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famille - Page 37

  • Paysage perdu, JCO

    Joyce Carol Oates a sous-titré Paysage perdu (2015, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, 2017) « De l’enfant à l’écrivain ». Ce récit autobiographique montre la façon dont sa vie « (d’écrivain, mais pas uniquement) a été modelée dans la petite enfance, l’adolescence et un peu au-delà ». Ce « paysage des premiers temps » est aussi un véritable paysage rural, dans l’ouest de l’Etat de New York, au nord de Buffalo.

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    « Au commencement, nous sommes des enfants imaginant des fantômes qui nous effraient. Peu à peu, au cours de nos longues vies, nous devenons nous-mêmes ces fantômes, hantant les paysages perdus de notre enfance. » Ce récit en séquences est nourri d’articles reproduits ou remaniés. La fille de Carolina Bush et de Frederic Oates y fait leur portrait et surtout y relate concrètement ses liens très forts avec ses parents, jusqu’à leur mort.

    Son père travaillait dans une usine parce que la petite ferme dans laquelle ils vivaient ne suffisait pas à les nourrir. Toute petite, Joyce Carol y avait un animal préféré, « Heureux le poulet », qui la suivait partout et qu’elle caressait. Plus tard, ce seront surtout des chats. Vingt ans après sa mère, elle va dans la classe unique à l’école du district ; elle aime apprendre. Son père, toujours très actif, apprend à piloter un Piper Cub, peint des lettres pour des enseignes durant son temps libre.

    JCO, enfant solitaire et secrète, a un premier coup de cœur littéraire pour Alice, cadeau de sa grand-mère juive, Blanche Morgenstern, qui lui offrira aussi sa première machine à écrire. La romancière sait que la mémoire est trompeuse et qu’écrire sur le passé est un exercice périlleux. « C’est la transcription des émotions, non celle des faits, qui intéressent l’écrivain. » « L’écrivain est un déchiffreur d’indices – si l’on entend par « indices » un récit souterrain et discontinu. »

    Promenade du dimanche, harcèlement des garçons qu’elle fuit en courant très vite, rapprochement avec la fille d’une voisine battue par son mari, fréquentation d’une église méthodiste, puis protestante (sans jamais croire en l’existence de Dieu), les relations de Joyce Carol avec les autres sont timides et souvent décevantes. Elle perd son amie Cynthia, d’un milieu aisé, pour qui elle a fait tant d’efforts, chez qui elle était reçue, et qui finira par se suicider.

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    Carolina Oates et Joyce, dans le jardin de la maison de Millersport, mai 1941 © (Fred Oates) in Paysage perdu

    « La solitude fait de nous tellement plus que ce que nous sommes au milieu de gens qui prétendent nous connaître. » Quand après son frère Robin naît une petite sœur, le jour même de ses dix-huit ans, l’honneur que lui font ses parents en la laissant choisir son prénom – contente du sien, elle l’appellera Lynn Ann – elle vivra une autre perte : celle qui lui ressemble comme une sœur jumelle est autiste et n’aura jamais de contact avec elle.

    Les études, la lecture, l’écriture, voilà l’autre noyau de sa vie. Les bibliothèques font son bonheur, les revues littéraires. Sa première nouvelle est publiée dans « Mademoiselle » à dix-neuf ans. En 1960, JCO sort « major » de sa promotion. « Cela a été le mantra de ma vie. Je n’ai pas d’autre choix que de continuer. » Le troisième cycle la déçoit, une approche de la littérature plus érudite, centrée sur les « notes de bas de page », mais elle y rencontre son mari, Raymond Smith ; tous deux enseigneront.

    Lynn Ann détruit tout. Ses parents protègent sa petite sœur avec un amour total. Muette et coupée du monde, elle sera placée à quinze ans dans une institution pour handicapés mentaux. Devant cette « vie sans langage » qui met sa sœur en opposition avec elle, la romancière écrit : « Pas ce que nous méritons, mais ce qui nous est donné. Pas ce que nous sommes, mais ce qu’il nous est donné d’être. »

    En revenant sur ses années universitaires, Joyce Carol Oates se souvient de son épuisement à cette époque : insomnies, lectures accumulées, tachycardie. Elle s’y est fait une amie qui lui fera ressentir « le frôlement des ailes de la folie ». Quand elle échoue à l’oral d’admission au doctorat, son mari l’encourage : « tu vas pouvoir écrire ». Bien des années plus tard, elle sera reçue docteur honoris causa à Madison ; à 61 ans, on y donnera un grand dîner en son honneur : « Je pense que nous sommes tous des chats à neuf vies, ou même davantage. Nous devons nous réjouir de notre félinité insaisissable. »

    Auprès de Ray, JCO connaît une nouvelle atmosphère de bien-être, intimité, contemplation. Paysage perdu raconte leurs déménagements successifs, en fonction de leurs charges de professeurs, et ses succès littéraires, avant de revenir sur les figures aimées de ses parents. Le recueil se termine avec « Les courtepointes de ma mère », un très bel hommage à sa mère qui lui a cousu tant de belles choses.

  • Libre arbitre

    Kosmas à Eliot :

    Arditi Points.jpg« Bien sûr, il y a le destin, ses coups de dés, les désordres qu’il sème à tout-va. Pourtant, le libre arbitre existe. Dans les choses petites ou grandes, nous avons toujours une part de liberté, petite ou grande, elle aussi. Moi, lorsque je me sens à deux doigts d’être emporté par la colère, je fais la promenade qui, du monastère, mène jusqu’au phare. Cela n’a l’air de rien. Et pourtant… Cette promenade me transforme chaque fois. Je la poursuis jusqu’à son extrême pointe, là où, par gros temps, les vagues s’écrasent contre les rochers. J’en reviens trempé mais calmé. Et cette promenade, je l’ai faite de ma seule volonté. A toi de chercher ce qui, dans ta vie, dépendra de ta seule volonté. Ne serait-ce qu’une promenade le long de la mer. C’est ta part de libre arbitre. »

    Metin Arditi, L’enfant qui mesurait le monde

  • L'enfant qui mesurait

    L’enfant qui mesurait le monde est peut-être le roman le plus connu de Metin Arditi, le plus aimé aussi, et il le mérite bien. Comment ne pas se laisser émouvoir par cette belle rencontre entre Eliot, un architecte américain venu enterrer sa fille sur une île grecque et Yannis, le garçon spécial de Maraki qu’elle élève seule, depuis qu’elle est séparée de son père, Andreas, le maire de Kalamaki ?

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    Racontée en courts chapitres, leur histoire explore les liens entre parents et enfants et bien plus que cela, même si c’est une part essentielle (son dernier récit paru parle de son père). Née aux Etats-Unis, où les parents grecs d’Eliot Peters étaient allés chercher du travail après la guerre (son père tenait une taverne), sa fille Dickie (pour Evridiki, Eurydice, le prénom de sa grand-mère) était passionnée de théâtre. C’est en rencontrant le prêtre Kosmas qu’Eliot découvre comment elle est décédée, accidentellement, sur ce qui reste des gradins d’un théâtre antique, près d’un monastère.

    L’endroit est d’une telle beauté, et les habitants de l’île si gentils avec lui, que l’architecte décide de vendre sa maison de New York et sa part dans le cabinet d’architectes pour s’établir à Kalamaki. Il y achète une maison juste à côté de celle de Maraki et Yannis. Dickie a laissé des tas de notes sur ses recherches et ses projets, Eliot veut à présent prendre le temps de s’y intéresser vraiment, de relire ses courriels trop vite lus ; il veut comprendre pourquoi elle a voulu rester sur cette île.

    Parce qu’un jour Yannis a failli se noyer, Maraki lui donne patiemment, semaine après semaine, des leçons de natation. L’enfant renâcle, il lui faut ruser pour le faire progresser, et cela passe par les nombres : compter les pas, les objets, le nombre de gens assis au café Stamboulidis, retenir le poids de la pêche du jour – le travail de Maraki, qui pêche seule à la palangre. Comment aider à grandir un enfant autiste, tel est le défi de sa mère.

    L’intrigue de L’enfant qui mesurait le monde se déroule dans la Grèce actuelle, en proie au déclin économique, où chacun se débrouille pour survivre malgré l’austérité imposée par la Communauté européenne. Quand un grand groupe immobilier projette de construire à Kalamaki un complexe hôtelier de luxe, le Périclès Palace, la plupart des habitants y voient, comme le maire qui défend le projet, une promesse de progrès pour l’économie et l’emploi sur l’île. Pas tous. Certains craignent de voir la côte dévastée, bétonnée. Une journaliste pourtant connue pour ses articles critiques, contactée par InvestCo, accepte de présenter le projet dans son journal, malgré ses problèmes de conscience.

    Le cœur du roman n’est pas là, mais dans la personnalité de Yannis, le garçon qui épuise sa mère. Eliot, admiratif devant certains comportements de l’enfant qui réalise de magnifiques pliages pour s’apaiser, va s’occuper de lui de plus en plus souvent. A son écoute, convaincu de son intelligence, il va devenir pour lui un véritable mentor. En retour, Yannis lui apprendra à sa manière à mieux comprendre l’ordre du monde.

    Metin Arditi propose dans ce roman une belle approche de la magie des nombres, notamment du Nombre d’Or essentiel dans l’art des justes proportions. Il revisite avec simplicité le génie de la Grèce antique et chante la beauté des sites et paysages grecs. Comme dans Le Turquetto, le romancier mêle au destin des personnages une réflexion sur la vie, des paroles de sagesse ou de spiritualité, empreintes d’un profond amour de l’humanité et d’un puissant désir de paix.

  • Sans terre

    Agus Terres promises.jpg« Raffaele se gardait bien de se mêler à ces disputes, et Ester profitait du silence de son mari. Elle aurait fait n’importe quoi, vraiment n’importe quoi pour retrouver son patio et vivre sous son toit de tuiles et à l’ombre de son palmier, dans son jardin.

    Alors, Felicita tentait le chantage affectif. Ses parents, eux, étaient de vrais Sardes. Elle n’était rien, elle, ni sarde, ni continentale. Une sans terre. Et puis, en Sardaigne, toutes les filles de son âge avaient déjà un fiancé, or les garçons sardes ne sortaient pas avec des grosses filles comme elle, à seize ans elle serait déjà au rebut. A Milan, qu’on soit fiancée, célibataire, trop maigre ou trop grasse, tout le monde s’en moquait. Au village, ça jugeait, ça critiquait. Ici, une grosse fille se fondait dans la foule, dans les fumées et la brume. »

    Milena Agus, Terres promises

  • Rêves d'ailleurs

    Depuis Mal de pierres (2007), Milena Agus a écrit diverses histoires grâce aux « trouvailles pleines d’esprit » de trois femmes qu’elle remercie au début de Terres promises, reconnaissant s’être « toujours dépêchée de les écrire, pour en conserver la malice et la gaieté ». Ce dernier roman paru tourne autour de trois pôles : la Sardaigne, la famille et un leit-motiv, « l’herbe est plus verte ailleurs », qui devient ici dans la bouche de ses personnages : « Comment peut-on vivre dans un endroit pareil ? »

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    Cela commence avec Ester, la fiancée de Raffaele, que son engagement volontaire dans la marine de guerre n’a pas découragée : elle sait qu’il n’était pas fasciste, mais fuyait une vie d’ouvrier, de berger ou de paysan. Emprisonné au camp pour avoir refusé de servir Hitler, il en est revenu avec l’amour du jazz, grâce à un trompettiste noir américain. Marin à Gênes, il n’a pas oublié Ester dont il est tombé amoureux « parce qu’elle était différente, blonde dans un monde de brunes, avec un petit visage fin et doux parmi toutes ces femmes à l’air sévère. »

    Felice, le frère d’Ester, au chômage après avoir fait la guerre en Afrique, ne supporte pas les Américains et leur préfère l’Union soviétique, ce qui provoque de nombreuses disputes avec Raffaele. Fragile du cœur, mal-aimé de sa mère, Felice finit par se jeter dans un puits. Quand la fille d’Ester et de Raffaele vient au monde – « l’épisode le plus facile de la vie d’Ester » –, elle reçoit le nom de Felicita et grâce à elle, la vie de sa mère devient plus gaie : « elle avait le sentiment d’être arrivé là où elle avait toujours désiré être. Parfois. »

    Son emploi perdu, Raffaele installe sa famille à Milan, « la grise, la brumeuse, la sans vent », dans un deux-pièces rien qu’à eux. Ni Felicita ni sa mère n’ont l’air sarde, la fillette rêve de cette île comme d’une « terre mystérieuse ». Quand elle va pour la première fois chez sa grand-mère maternelle, en deuil de son mari et de son fils, au perpétuel air mécontent, elle déchante. Felicita ne comprend pas que sa grand-mère qui n’a jamais vu la mer refuse même qu’on l’y emmène. Au village, mariée le même jour qu’Ester, Donna Dolorès, déjà veuve, habite la « somptueuse demeure des Sisternes » avec son fils, Pietro Maria : Felicita adore les voir passer en calèche et tombe amoureuse de « l’orphelin triste », enfant unique comme elle.

    A Milan, où ils retournent vivre dans leur HLM, Ester rêve de retourner vivre en Sardaigne, dans une maison avec un jardin. Quand elle tombe malade, Raffaele cède à son rêve, dans l’espoir qu’elle renaisse sur son île. « Une terre promise, allons donc ! On construisait partout des villages touristiques et on bitumait les routes menant aux plages. Sans répit, sans l’ombre d’un regard amoureux et respectueux de la nature. Ca déracinait, ça incendiait, réduisant en cendres des hectares et des hectares de maquis méditerranéen pour pouvoir bâtir. » Refusant de travailler pour la pétrochimie ou la construction, Raffaele cultive avec succès son potager et travaille la terre, avant d’être engagé dans une usine alimentaire.

    Le fils de Donna Dolores, contre toute attente, s’intéresse à Felicita, rencontrée à une fête où elle a apprécié son petit groupe de musiciens de jazz. Pietro Maria rêve d’un piano, mais sa mère n’en veut pas, alors il joue de la guitare. Leurs fiançailles font jaser – une communiste et un ennemi du peuple. Leur entente est surtout sexuelle, dans la voiture, loin du village. En réalité, son fiancé n’est pas vraiment amoureux d’elle, et Felicita, quoique enceinte, menace de tout annuler, malgré les préparatifs de mariage.

    Dans un entretien au Point, Milena Agus confiait ceci : « J’ai grandi à Milan, mais je devais pour des raisons de santé me rendre au bord de la mer et séjourner chez des personnes âgées à Gênes. Je leur posais sans arrêt des questions sur leur passé, je voulais les connaître, le seul moment présent ne me suffisait pas. Tout ce qui concerne la bourgade familiale de Sanluri et plus généralement la Sardaigne, c’est à ma mère que je le dois car elle m’en racontait tout. Et pour en savoir plus, je demandais à mes tantes, et à toute la famille, de tout me dire sur nos origines. »

    Les aventures de Felicita, bien en chair et au bon caractère, consituent le noyau du roman. Sa vie n’est pas facile, mais amie de tous, avec son prénom prédestiné, elle est vraiment douée pour le bonheur. Le trouvera-t-elle ? Milena Agus suit les rêves d’ailleurs de ses personnages et place autour d’eux des êtres parfois attachants, souvent excessifs, « farouchement décalés » (Christine Ferniot, Télérama). Terres promises balance entre vérité psychologique, approche réaliste, humour et tendresse ; j’ai eu l’impression que la romancière, envers et contre tout, voulait en faire un conte divertissant.

    * * *

    Bonnes lectures de septembre & au plaisir de découvrir
    vos commentaires à mon retour de vacances. 

    Tania