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Récit - Page 45

  • Gloversville

    russo,richard,ailleurs,récit,littérature anglaise,etats-unis,autobiographie,mère et fils,famille,culture« Retourner à Gloversville une fois de plus était peut-être une idée folle, mais elle n’était pas nouvelle, loin de là. Autant que je pouvais en juger, elle avait commencé à germer dans le chalet que nous avions loué lors de notre arrivée dans le Maine, puis elle avait progressé et s’était éloignée au gré des fluctuations de son esprit. Le problème (j’en avais conscience depuis notre voyage dans l’Arizona), c’était qu’il existait deux Gloversville aux yeux de ma mère, celui qu’elle avait toujours essayé de fuir quand elle y vivait, et l’autre, qu’elle considérait, avec nostalgie, comme son vrai foyer chaque fois qu’elle s’en éloignait. Quand elle y habitait, c’était un endroit minuscule, isolé, fruste, borné, qui l’empêchait d’être elle-même : libre, anticonformiste, sans entraves. Mais dès qu’elle quittait le nid, ces choses qu’elle détestait prenaient un aspect plus séduisant. La petitesse tant abhorrée devenait synonyme de confort, pas besoin de voiture pour vivre là. Les personnes chères, celles-là mêmes qui violaient votre intimité et vous abreuvaient de conseils inopportuns, se trouvaient juste à côté. Et, vues de loin, elles paraissaient moins indiscrètes que prévenantes et bienveillantes ; leur sollicitude était un filet de sécurité. »

    Richard Russo, Ailleurs

  • Russo et sa mère

    Ailleurs de Richard Russo (Elsewhere, 2012, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Esch) est un récit autobiographique – « plus l’histoire de ma mère que la mienne », précise-t-il. L’auteur du Déclin de l’empire Whiting, à la mort de sa mère, entreprend de remonter le temps vécu avec elle. Fils unique d’une divorcée (son père était joueur), le romancier américain a nourri son œuvre de Gloversville, sa ville natale, une cité sans charme un temps célèbre pour ses ganteries – son grand-père maternel y travaillait.  

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    Avec sa mère, il partageait « une modeste maison avec ses parents dans Helwig Street », ses grands-parents en bas, eux en haut, dans deux appartements identiques. C’est la solution qu’elle avait trouvée pour vivre indépendante, son obsession, en leur versant un loyer. Employée chez General Electric, Jean était fière d’avoir fait son chemin « toute seule » et d’avoir « nourri, habillé et élevé » son fils. Jusqu’à la fin de sa vie, même dans la Résidence dont il réglait les frais, elle répondrait : « Oh non ! Je vis de manière indépendante. »

    En regardant avec ses filles les photos de sa mère jeune, il se rappelle ses tenues chic, son optimisme forcené, son ambition – surtout pour lui : « Toi, me répéta-t-elle durant tout le lycée, tu ne resteras pas à Gloversville. » Ses résultats lui permettent d’étudier dans l’Etat de New York, mais il observe que l’Université d’Arizona serait moins chère et à sa grande surprise, sa mère ne proteste pas. Elle a décidé de l’accompagner vers l’Ouest dans la grosse Ford Galaxie qu’il a achetée d’occasion, si terne que ses amis l’ont surnommée « la Mort Grise ».

    C’est un périple, pour quelqu’un qui vient d’avoir son permis, en compagnie d’une mère un peu « cinglée », comme disait son père. Ses grands-parents jugent déraisonnable que sa mère abandonne ainsi son emploi. Mais elle ne pense qu’au bonheur de « quitter enfin cet endroit horrible, horrible », de vivre « ailleurs ». Les choses seront plus difficiles qu’elle ne l’avait cru, et après une série de petits boulots à Phoenix, sa mère finira par rentrer à Gloversville.

    Au fil des ans, les problèmes de sa mère s’accentuent, ses exigences, ses plaintes, sa fragilité mentale. Richard Russo est d’une patience extrême avec elle, culpabilise à chacune de ses crises, s’efforce de lui faciliter la vie autant que possible. Sa femme Barbara, avec qui il a deux filles, accepte de la loger chez eux chaque fois qu’aucune autre solution n’est possible, mais c’est vite l’enfer avec quelqu’un d’aussi exigeant.

    Eux-mêmes déménagent régulièrement, « nomadisme universitaire » oblige, et à chaque fois, il faut trouver un logement pas trop éloigné pour sa mère qu’il est le seul à pouvoir calmer. Ses crises d’angoisse la mènent de dépression en dépression. Mais il admire son goût pour la lecture, qu’elle lui a communiqué, et sa bibliothèque de livres soigneusement sélectionnés alors que sa femme et lui en accumulent sans ordre ni choix véritable, pour des raisons professionnelles.

    Quand Richard Russo abandonne l’enseignement pour écrire à plein temps – le succès lui permet à présent de vivre de sa plume, malgré les contraintes qui en découlent – sa mère désapprouve, comme ses parents lorsqu’elle avait quitté Gloversville la première fois. Un jour, après un épisode de confusion totale, le bon fils devra bien accepter le diagnostic de démence et de troubles obsessionnels compulsifs chez sa mère, les signes annonciateurs lui en sont familiers depuis longtemps. 

    A la douleur d’être impuissant devant ces troubles s’ajoute une réflexion profonde sur leur ressemblance : quelle est la part d’hérédité dans cette démence – sa grand-mère en présentait des symptômes – alors que sa mère et lui sont « de la même étoffe », comme elle a toujours affirmé ? N’est-il pas lui aussi « obsessionnel, obstiné et rigide » ? Avec l’empathie, la compassion envers sa mère, cette interrogation personnelle constitue la part la plus forte d’Ailleurs. Ecrire, voilà ce qui permet à Russo de vivre avec tout cela – « Mais je ne veux plus être un petit garçon, plus jamais. »

  • Orange

    Delbo Minuit.jpg« Ou bien c’est un quartier d’orange. Il crève entre mes dents et c’est bien un quartier d’orange – extraordinaire qu’on trouve des oranges ici –, c’est bien un quartier d’orange, j’ai le goût de l’orange dans la bouche, le jus se répand jusque sous ma langue, touche mon palais, mes gencives, coule dans ma gorge. C’est une orange un peu acide et merveilleusement fraîche. Ce goût d’orange et la sensation du frais qui coule me réveillent. Le réveil est affreux. Pourtant la seconde où la peau de l’orange cède entre mes dents est si délicieuse que je voudrais provoquer ce rêve-là. Je le poursuis, je le force. Mais c’est de nouveau la pâte de feuilles pourries en mortier qui pétrifie. Ma bouche est sèche. Pas amère. Lorsqu’on sent sa bouche amère, c’est qu’on n’a pas perdu le goût, c’est qu’on a encore de la salive dans la bouche. » 

    Charlotte Delbo, Aucun de nous ne reviendra

  • Aucun ne reviendra

    Résistante communiste française, arrêtée en même temps que son mari Georges Dudach, fusillé, Charlotte Delbo est une des 230 déportées politiques du Convoi du 24 janvier (1943) parti de Compiègne pour Auschwitz-Birkenau. La plupart y meurent, elle survit. C’est à Ravensbrück que la Croix Rouge internationale la libère en avril 1945 – une des 49 survivantes du Convoi. 

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    De retour à Paris, elle reprend son travail auprès de Louis Jouvet, mais en 1946, sa mauvaise santé l’oblige à aller se soigner en Suisse. C’est pendant ce repos forcé qu’elle écrit Aucun de nous ne reviendra. Le récit ne paraîtra qu’en 1965, vingt ans plus tard, puis en 1970-71 aux Editions de Minuit, premier tome de la trilogie Auschwitz et après, suivi d’Une connaissance inutile et de Mesure de nos jours.

    Primo Levi avait trouvé un soutien dans son « intérêt jamais démenti pour l’âme humaine, et dans la volonté non seulement de survivre (…), mais de survivre dans le but précis de raconter les choses » auxquelles les déportés avaient assisté et qu’ils avaient subies (Appendice pour Si c’est un homme, 1976). Charlotte Delbo : « Aujourd’hui,  je ne suis pas sûre que ce que j’ai écrit soit vrai. Je suis sûre que c’est véridique. »

    Eclats, fragments de vie à Auschwitz. De vie ? De survie. L’arrivée : « La gare n’est pas une gare. C’est la fin d’un rail. » Et ceux qui arrivent là « se disent qu’il aurait mieux valu ne jamais entrer ici et ne jamais savoir. » Dans Aucun de nous ne reviendra, Delbo ne donne ni explications ni repères ni chronologie. Au lecteur d’abandonner sa rive et d’essayer de « la suivre à travers les méandres du texte » (Anne Martine Parent). 

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    Affiche du Théâtre du Gymnase (2013)

    Un titre et quelques pages, ou quelques lignes, seules, des vers libres. Dialogue avec celle qui porte une étoile sur la poitrine : « « Pour nous, il n’y a pas d’espoir. » Et sa main fait un geste et son geste évoque la fumée qui monte. » Spectacle inouï des cadavres dans la neige : « Il y en a plein dans la cour. Nus. Rangés les uns contre les autres. Blancs, d’un blanc qui fait bleuté sur la neige. » Scènes interminables de l’appel, au milieu de la nuit.

    « Et maintenant je suis dans un café à écrire cette histoire – car cela devient une histoire. » Aucun nom, parfois un prénom, le plus souvent « elle » ou « elles », « nous ». En colonnes pour former des carrés de cent, dix fois dix. Celles qui manquent à l’appel. Celles que les chiens achèvent ou un coup de crosse. Celles qui luttent et celles qui agonisent.

    Malgré le gel, il faut descendre dans le marais, planter la bêche, mettre les mottes là où les porteuses s’en chargeront. « Quoi est plus près de l’éternité qu’une journée ? Quoi est plus long qu’une journée ? A quoi peut-on savoir qu’elle s’écoule ? Les mottes succèdent aux mottes, le sillon recule, les porteuses continuent leur ronde. Et les hurlements, les hurlements, les hurlements. »

    Tous les jours, des morts. L’horrible soif qui la tenaille. L’envie de se laisser aller parce qu’elle n’en peut plus, le ressort presque cassé, mais une main, une voix, un refus la remet debout, encore un jour. Elle dit les choses terribles dont elle a été le témoin : « Essayez de regarder. Essayez pour voir. »

    C’est dans La maison des morts d’Apollinaire (Alcools) que Charlotte Delbo a choisi son titre, durant la déportation, dans cette strophe :

    « Nous serions si heureux ensemble
    Sur nous l’eau se refermera
    Mais vous pleurez et vos mains tremblent
    Aucun de nous ne reviendra ».
     

    Voici ce que François Bott écrit à la mort de Charlotte Delbo, en 1985 : « Les écrivains correspondants de guerre qui avaient découvert les camps, en 1945, se posaient la question : que peut la littérature devant tant de crimes ? Charlotte trouvait la question mal formulée : elle ne se demandait pas ce que peut la littérature, mais ce qu’elle doit. Le métier d’écrivain, selon Charlotte Delbo, c’était de témoigner sur notre siècle, et sur le désespoir qui nous atteint, que nous le sachions ou non, lorsqu’on défigure un visage, quel qu’il soit. »

  • Fourrager

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    « Cela se produit surtout quand on est vieux, quand l’avenir personnel se referme et qu’on ne peut imaginer – parfois, qu’on ne peut croire – à l’avenir des enfants de nos enfants. On ne résiste pas à aller fourrager dans le passé, triant minutieusement des indices peu fiables, établissant des liens entre des noms épars, des dates et des anecdotes discutables, se raccrochant à des fils, s’obstinant à être rattachés à des morts, et par conséquent à la vie. »

    Alice Munro, Du côté de Castle Rock