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Léautaud, 1893-1956

« 1948. Jeudi 17 Juin.Je fais une fois de plus, sur moi-même, cette réflexion que j’ai déjà notée, je crois bien, à propos de la mort de Fargue : je ne suis pas, comme écrivain, un créateur. Je puis être un esprit original. Je puis même avoir une personnalité d’un certain relief. Je n’ai rien créé, je n’ai rien inventé. Je suis un rapporteur de propos, de circonstances, un esprit critique, qui juge, apprécie, extrêmement réaliste, auquel il est difficile d’en faire accroire. Rien de plus. Je peux ajouter : le mérite d’écrire avec chaleur, spontanément, sans travail, prompt et net, – et quelque esprit. » 

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 Photographe non identifié © Expertissim

De ses vingt ans jusqu’à quelques jours avant sa mort, à plus de quatre-vingts ans, Paul Léautaud (né en 1872) a écrit son Journal, pour lui-même, pour le plaisir de noter ses observations et ces « choses vraies » dont il était friand. Ce Journal littéraire, un choix de pages par Pascal Pia et Maurice Guyot, a été édité au Mercure de France où il a travaillé une bonne partie de sa vie.

Aurait-il aimé sa photo en couverture ? Pas sûr, lui que dérangeaient souvent le regard des autres sur sa personne, qui retenait l’attention. Lui-même ne se privait pas d’observer les gens, leur visage, leur allure, détaillait et devinait le physique des femmes qui lui plaisaient. « Le talent et l’abjection du sieur Léautaud-Boissard », titre d’un article sur lui dont il note la conclusion, un bel éloge littéraire, correspond bien aux impressions ambivalentes du lecteur de ces quelque 800 pages reprises aux dix-neuf volumes du Journal complet.

En plus d’un demi-siècle, un homme se transforme, mais pas le noyau dur de sa personnalité : en 1895, le jeune Léautaud porte des vers au Mercure et fait la connaissance de Vallette, le directeur, qui les accepte. « Arriver à quarante ans avec un millier de vers dont la beauté me mérite d’être bafoué, voilà ma seule ambition. Tout ce qui est l’autorité me donne envie d’injurier. C’est une force que n’admirer rien. Lire… cela m’est une vraie souffrance. »

Tout le programme d’une vie est là : écrire – même s’il va s’éloigner de la poésie pour la prose la plus simple et directe qui soit ; rager contre les institutions, l’Académie française, la police, la religion ; ne lire pour le plaisir que Stendhal et encore, pas ses romans, mais la correspondance, Brulard et les Souvenirs d’égotisme. « Je souhaite aussi écrire quelques pages qui puissent encore me plaire quand j’aurai cinquante ans. » (1896) « A côté de moi qui travaille, il y a trop souvent un autre moi qui examine, raisonne, critique et trouve toujours tout mauvais. » (1897) Refus de toute complaisance.

L’homme est répugnant : misogyne, misanthrope, antisémite, avare, cynique, égoïste. Qu’est-ce qui nous tient alors à ce Journal ? Les coulisses de la vie littéraire de son temps, les rencontres avec les écrivains qu’il croise ou qu’il côtoie, le vieux Paris où il aime déambuler, les notes sur le style – il revient obstinément à Stendhal, son modèle – voilà pour l’épithète. Mais aussi l’honnêteté avec laquelle il dépeint sa pauvre vie (il ne sen sortira que tard), sa fierté, ses rapports avec les autres, sa tristesse, son quotidien, ses manques. « On n’a qu’une vie, et qui file, qui file. »

Octobre 1904 : « Il y a aujourd’hui, à ce moment, trois ans que j’étais à Calais, que ma mère arrivait, et il y aura ce soir, vers dix heures, trois ans que j’ai pu l’embrasser, après si longtemps, près de vingt années de séparation, de silence, d’ignorance l’un de l’autre. » Sa mère l’a abandonné après la naissance. Novembre 1918 : « En rentrant ce soir à Fontenay, rue La Fontaine, le fils soldat arrivant à l’improviste, et la mère du haut de l’escalier : « C’est toi, mon enfant ? » Voilà un mot que je n’ai jamais entendu. »

Des passages tendres sur les bêtes, l’amitié de ses chats favoris, son émotion à la vue d’un homme qui ménage son vieux cheval, des pages révoltées sur la vivisection, les mauvais traitements, la chasse. Des pages féroces sur la politique, la guerre, des propos réactionnaires ou anarchistes d’un libertaire forcené. « On ne sait pas ce que les hommes sont le plus : ou bêtes, ou fous. » (1933)

Authentique, insoucieux de déplaire, Léautaud ne voulait sur sa tombe que ces deux mots « Ecrivain français ». Attaché à sa totale liberté d’écrire, il n’a supporté aucune censure : « Jamais, à aucun prix, je ne céderai sur ma liberté d’écrire ce que je veux écrire. »

Commentaires

  • misogyne, misanthrope, antisémite, avare, cynique, égoïste : ça fait beaucoup pour un seul homme
    j'ai ce livre dans ma bibliothèque mais je ne l'ai pas ouvert depuis très très longtemps ce journal est à la fois intéressant et insupportable ...grrr Mr Léautaud si vous aviez été un temps soit peu plus accorte quel plaisir !

  • Ses interviews étaient un régal d'humour, d'originalité, de bon sens et de provocation. Ce parler vrai faisait du bien. Nous aurions bien besoin d'esprit comme lui de nos jours...

  • "Insoucieux de plaire". J'ajouterai "sincère". Et c'est probablement ce qui faisait de ce grigou un être peu sympathique, mais dont l'écriture reste toujours vive et valse seule entre les méandres des modes.

  • @ Dominique : Plus de pitié pour les animaux que pour ses semblables, mal-aimé mal-aimant, tenace - à mille lieues du politiquement correct.

    @ Armelle B. : Pas encore eu le temps de chercher cela en ligne, le livre terminé hier. Parler vrai, écrire vrai, c'était sa raison première.

    @ Damien : "Simplifier, sans cesse. Le moins possible d’épithètes. Une phrase tendre et chantante par-ci par-là, comme un sourire voilé, atténuera."(1898) Ses leçons de style sont bonnes à prendre. Le sien n'a pas pris une ride.

  • Merci & bonne après-midi. La pluie cliquette contre les vitres, à ne pas mettre un chat dehors.

  • Léautaud m'a toujours fait penser à Desproges qui disait "plus je connais les hommes et plus j'aime mon chien". Entre réflexions acerbes, cyniques et désabusées, ses mots étaient souvent du vitriol, arme préférée des "anars" de tous poils, de droite comme de gauche.
    Il y avait comme un air de règlements de comptes intérieurs dans ce qu'il écrivait mais son jugement sur les hommes était sans appel et tapait souvent juste.
    Incorrigible provocateur d'un côté, aristocrate de la pensée de l'autre je me demanderai toujours jusqu'où pouvait le pousser son antisémitisme et sa fascination pour les dictateurs .
    D'ailleurs comme lui , Desproges parlait également souvent des juifs, d'Hitler, de Staline, etc...
    Qu'on l'aime ou qu'on le déteste, il restera sans doute longtemps une des figures de proue de ceux qui dérangeaient.

  • Noté ceci à propos de la librairie Lipschutz, qu'il trouve ouverte sans personne (25/7/1940), une nuance. Il apprend que les Allemands l'ont ouverte et la déménagent. "J'en ai eu un moment d'une tristesse, d'une désolation, d'une pitié. Juif, c'est entendu, mais si charmant, si courtois, si obligeant, si désintéressé ! Il y avait de petits trésors dans sa librairie. Cela devait représenter pour lui une fortune. Et les Allemands s'approprier cela ? De quel droit ! C'est un vol, absolument. On se représente le malheureux fuyant au plus vite, abandonnant tout."

  • Je n'ai jamais lu Léautaud et le réserve donc pour une prochaine lecture, espérant ne pas en sortir...répugné par l'homme mais sûrement enchanté par sa sincérité.

  • J'aurais pu écrire les mêmes mots que Christw, je ne connais que son nom.
    Bonne journée Tania, merci.

  • Léautaud chrétien détestable
    Confiait en ricanant tout bas
    Qu´avant tout une chose convenable
    C´est bien sûr celle qui ne convient pas

  • @ Christw : Intéressée mais pas enchantée, pour ma part. Bonne lecture si vous embarquez dans ce Journal.

    @ Colo : Le lire confirme bien des clichés sur l'ermite de Fontenay-aux-Roses, mais permet aussi d'aller au-delà, de ne pas l'y enfermer. Bonne après-midi, Colo.

    @ Monsieur H : Sur "l'affaire" Léautaud-Perret, je n'ai rien dit, on en trouve mille traces sur la Toile. Ce "Journal littéraire" est précédé d'une longue préface de Pierre Perret (17 pages).
    "Amour liberté vérité
    il faudra choisir".

  • Waaw, quelle photo ! Il a le look de l'emploi... celui que tu nous as présenté... prêt à en sortir une bien bonne, une bien méchante ;-)

  • Il s'est souvent laissé photographier, à voir tout ce qui est proposé sur la Toile. En revanche, pas de trace de son portrait par Matisse, détruit comme d'autres qui ne lui plaisaient pas.

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