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famille - Page 33

  • Une agence à Téhéran

    Zoyâ Pirzâd m’avait charmée en décrivant la vie quotidienne en Iran à travers des personnages attachants dans C’est moi qui éteins les lumières ou Un jour avant Pâques. On s’y fera (traduit du persan (Iran) par Christophe Balaÿ) est un roman d’une atmosphère et d’un ton très différents, il comporte de nombreux dialogues.

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    Édifice Ettehâdiyeh
    (Source : La trace de l’histoire dans les anciennes maisons de Téhéran)

    A nouveau, les femmes y jouent les premiers rôles : Arezou, une femme divorcée, indépendante, dirige l’agence immobilière depuis la mort de son père ; avec sa fille Ayeh, étudiante à l’université, la relation est tendue, et aussi avec Mah-Monir, sa mère qui aime tout régenter et prend volontiers le parti de sa petite-fille contre elle. Arezou peut compter, au bureau et en privé, sur l’appui d’une amie, Shirine, qui se charge d’écarter les appels téléphoniques importuns.

    Un de leurs clients, monsieur Zardjou, est à la recherche d’un appartement « haut de plafond, et qui plus est dans un immeuble en briques, lumineux, spacieux, avec de grandes chambres, un salon donnant sur la montagne », bref, cet homme exigeant rêve d’un bien de caractère, quasi introuvable. Shirine persuade Arezou d’aller lui montrer une maison ancienne disposant d’une belle cour avec des kakis.

    La vieille maison plaît effectivement à Zardjou qui prend son temps pour la visiter, pose des questions, demande même son avis sur la couleur qu’elle conseillerait pour les murs. Arezou, impatiente, a l’impression de perdre son temps, laisse tomber son téléphone qui se casse. Elle râle intérieurement, mais tout va changer quand Zardjou conclut sur le pas de la porte : « J’achète ».

    Arezou et Shirine vont souvent manger ensemble, elles ont leurs habitudes dans les restaurants. Quand Arezou lui raconte cette visite, Shirine la surprend en lui disant que cet homme courtois « en pince » sans doute pour elle. Arezou a l’habitude d’entendre sa mère proposer de bons partis pour Ayeh, elle s’étonne que son amie, opposée par principe au mariage, la pousse dans les bras d’un homme.

    Pour Shirine, il n’est pas question d’un nouveau mari ; elle voit Zardjou comme « une aspirine » pour Arezou : quelqu’un qui l’apaiserait avec de gentilles attentions, des fleurs, des gâteries, sans plus. Les échanges entre ces deux femmes actives (comme on dit) qui se disent tout (jusqu’à un certain point) sont révélateurs de la façon dont elles se débrouillent pour conserver leur liberté malgré les contraintes sociales auxquelles elles doivent encore se soumettre.

    On s’y fera dépeint un mode de vie bourgeois contemporain dans une ville de Téhéran livrée aux promoteurs immobiliers, où subsistent çà et là des traces de vie à l’ancienne. Les relations conflictuelles d’Arezou avec sa mère et avec sa fille, sa nervosité permanente contrastent avec le calme et la patience de Zardjou. Celui-ci, prévenant, va peu à peu bouleverser ses habitudes, ses préjugés, sa manière de considérer les autres.

    Zoyâ Pirzâd raconte leur histoire sur un ton très familier. On la lit jusqu’au bout par curiosité et on découvre à travers ces vies de femmes une société iranienne pas si éloignée de la nôtre qu’on ne pourrait l’imaginer. Ce roman laisse moins de place à la délicatesse par laquelle cette romancière m’avait touchée jusqu’à présent. Dans un entretien au Monde, elle confiait son souci de « ne jamais ennuyer le lecteur ». Pour résumer mon impression sur On s’y fera, j’emprunterai un titre à Heinrich Böll : un « portrait de groupe avec dame », à l’iranienne.

  • Sans réfléchir

    JCO couverture.jpg« J’avais épargné à Minette le dessin raciste. Elle ne savait rien de la Vénus hottentote parce que je l’avais détruite, déchirée en morceaux, quelques minutes après l’avoir découverte sur le sol.

    Quiconque était responsable, quiconque haïssait Minette, habitait certainement Haven Hall. C’était, sans doute, c’était sûrement la ou les mêmes personnes qui avaient pris son anthologie de littérature et l’avaient endommagée. Personne d’autre n’aurait pu accéder aussi facilement à notre appartement du troisième, et personne d’autre ne pouvait avoir autant d’animosité envers Minette. […]

    L’une des traditions révérées du Schuyler College était son code de l’honneur. On signait un serment, on jurait de ne pas tricher et de ne pas protéger celles qui trichaient. Ne pas signaler une tricherie était presque aussi grave que de tricher. Les étudiantes qui violaient le code de l’honneur étaient sévèrement punies, du moins en théorie. J’avais donc peut-être eu tort de ne pas signaler le dessin raciste. J’avais réagi impulsivement, sans réfléchir. »

    Joyce Carol Oates, Fille noire, fille blanche

  • Noire, blanche

    En lisant le roman de Joyce Carol Oates, Fille noire, fille blanche (2006, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, 2009), drame de la culpabilité et de la honte, de la vérité et du mensonge, j’ai repensé à ce qu’a écrit la romancière américaine dans Paysage perdu : « La solitude fait de nous tellement plus que ce que nous sommes au milieu de gens qui prétendent nous connaître. »

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    « J’ai décidé de commencer un texte sans titre. Ce sera une exploration, je pense. Une enquête sur la mort de Minette Swift, ma camarade de chambre à l’université, disparue il y a quinze ans cette semaine, à la veille de son dix-neuvième anniversaire, le 11 avril 1975. » Ainsi commence le préambule où la narratrice. Genna, ajoute : « j’étais celle qui aurait pu la sauver, et je ne l’ai pas fait. Et personne ne l’a jamais su. » Son père disait : « Certaines vérités sont des mensonges. »

    Lors d’une forte tempête à l’automne 1974, une fêlure, due à la chute d’une branche, apparaît dans la vitre au-dessus du bureau de Minette : Genna et elle partagent depuis peu une chambre à Haven Hall, une résidence qui accueille des étudiantes boursières. Minette est la fille d’un pasteur noir ; Genna celle d’un avocat blanc, descendant de la riche famille d’Elias Meade, le fondateur de leur université, Schuyler College.

    Genna qui n’a pas de bourse fait tout pour ne pas être perçue « comme une jeune Blanche gâtée et privilégiée. » Haven Hall est réputée réunir des jeunes femmes « de races, de religions, d’horizons ethniques et culturels différents », un modèle d’intégration. A Chadds Ford, leur « manoir français » célèbre pour son délabrement et ses vingt-cinq hectares, Genna Meade avait une grande chambre mais un mode de vie « spartiate » comme ses parents, Max et Veronica, et son frère Rickie qui a « rompu avec les idéaux des Meade pour étudier la finance à l’université de Pennsylvanie », indifférent aux questions sociales.

    « Dès le début, Minette fut une énigme pour moi. Un mystère et un éblouissement. Je me sentais gauche en sa présence, ne savais jamais quand elle était sérieuse et quand elle ne l’était pas. » Eduquée dans le rejet du christianisme, Genna est fascinée par l’affiche que Minette a collée près de son bureau, une grande croix dorée sur fond fluo et, en capitales rouge sang, « Je suis la voie la vérité et la vie ».

    Le 8 août 1974 a été une journée historique pour les Meade. Max, un activiste de gauche radical, criait après sa fille pour qu’elle vienne voir Nixon annoncer sa démission, la chute du président criminel, un miracle ! « Mad Max » au crâne rasé méprise la télévision, mais pour la circonstance, son père et Veronica (sa mère refuse depuis sept ans, depuis son retour après une longue absence, d’être appelée autrement) fêtent l’événement au whisky. « Et voici le détail choquant : Max se penchant brusquement en avant et crachant sur l’écran. »

    La première fois que Genna a vu Minette, sans la connaître, c’était lors de la journée d’accueil : Veronica tenait à ce qu’elles revisitent la demeure Elias Meade. « Le paradoxe des Meade était le suivant : ils comptaient parmi les familles fortunées de Philadelphie mais, parce que quakers, ils menaient une vie spartiate. Dès sa jeunesse, Elias Meade avait fait don de son argent, convaincu que L’argent est une bénédiction qui devient vite une malédiction. » D’où l’ameublement minimal, fonctionnel. Une pièce y était consacrée à Generva Meade, « féministe militante et éducatrice », l’arrière-grand-mère de Genna qui porte son prénom.

    Dès le début, ses attentions sont repoussées par Minette, qui ne s’entend avec personne. Elle est bientôt victime de divers incidents, comme la disparition de sa coûteuse anthologie de littérature américaine, ce qui fait naître un climat de suspicion. Genna s’étonne de la foi débordante et de la boulimie de Minette. Mais elle la défend toujours devant les autres qui la trouvent arrogante, bizarre.

    Depuis longtemps, Genna s’inquiète des comportements des autres, que ce soient ses propres parents, puis leurs protégés accueillis dans leur maison (l’un tente de se suicider). Son père, trop proche de ses clients, est surveillé par le FBI. Les confidences à demi-mot de sa mère à son sujet ne font qu’augmenter son angoisse quand Max disparaît pour de longues périodes.

    Fille noire, fille blanche raconte le trouble de Genna face à Minette. Elle voudrait la persuader de voir en elle une alliée, mais sa camarade reste fondamentalement secrète. Si Genna se confie davantage, elle a aussi appris à cacher tout un pan de la vérité familiale. Son inquiétude sur les deux tableaux ira crescendo – on connaît l’art de Joyce Carol Oates pour accroître peu à peu la tension, fouiller « le labyrinthe secret des consciences » (Nathalie Crom, Télérama) La fin tragique et l’épilogue permettront de comprendre la réponse de Genna à son père : « Aucune vérité ne peut être mensonge. »

  • Dieu psychothérapeute

    En écoutant Boris Cyrulnik présenter son dernier livre à La Grande Librairie, je me suis dit que je préfère généralement l’écouter que le lire ; sa pensée me semble plus fulgurante quand il parle. Il n’est pas écrivain, mais neuropsychiatre, il est vrai. J’étais en pleine lecture de Psychothérapie de Dieu (2017), dont le sens du titre s’éclaire dans l’avant-propos : « Dieu psychothérapeute ou l’attachement à Dieu ».

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    © Taf Wallet, Lumière de Dieu

    « Six petits vieux âgés de 12 ans avaient été des enfants-soldats ». Un de ces enfants broyés par la guerre du Congo lui a demandé « pourquoi il ne se sentait bien qu’à l’église ». Elie Wiesel, plongé dans l’enfer d’Auschwitz à 14 ans, y a survécu « avec une déchirure intime » : pourquoi Dieu avait-il permis cela ? Cyrulnik, incapable de leur répondre, a mené une enquête – « ce livre voudrait bien éclairer ce qui, dans l’âme humaine, tisse l’attachement à Dieu. »

    Tout part du socle familial : « un enfant qui n’a jamais été aimé ne peut réactiver la mémoire d’un bonheur qu’il n’a jamais connu ». Une famille aimante ou un substitut affectif constitue une « base de sécurité ». Définissant l’extase, qui peut être « déclenchée par une substance chimique autant que par une représentation mentale », comme la sensation intense de « se sentir hors de soi, transporté », Cyrulnik tente de définir le profil neurophysiologique des « âmes troublées » qui s’apaisent en s’élevant vers Dieu.

    Selon lui, les athées ont le lobe gauche du cerveau dominant et plutôt euphorisant, un fait peut-être lié à un développement paisible, ce qui expliquerait qu’ils aient moins besoin de « la réaction spirituelle de défense ». Les croyants, face à la guerre ou à la précarité sociale, doivent s’entraîner pour développer un mécanisme de défense et, quand ils trouvent dans ce contexte « une spiritualité et une religiosité », arrivent à vaincre leur difficulté à vivre.

    « La religion est un phénomène humain majeur qui structure la vision du monde, sauve un grand nombre d’individus, organise presque toutes les cultures… et provoque d’immenses malheurs ! » D’où l’intérêt de « comprendre cette terrifiante merveille », d’étudier « l’attachement à Dieu » à l’aide de la psychologie « développementale », des expériences psychosociales et des découvertes récentes du fonctionnement cérébral.

    « La religion est un phénomène relationnel et social, alors que la spiritualité est un prodige intime. » Le premier attachement d’un être humain va, par imprégnation, à sa langue maternelle et au Dieu de sa famille ou bien à autre chose, par exemple une utopie sociale ou un « éden matérialiste ». « Les milieux qui n’offrent rien à leurs enfants les privent de tuteurs de développement, ils en font des errants sans rêves et sans projets dans un désert de sens où les gourous viennent faire leur marché. »

    On comprend rapidement pourquoi Cyrulnik considère Dieu comme un thérapeute, la religion fonctionnant comme une niche mentale affective sécurisante, « une aide paisible pour ceux qui avaient acquis un attachement sécure ». Ceux qui « aiment gaiement Dieu comme ils aiment les hommes » sont apaisés par la relation d’aide. La forme que Dieu prend diffère selon les religions. Le travail psychique modifie le fonctionnement et la structure de certaines zones du cerveau.

    « La tolérance parentale, en supprimant les cadres, désoriente les jeunes. » Cyrulnik observe que les parents « démocratiques » qui veulent laisser leurs enfants complètement libres les voient parfois se convertir à une religion totalitaire ou extrême, souvent à travers la rencontre d’un gourou. Le milieu social joue aussi un rôle important : au Danemark « où chacun est attentif à l’autre », l’athéisme règne, la religion est inutile. Dans un milieu rude, la religion sécurise.

    Psychothérapie de Dieu explore les situations diverses, les liens entre les croyances et les émotions, la manière d’affronter la souffrance, qu’on soit croyant ou non-croyant. Sur la terre, l’extension discrète de la minorité de 500 millions de non-croyants (pour 7 milliards de croyants) coexiste aujourd’hui avec l’affirmation voyante de toutes les religions.

    Certaines généralités font réagir. « La religion calme la peur de vivre », « Les sans-dieu acceptent volontiers l’incertitude »… Boris Cyrulnik aborde son sujet sous de nombreux angles, s’appuyant le plus souvent sur des études et sur l’observation : mariages arrangés ou non, bénéfices des rituels religieux, santé mentale… Son essai montre que la relation avec Dieu « aide à affronter les souffrances de l’existence et à mieux profiter du simple bonheur d’être ».

  • Bonheur

    parisa reza,les jardins de consolation,littérature française,roman,iran,xxe,famille,éducation,histoire,culture« Durant quinze ans, elle n’a retiré son tchador qu’à l’intérieur des pièces exiguës où ils logeaient, ou parfois seule dans la plaine, courts moments qu’elle volait à la vie à l’abri des regards. Maintenant, elle passe la plupart de son temps à travailler dans son jardin sans tchador et roubandeh. Et, parfois, elle s’amuse à grimper en haut de son mûrier, à monter sur son toit, ou à jouer avec son fils dans son jardin. Et sa peau, qui n’avait pas connu le soleil pendant toutes ces années, noircit à vue d’œil et son teint devient celui de Sardar, et ils reconnaissent ensemble que le bonheur a une couleur. »

    Parisa Reza, Les jardins de consolation