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france - Page 13

  • A coeur vaillant

    En visitant le palais de Jacques Cœur à Bourges, il y a quelques années, je ne savais pas grand-chose de lui. Le grand Cœur de Jean-Christophe Rufin (2012) recrée la vie de l’homme qu’on a le plus souvent « enfermé dans le rôle assez rebutant du commerçant, de l’Argentier ou, comme il est dit faussement du « Grand Argentier », c’est-à-dire du ministre des Finances qu’il ne fut jamais. » L’auteur de Rouge Brésil (Goncourt 2001) et de Katiba (2010) est né non loin de la maison natale de Jacques Cœur, « humble point de départ » d’un destin extraordinaire. Enfant de Bourges, médecin humanitaire et diplomate, Rufin a voulu « dresser un tombeau romanesque » à celui qui lui a montré la voie, parce qu’il « témoignait de la puissance des rêves et de l’existence d’un ailleurs de raffinement et de soleil. » (Extraits de la postface) 

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    La cour du palais Jacques Cœur à Bourges

    Sur l’île grecque de Chio où il se cache à la fin de sa vie, persuadé qu’on veut l’assassiner, Jacques Cœur (1400-1456), à cinquante-six ans, veut vivre pleinement les jours qui lui restent. Il vient de fausser compagnie à ses compagnons de croisade : il a feint d’être très malade pour que le bateau sur lequel ils faisaient route l’abandonne là, dans une auberge près du port, pour y guérir ou y mourir. Ensuite il paye largement l’aubergiste qui lui trouve une maison cachée dans la campagne. Le temps est venu d’écrire ses Mémoires, de démêler sa « pelote serrée de souvenirs ».

    Le plus ancien date de ses sept ans. Né « au moment où le roi de France perdait la raison », Jacques n’entend parler que de la guerre contre les Anglais « qui durait depuis plus d’un siècle. » Son père, un pelletier, a son atelier qui donne à l’arrière sur une courette. Un soir, l’enfant l’aperçoit dans la cour avec un inconnu qui tient un sac de jute. En sort, retenu par une chaîne, un splendide animal à la toison dorée et tachetée : un léopard ! L’inconnu parle d’Arabie, de désert, de sable, de soleil et de grande chaleur, Jacques est fasciné. Vision fondatrice, « promesse d’une autre réalité » : « Il me semblait que si tout s’obscurcissait, il serait toujours temps pour moi de m’enfuir vers le soleil. Et je me répétais sans le comprendre ce mot magique : l’Arabie. »

    Cinq ans plus tard, la guerre atteint Bourges. Sa passion pour l’Orient a donné au garçon le goût des récits de croisade, de la chevalerie – idéal inaccessible à un bourgeois comme lui, destiné au commerce. Avec des camarades, Jacques Cœur participe à une expédition en barque : ils ont décidé de voler leurs armes à des soldats bourguignons pendant leur sieste au bord de l’eau. Mais l’un d’eux se réveille et donne l’alerte, les petits voleurs s’enfuient. Eloi, leur chef, est le premier à sauter dans la barque, il s’éloigne avec ses deux lieutenants sans attendre les autres. Jacques a refusé de se joindre à lui, attend les retardataires et prend la direction du petit groupe. Il leur faudra deux jours et une nuit pour échapper à leurs poursuivants et rentrer chez eux. « On ne me jugea plus rêveur mais réfléchi, timide mais réservé, indécis mais calculateur. » Au cours de l’expédition, il s’est fait deux amis pour la vie, Jean et Guillaume et il a compris que « si la force procédait du corps, le pouvoir, lui, était œuvre de l’esprit. »

    On verra donc grandir le fils du fourreur dans cette assurance nouvelle, jointe à l’indignation contre « l’arbitraire des princes », clients exigeants qui traitent leurs fournisseurs avec mépris. Son père lui a appris à garder envers eux une réserve distante. Puis le jeune homme tombe amoureux : Macé de Léodepart est la fille d’un riche voisin, un changeur, métier prestigieux. A vingt ans pour lui, dix-huit pour elle, ils se marient ; Jacques Cœur entre dans le commerce de l’argent. Voyant combien son beau-père est considéré, il s’attache à suivre ses traces, péniblement. Il faudra la rencontre de Ravand, un monnayeur malhonnête et audacieux, pour lui ouvrir – dangereusement – une voie vers le roi Charles VII : se servant de la bonne réputation du Berrichon pour devenir le fabricant de monnaie du roi, Ravand triche effrontément sur les titres. Tous deux seront jetés en prison. 

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    Jacques Cœur sur la façade de son palais (Photo Fanny)

    A trente ans, conscient de la gravité de sa faute, du manque d’honneur et de la médiocrité de sa conduite, Jacques Cœur se promet quand il sortira d’accomplir son projet d’enfant : partir en Orient. Sa femme connait son rêve et l’accepte, reste seule avec leurs enfants. Quitter la grisaille, la guerre, voyager librement ! Avec son valet Gautier, Jacques Cœur embarque avec ivresse sur la galée d’un marchand de Narbonne.

    Ce voyage en Orient, avec son « chaos de nouveautés », est une expérience extraordinaire qui va le révéler à lui-même, d’une telle richesse qu’elle servira d’assise à toute sa vie. Après la splendeur de Beyrouth, Damas lui est « une consolation et un bonheur ». La ville est au centre du monde, les caravanes y apportent toutes les productions de l’industrie humaine. Les jardins de Damas sont fabuleux. Le Français admire cette « nature réglée, hospitalière et close qu’est le jardin », l’ombre fraîche, les fontaines. Avec le plaisir des bains de vapeur, il découvre un bien-être nouveau pour lui, « l’abandon à la chaleur de l’air et de l’eau », la douceur des sorbets.

    Une rencontre déplaisante avec le premier écuyer du duc de Bourgogne, déguisé en Turc, en mission secrète pour préparer une nouvelle croisade – plein de morgue critique à l’égard des Arabes – lui fait goûter le bonheur d’être un marchand, agent « de l’échange et non de la conquête ». De retour en France, tout lui paraît familier et méconnaissable, par comparaison. « Je n’avais conçu l’ailleurs que dans l’espace : pour voir bouger les choses, il faut bouger soi-même. Je compris que le temps opérait lui aussi sur les choses. » Cœur recherche alors ses anciens camarades, Jean et Guillaume. Macé le soutient auprès de son père pour lui avancer encore une fois l’argent nécessaire à son entreprise : le commerce entre l’Orient et l’Europe, sous son nom, tout en restant monnayeur.

    Jacques Cœur rencontre le roi Charles VII, de passage à Bourges, le persuade de restaurer la prospérité en donnant priorité à la paix plutôt qu’à une nouvelle croisade, lui parle de l’Orient riche et savant dont ils ont tant à apprendre pour le dépasser. Et un jour, le roi l’appelle pour tenir « la ferme des monnaies » à Paris. Pour se rendre indépendant des princes, le roi ferme les yeux sur ses affaires à condition d’y trouver son intérêt. La « maison Cœur » prend son élan : Jean et Guillaume se chargent de la faire prospérer, organisent les échanges de marchandises, la sécurité des convois. Jacques Cœur s’occupe de l’atelier des monnaies, envoie de l’argent à sa famille dont il vit éloigné, se laisse séduire par une jeune femme qu’il croit noble et abusée, en réalité une bâtarde et prostituée, ce qui le rendra longtemps méfiant envers les femmes.

    La nomination de Jacques Cœur à l’Argenterie de Tours va lui permettre de passer par Bourges, où son épouse s’accommode de son absence en cultivant l’art de paraître et la respectabilité. Leur fils aîné entre dans les ordres : elle veut en faire un archevêque. Jean et Guillaume, ses associés dévoués, excellent dans le développement de son commerce de « tout ce qui pouvait s’acheter ou se vendre ». Devenu l’argentier du roi, Jacques Cœur est fournisseur de la cour, consent des prêts et des crédits, mène de front la réussite de ses affaires et la réussite du roi. Enchanté des bénéfices, de son pouvoir accru, Charles VII l’anoblit. Jacques Cœur devient très riche. Macé veut qu’il leur construise un palais à Bourges ; lui, s’il goûte les plaisirs du luxe, déteste l’ostentation. Il sait que celle-ci le mettrait en danger – le roi mettra longtemps à découvrir que son argentier est à présent plus riche que lui.

    Jean-Christophe Rufin conte les ruses, les grands coups, les élans et les faiblesses de son personnage, les étapes de sa réussite fabuleuse, mais Le grand Coeur s’attache surtout à décrire l’homme intérieur, le rêveur, qui sait qu’aucune existence, si heureuse ou brillante fût-elle, ne lui suffira jamais. Un séjour en Toscane donne à Jacques Coeur l’idée de deux façades différentes pour son palais : place forte du côté du rempart, palais florentin vers le haut. 

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     Fouquet, Madone entourée de séraphins et de chérubins (Agnès Sorel)

    C’est avant sa rencontre avec la nouvelle maîtresse du roi, Agnès Sorel. Cette jeune « beauté parfaite » va transformer Jacques Cœur en personnage de cour, pour le plaisir de l’observer à distance et de la rencontrer en secret. Le danger se rapproche de cet homme audacieux et secret, de plus en plus alourdi par les obligations, alors qu’il aime tant la liberté, qui n’a pas de prix. La devise de Jacques Cœur est gravée sur son palais : « A cœur vaillant, rien d’impossible ». 

  • Ecriture

    « J’écris sur du silence, une mémoire blanche, une histoire en miettes, une communauté dispersée, éclatée, divisée à jamais, j’écris sur du fragment, du vide, une terre pauvre, inculte, stérile, où il faut creuser profond et loin pour mettre au jour ce qu’on aurait oublié pour toujours. » (Leïla - Paris, le 22 juin 1984)

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    « N’est-ce pas cette distanciation même qui constitue la littérature ? Notre écriture ne vient-elle pas de ce désir de rendre étranges et étrangers le familier et le familial, plutôt que du fait de vivre, banalement, à l’étranger ? » (Nancy – Paris, le 7 janvier 1985)

     

    Nancy Huston - Leïla Sebbar, Lettres parisiennes

  • Femmes dans l'exil

    C’est le fil des commentaires sur Assia Djebar qui a attiré mon attention sur la correspondance entre Nancy Huston et Leïla Sebbar : Lettres parisiennes. Histoires d’exil (en couverture) ou Autopsie de l’exil (sur la page de titre).

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    Ayant quitté le Canada pour l’une, l’Algérie pour l’autre, elles se sont rencontrées à Paris en contribuant à diverses publication féministes : Histoires d’elles, Sorcières, Les Cahiers du Grif. Elles se connaissent déjà depuis dix ans, « proches et à distance », quand elles décident de s’écrire, pour se parler de l’exil. Trente lettres envoyées de Paris le plus souvent, parfois d’ailleurs, qui vont les rapprocher. Du 11 mai 1983 au 7 janvier 1985.

    Leïla Sebbar aime écrire dans une brasserie, un lieu de passage, sur des papiers de hasard, voire des bouts de nappe, qu’elle range ensuite dans son sac près des enveloppes, tickets, papiers divers conservés. « Je m’incruste dans ces lieux publics, anonymes… » Nancy Huston ne fait jamais cela, pour elle c’est un cliché de « l’Américaine à Paris », ce qu’elle n’est pas. Canadienne anglaise, elle a choisi l’exil volontaire et la double nationalité. Elle n’est pas non plus une « Française authentique » et parle de son accent comme d’une « friction entre (elle)-même et la société qui (l’)entoure ».

    Nancy et Leïla s’expriment sur leur condition de femmes en exil et, indissociablement, de l’écriture qui en découle, pour l’une et l’autre. Nancy Huston a choisi d’écrire en français. Sa première réponse tapée à la machine choque Leïla Sebbar qui préfère l’encre verte habituelle des cartes postales de Nancy. Fille d’une mère française et d’un père algérien, tous deux instituteurs, elle tient beaucoup à son stylo, le même depuis dix ans : « la mobilité du stylo-plume me plaît infiniment. » Le français est sa langue maternelle, elle n’a jamais su l’arabe et pense même que, si elle avait su la langue du pays de son père, elle n’aurait pas écrit.

    Chaque matin, Nancy quitte la maison de M. pour son studio dans le Marais, à un quart d’heure de marche, se plaît dans ce quartier. Un séjour en Amérique du Nord lui a donné la nausée des platitudes échangées là-bas, même si elle est triste de quitter parents et amis pour rentrer à Paris, sa ville d’élection, quitte à passer pour une femme têtue et sans cœur.

    Leïla connaît bien cette « division » ; elle l’estime nécessaire, vitale, parce qu’elle crée le déséquilibre qui la fait exister, écrire. Elle n’a pas de lieu bien à elle, préfère l’espace public. Sa passion pour George Sand, pour Indiana en particulier, la rapproche de Nancy, « Canadienne berrichonne », qui va régulièrement dans la maison de campagne de M. située dans le Berry de Sand. Le français est sa « langue d’amour », écrit-elle.

    De Cargèse en Corse, où elle ressent l’hostilité des autochtones envers les touristes français, Leïla raconte son amour non d’une ville mais d’un pays, la France. Elle connaît mal Paris, ne cherche pas à en savoir davantage sur la ville. D’Ardenais, Nancy dit les petites catastrophes du quotidien (une bouteille de cassis pleine cassée dans la cuisine) qui la font penser à Virginia Woolf. Ils sont sept dans la maison de campagne et elle y retrouve d’une certaine façon la maison familiale qu’elle a fuie. Il n’y a qu’avec son frère, indépendantiste, qu’elle parle en français.

    De lettre en lettre, nous suivons ces deux indépendantes dans leur vie quotidienne, dans leurs déplacements, mais surtout nous en apprenons davantage sur leur passé et sur leur façon de vivre l’exil. Le père de Leïla Sebbar était un instituteur du bled, ce qui l’excluait du milieu des filles de colons à l’école. Apercevoir l’une d’elles, à Paris, qui ne l’a pas reconnue, la secoue tellement qu’il lui faut écrire cela à Nancy. Pour celle-ci, l’exclusion est plutôt liée à la religion, qui lui a été un temps un refuge ; ses parents étaient de religion différente et le remariage de son père avec une Allemande les amena à la religion anglicane, par compromis.

    Leïla Sebbar évoque souvent des femmes passionnées, rebelles, elle conservait dans une farde intitulée « Institutrices, guerrières, putains » des documents sur les « aventurières de l’école, de la guerre, de l’amour ». Femmes souvent nomades, « déplacées ». Jeanne d’Arc l’a séduite, alors que Nancy Huston la voit comme un emblème du nationalisme et de la force militaire, et refuse l’héroïsme de la violence.

    Les Lettres parisiennes sont une véritable correspondance entre deux femmes qui prennent aussi des nouvelles de leurs enfants (deux garçons pour Leïla, une fille pour Nancy, dont Leïla apprécie le prénom proche du sien, Léa). Leïla Sebbar aime enseigner, enseigner la protège de l’exil. Les questions des intellectuels qui la poussent constamment à se situer, le rejet des Arabes qui ne comprennent pas qu’avec son nom, elle ne parle pas l’arabe, tout cela renforce son sentiment d’exclusion, de non appartenance à un groupe ou une communauté.

    Nancy Huston : « j’ai accepté d’habiter cette « terre » qu’est l’écriture, une terre qui est par définition, pour chacun de ses nombreux habitants, une île déserte. » Femmes écrivains, rencontres de hasard (souvent de comptoir, pour Leïla), familles, projets d’écriture, souvenirs, condition féminine… A travers de multiples thématiques, deux femmes de lettres et d’exil se disent et se questionnent. L’exil, se demande Nancy, n’est-ce pas finalement le fantasme qui fait écrire ? « Je ne subis pas l’écart, je le cherche. »

  • Un essaim amoureux

     L’été n’est pas fini / 8     

    L'été n'est pas fini 4.jpg 

    Avant que d’avancer puissamment dans la nuit, avant que de risquer ses avalanches chaudes,

    Mesurez l’ampleur en vous d’un hiver précoce et le poids de lumière qu’il faudra lui opposer.

    Sachez que le poète n’a d’existence que dans le lieu sans privilège du doute passionné et de la ferveur menacée.

    Retournez-vous sept fois dans vos songes avant d’y bâtir un espace, fermez vos yeux sur la parole comme on mouche la bougie pour suivre l’ascension du jour.

    Vous élirez pour frontière un vent dissimulé, et ce jaillissement du souffle qui est la faveur des amants couronnés. Vous serez sur la terre d’un poignant exil, vos gestes verdiront, vous glorifierez vos yeux, soit !

    Mais chacun de vos pas désormais sera le pas d’un ermite affamé. Dans chacun de vos dons vous craindrez ce froid trembleur et inflexible qui afflige le soir. Chacun de vos regards, comme la dédicace de l’aveugle, sera l’éloge d’un fascinant secret.

    Jean-Pierre Siméon (France)

     

    Les poètes de la Méditerranée, Anthologie, Poésie/Gallimard, Culturesfrance, 2010. 

  • Paysages

     L’été n’est pas fini / 6    

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    Derrière le visage et le geste
    Les êtres laissent leur réponse
    Et la parole dite alourdie
    De celles qu’on ignore ou qu’on tait
    Devient trahison
     

    Je n’ose parler des hommes je sais si
    Peu de moi
     

    Mais le Paysage 

    Livré à mes yeux pour son reflet qui
    Est aussi son mensonge glisse dans
    Mes mots j’en parle sans remords
    Reflet qui est moi-même et le visage
    Des hommes mon unique tourment
     

     Andrée Chedid (France)

     

    Les poètes de la Méditerranée, Anthologie, Poésie/Gallimard, Culturesfrance, 2010.