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  • Sans terre

    Agus Terres promises.jpg« Raffaele se gardait bien de se mêler à ces disputes, et Ester profitait du silence de son mari. Elle aurait fait n’importe quoi, vraiment n’importe quoi pour retrouver son patio et vivre sous son toit de tuiles et à l’ombre de son palmier, dans son jardin.

    Alors, Felicita tentait le chantage affectif. Ses parents, eux, étaient de vrais Sardes. Elle n’était rien, elle, ni sarde, ni continentale. Une sans terre. Et puis, en Sardaigne, toutes les filles de son âge avaient déjà un fiancé, or les garçons sardes ne sortaient pas avec des grosses filles comme elle, à seize ans elle serait déjà au rebut. A Milan, qu’on soit fiancée, célibataire, trop maigre ou trop grasse, tout le monde s’en moquait. Au village, ça jugeait, ça critiquait. Ici, une grosse fille se fondait dans la foule, dans les fumées et la brume. »

    Milena Agus, Terres promises

  • Rêves d'ailleurs

    Depuis Mal de pierres (2007), Milena Agus a écrit diverses histoires grâce aux « trouvailles pleines d’esprit » de trois femmes qu’elle remercie au début de Terres promises, reconnaissant s’être « toujours dépêchée de les écrire, pour en conserver la malice et la gaieté ». Ce dernier roman paru tourne autour de trois pôles : la Sardaigne, la famille et un leit-motiv, « l’herbe est plus verte ailleurs », qui devient ici dans la bouche de ses personnages : « Comment peut-on vivre dans un endroit pareil ? »

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    Cela commence avec Ester, la fiancée de Raffaele, que son engagement volontaire dans la marine de guerre n’a pas découragée : elle sait qu’il n’était pas fasciste, mais fuyait une vie d’ouvrier, de berger ou de paysan. Emprisonné au camp pour avoir refusé de servir Hitler, il en est revenu avec l’amour du jazz, grâce à un trompettiste noir américain. Marin à Gênes, il n’a pas oublié Ester dont il est tombé amoureux « parce qu’elle était différente, blonde dans un monde de brunes, avec un petit visage fin et doux parmi toutes ces femmes à l’air sévère. »

    Felice, le frère d’Ester, au chômage après avoir fait la guerre en Afrique, ne supporte pas les Américains et leur préfère l’Union soviétique, ce qui provoque de nombreuses disputes avec Raffaele. Fragile du cœur, mal-aimé de sa mère, Felice finit par se jeter dans un puits. Quand la fille d’Ester et de Raffaele vient au monde – « l’épisode le plus facile de la vie d’Ester » –, elle reçoit le nom de Felicita et grâce à elle, la vie de sa mère devient plus gaie : « elle avait le sentiment d’être arrivé là où elle avait toujours désiré être. Parfois. »

    Son emploi perdu, Raffaele installe sa famille à Milan, « la grise, la brumeuse, la sans vent », dans un deux-pièces rien qu’à eux. Ni Felicita ni sa mère n’ont l’air sarde, la fillette rêve de cette île comme d’une « terre mystérieuse ». Quand elle va pour la première fois chez sa grand-mère maternelle, en deuil de son mari et de son fils, au perpétuel air mécontent, elle déchante. Felicita ne comprend pas que sa grand-mère qui n’a jamais vu la mer refuse même qu’on l’y emmène. Au village, mariée le même jour qu’Ester, Donna Dolorès, déjà veuve, habite la « somptueuse demeure des Sisternes » avec son fils, Pietro Maria : Felicita adore les voir passer en calèche et tombe amoureuse de « l’orphelin triste », enfant unique comme elle.

    A Milan, où ils retournent vivre dans leur HLM, Ester rêve de retourner vivre en Sardaigne, dans une maison avec un jardin. Quand elle tombe malade, Raffaele cède à son rêve, dans l’espoir qu’elle renaisse sur son île. « Une terre promise, allons donc ! On construisait partout des villages touristiques et on bitumait les routes menant aux plages. Sans répit, sans l’ombre d’un regard amoureux et respectueux de la nature. Ca déracinait, ça incendiait, réduisant en cendres des hectares et des hectares de maquis méditerranéen pour pouvoir bâtir. » Refusant de travailler pour la pétrochimie ou la construction, Raffaele cultive avec succès son potager et travaille la terre, avant d’être engagé dans une usine alimentaire.

    Le fils de Donna Dolores, contre toute attente, s’intéresse à Felicita, rencontrée à une fête où elle a apprécié son petit groupe de musiciens de jazz. Pietro Maria rêve d’un piano, mais sa mère n’en veut pas, alors il joue de la guitare. Leurs fiançailles font jaser – une communiste et un ennemi du peuple. Leur entente est surtout sexuelle, dans la voiture, loin du village. En réalité, son fiancé n’est pas vraiment amoureux d’elle, et Felicita, quoique enceinte, menace de tout annuler, malgré les préparatifs de mariage.

    Dans un entretien au Point, Milena Agus confiait ceci : « J’ai grandi à Milan, mais je devais pour des raisons de santé me rendre au bord de la mer et séjourner chez des personnes âgées à Gênes. Je leur posais sans arrêt des questions sur leur passé, je voulais les connaître, le seul moment présent ne me suffisait pas. Tout ce qui concerne la bourgade familiale de Sanluri et plus généralement la Sardaigne, c’est à ma mère que je le dois car elle m’en racontait tout. Et pour en savoir plus, je demandais à mes tantes, et à toute la famille, de tout me dire sur nos origines. »

    Les aventures de Felicita, bien en chair et au bon caractère, consituent le noyau du roman. Sa vie n’est pas facile, mais amie de tous, avec son prénom prédestiné, elle est vraiment douée pour le bonheur. Le trouvera-t-elle ? Milena Agus suit les rêves d’ailleurs de ses personnages et place autour d’eux des êtres parfois attachants, souvent excessifs, « farouchement décalés » (Christine Ferniot, Télérama). Terres promises balance entre vérité psychologique, approche réaliste, humour et tendresse ; j’ai eu l’impression que la romancière, envers et contre tout, voulait en faire un conte divertissant.

    * * *

    Bonnes lectures de septembre & au plaisir de découvrir
    vos commentaires à mon retour de vacances. 

    Tania

     

  • Transformer

    « J’ai découvert que l’écriture, contrairement à la musique, aux langues, au sport et aux autres matières enseignées au lycée, rachète le réel, et d’une façon toute particulière. Prenez quelqu’un que personne n’aime, dans la réalité :
    si vous le transformez en personnage, vous pouvez le faire aimer beaucoup. »

     

    Milena Agus, Comme une funambule (Postface à Mal de pierres)

     

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  • La chose principale

    Mal de pierres de Milena Agus vient de sortir au format de poche. En 2006, ce roman d’une Sarde née à Gênes en 1959 a reçu un très bon accueil en traduction française, après sa sortie chez Nottetempo, une maison d’édition italienne publiant des « livres à lire la nuit, écrits en gros caractères, légers et de petit format ». L’auteur évoque ses débuts dans une postface très personnelle, intitulée Comme une funambule (2007). Elle y définit ainsi son art : « Si un lecteur me dit qu’il a pleuré et ri en lisant une de mes histoires, je suis heureuse. Car c’est ainsi que je vois la vie, misérable et merveilleuse, et communiquer exactement ce que je sens, me comble. »

     

    Le mal de pierres (des coliques néphrétiques) n’est qu’un des maux de la grand-mère de la narratrice. Sa petite-fille reconstitue sa vie par affection et comme pour réhabiliter celle qui passait pour folle dans sa propre famille et dans son village de Sardaigne. Ne s’était-elle pas, un jour, jetée dans le puits ? Désespérant d’être vieille fille à trente ans passés, sa grand-mère fut casée en 1943. Un veuf  vint se réfugier au village après le bombardement de sa maison. Elle ne ressentait rien pour lui et tenta d’échapper au mariage sans amour, mais ses parents acceptèrent la demande. Lui, au cours d’une conversation franche, accepta ses conditions : elle ne serait pas « une véritable épouse », il continuerait à fréquenter les maisons closes. C’est loin du coup de foudre imaginé par les voisines en voyant mariée un mois plus tard cette femme « avec ces beaux seins fermes, cette masse de cheveux noirs et ces yeux immenses ». 

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    A la fin de la guerre, il n’y a plus grand-chose à manger et tout devient très cher. La grand-mère écrit « dans un cahier noir à tranche rouge qu’elle cachait ensuite dans le tiroir des choses secrètes avec des enveloppes d’argent liquide. » Pour limiter les dépenses, elle demande à son mari de lui expliquer exactement « ce qui se passe avec ces femmes » et lui propose ses services. Mais elle ne réussit pas à être enceinte et souffre toujours de calculs aux reins. Les médecins lui prescrivent une cure sur le Continent, à Civitavecchia, en 1950. C’est là qu’elle rencontre le Rescapé, dans un hôtel chic fréquenté par les curistes.

     

    « Vêtu d’une façon distinguée » et séduisant, malgré sa jambe de bois (blessure de guerre),  ce marin qui souffre du même mal qu’elle aime la littérature, les poèmes, et plus que tout sa petite fille qui adore « l’école, l’odeur des livres et des papeteries ». A lui, elle ose parler pour la première fois de ce qu’elle écrit dans son cahier secret, qu’il demande à lire. Très vite, ils se font confiance, se racontent tout. Le Rescapé a une passion pour le piano, il en joue. La grand-mère lui fait un jour cette proposition : « Et si nous embrassions nos sourires ? »

     

    « D’ailleurs grand-mère disait toujours que sa vie se partageait en deux : avant et après sa cure, comme si l’eau grâce à laquelle elle avait éliminé ses calculs s’était révélée miraculeuse à tous les niveaux. » En effet, neuf mois après son retour, elle met un garçon au monde. A sept ans, il prend des leçons de piano que sa mère lui paie en faisant des ménages. Il deviendra un excellent pianiste : « Papa a toujours eu sa musique, et le reste du monde lui a toujours été complètement égal. »

     

    Mal de pierres n’est pas construit de façon chronologique. L’éclairage passe d’un personnage à l’autre, privilégiant les sentiments de la grand-mère mais brossant aussi au passage une peinture de mœurs, celles des Sardes restés sur leur île et celles de ceux qui sont allés tenter leur chance dans le Nord de l’Italie. Il y a beaucoup de pudeur dans l’évocation des sentiments, alliée à une grande franchise sur la sexualité. On suivra jusqu’au bout l’existence de cette femme qui vieillit auprès d’un homme qui l’aime peut-être plus qu’elle ne le croit en pensant à un homme qu’elle a vraiment aimé et qu’elle rêve de retrouver. C’est à sa petite-fille qu’elle se confie le plus. A qui elle dit avoir déclaré au grand-père, quand il lui racontait la mort de sa première femme, avant leur mariage : « Votre femme possédait la chose principale qui embellit tout. » Il avait répondu : « Et quelle est, d’après vous, cette chose principale, mademoiselle ? ». Elle n’avait rien ajouté. Ce n’est qu’après la mort de la grand-mère tant aimée que sa petite-fille découvrira tout ce qu’elle ne lui a pas dit.