapter leur tracé au mouvement des plantes qui se ressèment ou à conserver les arbres qui y ont grandi depuis des années en cohabitation avec les autres.

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    La plupart des mimosas, en réalité tous des acacias, sont originaires d’Australie (près de mille espèces). Dans le jardin australien pousse un impressionnant eucalyptus globulus, déjà très haut malgré sa jeunesse (75 ans) ; mais rien ne pousse sous son feuillage aux propriétés antiseptiques et antibactériennes, actives sur le sol même. Plus loin on aperçoit des « blacks boys », « modèles d’adaptation au feu », puis on s’arrête près d’un arbre au tronc étonnamment vert, le brachychiton discolor : son tronc produit de la chlorophylle pour compenser la perte des feuilles durant l’été.

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    Une grande perspective trace l’axe principal du « jardin des Méditerranées », avec une pergola dans le haut. Plusieurs chemins traversent ce « grand degré » et en bas, on peut s’y asseoir pour contempler la seule ligne droite du jardin. 

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    De l’Amérique aride (Basse-Californie et Mexique), voici des yuccas, des cactus et cactus-cierges, des agaves (à ne pas confondre avec les aloès africains). Le yucca rostrata se protège par sa jupe de feuilles fanées – le jardinier amateur qui les ôterait quand elles en sont pas encore entièrement brunes leur enlèverait en même temps leur système de protection contre le froid (il en va de même pour les palmiers).

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    Le jardin méditerranéen, près de l’ancien verger où on a installé la pépinière, présente entre autres le caroubier (dont la graine a donné naissance au « carat »), le laurier-sauce et le laurier-rose, la lavande des Maures qui tend à s’imposer dans les zones laissées à l’état sauvage, l’arbousier dont le tronc s’incruste dans la roche, etc. 

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    Notre guide prend la défense du lierre, faussement traité de parasite, précieux pour isoler un mur crépi par exemple (pas un mur de pierres dont il attaquerait les joints) et très mellifère quand il est assez âgé pour fleurir, comme le sont aussi les cistes, régal pour les abeilles au printemps. 

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    C’est dans le jardin du Chili, il me semble, que voltigeaient d’ingénieux mobiles « éoliens » (Rémi Duthoit et Franck Feurté) ornés de plumes, véritable ballet aérien sous l’action du mistral. 

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    L’heure avançant, nous sommes descendus rapidement jusqu’au rivage, à la Maison de la Plage, lieu de départ de l’exploration du jardin marin pour les amateurs (palmes, masque et tuba). Magnifiques, ces rochers sous les pins où se brisent les vagues. 

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    Mais nous remontons déjà vers le vallon humide, le jardin de Nouvelle-Zélande aux fougères arborescentes et palmiers. Alexandra Dior et Benoît Floquart y ont tendu les fils d’un « fleuve rouge » sur les traces de l’eau (source, cascade, rivière…) peu visible en été. C’est là que règne un majestueux chêne-liège de trois cents ans, jamais démasclé, superbe !

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    A voir aussi, les cycas et les bambous d’Asie, les protées d’Afrique du Sud, l’acacia à grandes épines (un de ses moyens pour se protéger des prédateurs) et l’araucaria de Bidwill… Il faudra revenir, je vous le disais. Pour s’attarder peut-être au Café des jardiniers ou à la Librairie du même nom, une mine, verte évidemment.

    * * *

    P.S. Sur Plantes des jardins et des chemins, un appel à signer une pétition pour sauver les activités de recherche au Jardin Botanique de Brooklyn, appel lancé par Tela Botanica :
    http://www.tela-botanica.org/actu/article5885.html

  • Antipathie

    1936. Samedi 22 Février. – « Je veux le marquer encore, en antipathie, ce mot est faible même, pour le temps dans lequel je vis. J’ai horreur de Paris, tel qu’il est devenu et devient de plus en plus : les enseignes, les réclames lumineuses, les monuments éclairés la nuit, les constructions ciment armé ou béton […] – du chauffage central, que je me suis laissé aller à faire mettre chez moi, le déshonneur de tout intérieur, l’enlaidissement sans conteste du plus joli cadre, s’aggravant souvent, paraît-il, de la disparition de cette chose charmante, gracieuse, décorative : la cheminée, – la cheminée, avec un buste, ou une jolie pendule, deux flambeaux, des fleurs, le tout réfléchi dans une glace, – de la machine à écrire, qui donne à tout écrit l’aspect vulgaire d’une sorte de circulaire, renversé que je suis que des écrivains aient pu abandonner la plume, l’encrier, cette intimité entre soi et ce qu’on écrit, – leurs productions s’en ressentent, ce qui m’enchante. »

    Paul Léautaud, Journal littéraire 

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     Intérieur de Mme D., Petite rentière : Boulevard du Port Royal. N ° Atget : 708. 1910


  • Léautaud, 1893-1956

    « 1948. Jeudi 17 Juin.Je fais une fois de plus, sur moi-même, cette réflexion que j’ai déjà notée, je crois bien, à propos de la mort de Fargue : je ne suis pas, comme écrivain, un créateur. Je puis être un esprit original. Je puis même avoir une personnalité d’un certain relief. Je n’ai rien créé, je n’ai rien inventé. Je suis un rapporteur de propos, de circonstances, un esprit critique, qui juge, apprécie, extrêmement réaliste, auquel il est difficile d’en faire accroire. Rien de plus. Je peux ajouter : le mérite d’écrire avec chaleur, spontanément, sans travail, prompt et net, – et quelque esprit. » 

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     Photographe non identifié © Expertissim

    De ses vingt ans jusqu’à quelques jours avant sa mort, à plus de quatre-vingts ans, Paul Léautaud (né en 1872) a écrit son Journal, pour lui-même, pour le plaisir de noter ses observations et ces « choses vraies » dont il était friand. Ce Journal littéraire, un choix de pages par Pascal Pia et Maurice Guyot, a été édité au Mercure de France où il a travaillé une bonne partie de sa vie.

    Aurait-il aimé sa photo en couverture ? Pas sûr, lui que dérangeaient souvent le regard des autres sur sa personne, qui retenait l’attention. Lui-même ne se privait pas d’observer les gens, leur visage, leur allure, détaillait et devinait le physique des femmes qui lui plaisaient. « Le talent et l’abjection du sieur Léautaud-Boissard », titre d’un article sur lui dont il note la conclusion, un bel éloge littéraire, correspond bien aux impressions ambivalentes du lecteur de ces quelque 800 pages reprises aux dix-neuf volumes du Journal complet.

    En plus d’un demi-siècle, un homme se transforme, mais pas le noyau dur de sa personnalité : en 1895, le jeune Léautaud porte des vers au Mercure et fait la connaissance de Vallette, le directeur, qui les accepte. « Arriver à quarante ans avec un millier de vers dont la beauté me mérite d’être bafoué, voilà ma seule ambition. Tout ce qui est l’autorité me donne envie d’injurier. C’est une force que n’admirer rien. Lire… cela m’est une vraie souffrance. »

    Tout le programme d’une vie est là : écrire – même s’il va s’éloigner de la poésie pour la prose la plus simple et directe qui soit ; rager contre les institutions, l’Académie française, la police, la religion ; ne lire pour le plaisir que Stendhal et encore, pas ses romans, mais la correspondance, Brulard et les Souvenirs d’égotisme. « Je souhaite aussi écrire quelques pages qui puissent encore me plaire quand j’aurai cinquante ans. » (1896) « A côté de moi qui travaille, il y a trop souvent un autre moi qui examine, raisonne, critique et trouve toujours tout mauvais. » (1897) Refus de toute complaisance.

    L’homme est répugnant : misogyne, misanthrope, antisémite, avare, cynique, égoïste. Qu’est-ce qui nous tient alors à ce Journal ? Les coulisses de la vie littéraire de son temps, les rencontres avec les écrivains qu’il croise ou qu’il côtoie, le vieux Paris où il aime déambuler, les notes sur le style – il revient obstinément à Stendhal, son modèle – voilà pour l’épithète. Mais aussi l’honnêteté avec laquelle il dépeint sa pauvre vie (il ne sen sortira que tard), sa fierté, ses rapports avec les autres, sa tristesse, son quotidien, ses manques. « On n’a qu’une vie, et qui file, qui file. »

    Octobre 1904 : « Il y a aujourd’hui, à ce moment, trois ans que j’étais à Calais, que ma mère arrivait, et il y aura ce soir, vers dix heures, trois ans que j’ai pu l’embrasser, après si longtemps, près de vingt années de séparation, de silence, d’ignorance l’un de l’autre. » Sa mère l’a abandonné après la naissance. Novembre 1918 : « En rentrant ce soir à Fontenay, rue La Fontaine, le fils soldat arrivant à l’improviste, et la mère du haut de l’escalier : « C’est toi, mon enfant ? » Voilà un mot que je n’ai jamais entendu. »

    Des passages tendres sur les bêtes, l’amitié de ses chats favoris, son émotion à la vue d’un homme qui ménage son vieux cheval, des pages révoltées sur la vivisection, les mauvais traitements, la chasse. Des pages féroces sur la politique, la guerre, des propos réactionnaires ou anarchistes d’un libertaire forcené. « On ne sait pas ce que les hommes sont le plus : ou bêtes, ou fous. » (1933)

    Authentique, insoucieux de déplaire, Léautaud ne voulait sur sa tombe que ces deux mots « Ecrivain français ». Attaché à sa totale liberté d’écrire, il n’a supporté aucune censure : « Jamais, à aucun prix, je ne céderai sur ma liberté d’écrire ce que je veux écrire. »

  • Collections

    « Je n’ai jamais su vivre sans disposer ainsi d’une passion qui délivre mon esprit de la tyrannie du présent. Ce fut un bref moment d’amour, quand je connus Macé. Le même sentiment nourrit ensuite mes désirs d’Orient. Puis vinrent ces collections de châteaux forts. Je ressentais cette sujétion comme une infirmité secrète mais nécessaire et surtout délicieuse qui m’aidait à aimer la vie. J’enviais mes compagnons. Jean de Villages savait se satisfaire de l’instant, il ne convoitait rien d’autre que des biens réels et présents. Guillaume, lui, ne jouissait pas des choses. Il vivait en paisible bourgeois. Son activité le tendait vers des abstractions, acheter, vendre, spéculer, importer, investir, mais elles le contentaient. Ni l’un ni l’autre ne comprenait ma passion. »

    Jean-Christophe Rufin, Le grand Cœur 

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    Château d’Ainay-le-Vieil (Photo Artur Miłożębksi)


  • A coeur vaillant

    En visitant le palais de Jacques Cœur à Bourges, il y a quelques années, je ne savais pas grand-chose de lui. Le grand Cœur de Jean-Christophe Rufin (2012) recrée la vie de l’homme qu’on a le plus souvent « enfermé dans le rôle assez rebutant du commerçant, de l’Argentier ou, comme il est dit faussement du « Grand Argentier », c’est-à-dire du ministre des Finances qu’il ne fut jamais. » L’auteur de Rouge Brésil (Goncourt 2001) et de Katiba (2010) est né non loin de la maison natale de Jacques Cœur, « humble point de départ » d’un destin extraordinaire. Enfant de Bourges, médecin humanitaire et diplomate, Rufin a voulu « dresser un tombeau romanesque » à celui qui lui a montré la voie, parce qu’il « témoignait de la puissance des rêves et de l’existence d’un ailleurs de raffinement et de soleil. » (Extraits de la postface) 

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    La cour du palais Jacques Cœur à Bourges

    Sur l’île grecque de Chio où il se cache à la fin de sa vie, persuadé qu’on veut l’assassiner, Jacques Cœur (1400-1456), à cinquante-six ans, veut vivre pleinement les jours qui lui restent. Il vient de fausser compagnie à ses compagnons de croisade : il a feint d’être très malade pour que le bateau sur lequel ils faisaient route l’abandonne là, dans une auberge près du port, pour y guérir ou y mourir. Ensuite il paye largement l’aubergiste qui lui trouve une maison cachée dans la campagne. Le temps est venu d’écrire ses Mémoires, de démêler sa « pelote serrée de souvenirs ».

    Le plus ancien date de ses sept ans. Né « au moment où le roi de France perdait la raison », Jacques n’entend parler que de la guerre contre les Anglais « qui durait depuis plus d’un siècle. » Son père, un pelletier, a son atelier qui donne à l’arrière sur une courette. Un soir, l’enfant l’aperçoit dans la cour avec un inconnu qui tient un sac de jute. En sort, retenu par une chaîne, un splendide animal à la toison dorée et tachetée : un léopard ! L’inconnu parle d’Arabie, de désert, de sable, de soleil et de grande chaleur, Jacques est fasciné. Vision fondatrice, « promesse d’une autre réalité » : « Il me semblait que si tout s’obscurcissait, il serait toujours temps pour moi de m’enfuir vers le soleil. Et je me répétais sans le comprendre ce mot magique : l’Arabie. »

    Cinq ans plus tard, la guerre atteint Bourges. Sa passion pour l’Orient a donné au garçon le goût des récits de croisade, de la chevalerie – idéal inaccessible à un bourgeois comme lui, destiné au commerce. Avec des camarades, Jacques Cœur participe à une expédition en barque : ils ont décidé de voler leurs armes à des soldats bourguignons pendant leur sieste au bord de l’eau. Mais l’un d’eux se réveille et donne l’alerte, les petits voleurs s’enfuient. Eloi, leur chef, est le premier à sauter dans la barque, il s’éloigne avec ses deux lieutenants sans attendre les autres. Jacques a refusé de se joindre à lui, attend les retardataires et prend la direction du petit groupe. Il leur faudra deux jours et une nuit pour échapper à leurs poursuivants et rentrer chez eux. « On ne me jugea plus rêveur mais réfléchi, timide mais réservé, indécis mais calculateur. » Au cours de l’expédition, il s’est fait deux amis pour la vie, Jean et Guillaume et il a compris que « si la force procédait du corps, le pouvoir, lui, était œuvre de l’esprit. »

    On verra donc grandir le fils du fourreur dans cette assurance nouvelle, jointe à l’indignation contre « l’arbitraire des princes », clients exigeants qui traitent leurs fournisseurs avec mépris. Son père lui a appris à garder envers eux une réserve distante. Puis le jeune homme tombe amoureux : Macé de Léodepart est la fille d’un riche voisin, un changeur, métier prestigieux. A vingt ans pour lui, dix-huit pour elle, ils se marient ; Jacques Cœur entre dans le commerce de l’argent. Voyant combien son beau-père est considéré, il s’attache à suivre ses traces, péniblement. Il faudra la rencontre de Ravand, un monnayeur malhonnête et audacieux, pour lui ouvrir – dangereusement – une voie vers le roi Charles VII : se servant de la bonne réputation du Berrichon pour devenir le fabricant de monnaie du roi, Ravand triche effrontément sur les titres. Tous deux seront jetés en prison. 

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    Jacques Cœur sur la façade de son palais (Photo Fanny)

    A trente ans, conscient de la gravité de sa faute, du manque d’honneur et de la médiocrité de sa conduite, Jacques Cœur se promet quand il sortira d’accomplir son projet d’enfant : partir en Orient. Sa femme connait son rêve et l’accepte, reste seule avec leurs enfants. Quitter la grisaille, la guerre, voyager librement ! Avec son valet Gautier, Jacques Cœur embarque avec ivresse sur la galée d’un marchand de Narbonne.

    Ce voyage en Orient, avec son « chaos de nouveautés », est une expérience extraordinaire qui va le révéler à lui-même, d’une telle richesse qu’elle servira d’assise à toute sa vie. Après la splendeur de Beyrouth, Damas lui est « une consolation et un bonheur ». La ville est au centre du monde, les caravanes y apportent toutes les productions de l’industrie humaine. Les jardins de Damas sont fabuleux. Le Français admire cette « nature réglée, hospitalière et close qu’est le jardin », l’ombre fraîche, les fontaines. Avec le plaisir des bains de vapeur, il découvre un bien-être nouveau pour lui, « l’abandon à la chaleur de l’air et de l’eau », la douceur des sorbets.

    Une rencontre déplaisante avec le premier écuyer du duc de Bourgogne, déguisé en Turc, en mission secrète pour préparer une nouvelle croisade – plein de morgue critique à l’égard des Arabes – lui fait goûter le bonheur d’être un marchand, agent « de l’échange et non de la conquête ». De retour en France, tout lui paraît familier et méconnaissable, par comparaison. « Je n’avais conçu l’ailleurs que dans l’espace : pour voir bouger les choses, il faut bouger soi-même. Je compris que le temps opérait lui aussi sur les choses. » Cœur recherche alors ses anciens camarades, Jean et Guillaume. Macé le soutient auprès de son père pour lui avancer encore une fois l’argent nécessaire à son entreprise : le commerce entre l’Orient et l’Europe, sous son nom, tout en restant monnayeur.

    Jacques Cœur rencontre le roi Charles VII, de passage à Bourges, le persuade de restaurer la prospérité en donnant priorité à la paix plutôt qu’à une nouvelle croisade, lui parle de l’Orient riche et savant dont ils ont tant à apprendre pour le dépasser. Et un jour, le roi l’appelle pour tenir « la ferme des monnaies » à Paris. Pour se rendre indépendant des princes, le roi ferme les yeux sur ses affaires à condition d’y trouver son intérêt. La « maison Cœur » prend son élan : Jean et Guillaume se chargent de la faire prospérer, organisent les échanges de marchandises, la sécurité des convois. Jacques Cœur s’occupe de l’atelier des monnaies, envoie de l’argent à sa famille dont il vit éloigné, se laisse séduire par une jeune femme qu’il croit noble et abusée, en réalité une bâtarde et prostituée, ce qui le rendra longtemps méfiant envers les femmes.

    La nomination de Jacques Cœur à l’Argenterie de Tours va lui permettre de passer par Bourges, où son épouse s’accommode de son absence en cultivant l’art de paraître et la respectabilité. Leur fils aîné entre dans les ordres : elle veut en faire un archevêque. Jean et Guillaume, ses associés dévoués, excellent dans le développement de son commerce de « tout ce qui pouvait s’acheter ou se vendre ». Devenu l’argentier du roi, Jacques Cœur est fournisseur de la cour, consent des prêts et des crédits, mène de front la réussite de ses affaires et la réussite du roi. Enchanté des bénéfices, de son pouvoir accru, Charles VII l’anoblit. Jacques Cœur devient très riche. Macé veut qu’il leur construise un palais à Bourges ; lui, s’il goûte les plaisirs du luxe, déteste l’ostentation. Il sait que celle-ci le mettrait en danger – le roi mettra longtemps à découvrir que son argentier est à présent plus riche que lui.

    Jean-Christophe Rufin conte les ruses, les grands coups, les élans et les faiblesses de son personnage, les étapes de sa réussite fabuleuse, mais Le grand Coeur s’attache surtout à décrire l’homme intérieur, le rêveur, qui sait qu’aucune existence, si heureuse ou brillante fût-elle, ne lui suffira jamais. Un séjour en Toscane donne à Jacques Coeur l’idée de deux façades différentes pour son palais : place forte du côté du rempart, palais florentin vers le haut. 

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     Fouquet, Madone entourée de séraphins et de chérubins (Agnès Sorel)

    C’est avant sa rencontre avec la nouvelle maîtresse du roi, Agnès Sorel. Cette jeune « beauté parfaite » va transformer Jacques Cœur en personnage de cour, pour le plaisir de l’observer à distance et de la rencontrer en secret. Le danger se rapproche de cet homme audacieux et secret, de plus en plus alourdi par les obligations, alors qu’il aime tant la liberté, qui n’a pas de prix. La devise de Jacques Cœur est gravée sur son palais : « A cœur vaillant, rien d’impossible ».