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Roman - Page 54

  • Complainte d'Isabeau

    Brigitte Moreau signe avec La Complainte d’Isabeau, titre aux douces sonorités moyenâgeuses, un deuxième roman, après Le choix d’Agnès et des nouvelles. C’est l’histoire d’Aurore, étudiante en lettres à la Sorbonne, qui retrouve sa mère et sa grand-mère à la campagne pour l’été et reprend là « le rôle de la jeune fille polie, serviable et aimante qu’on lui a appris à devenir ».

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    Georges Lemmers (1871-1944), Femme dans un intérieur

    Heureuse de les retrouver, elle est surprise d’entendre à nouveau, la nuit venue, cette berceuse que sa mère lui chantait nuit après nuit durant son enfance, qu’elle écoutait sans ouvrir les yeux. Elle n’est plus une enfant, il faudra qu’elle le dise à sa mère, sans la blesser – elle sait qu’elle lui a manqué depuis son départ pour Paris.

    Peu à peu, le plaisir des retrouvailles cède la place à une observation plus critique des deux femmes qui l’ont élevée : Madeline, sa « mère poule », est toujours le « bon petit soldat » aux ordres d’Huguette, la grand-mère exigeante et stricte, souvent cassante, qui se retranche tous les soirs dans sa chambre pour boire un verre à la santé de son mari décédé.

    A dix-neuf ans, Aurore a l’habitude d’avoir un petit carnet avec elle pour écrire, une passion des mots qu’elle partage avec son petit ami, Alexis, dont elle n’a jamais parlé dans sa famille. Tous deux veulent devenir écrivains. Ici, elle a l’impression que la vie stagne, que l’endroit manque d’animation. Elle a besoin de faire un tour à vélo, de marcher, de s’éloigner de cette maison où tout reste à sa place. Le grand air la fatigue, mais quand la nuit ramène la voix douce aux paroles inaudibles et qu’elle ouvre les yeux, « une lumière diaphane, là, au pied de son lit », s’enfuit par la fenêtre. Plus moyen de se rendormir.

    Au téléphone, Alexis, resté à Paris, s’étonne qu’Aurore s’intéresse aux « Dames blanches » et envisage d’écrire une histoire fantastique inspirée par cette berceuse qui hante ses nuits. Lui voudrait raconter une histoire en lien avec le terrorisme, une histoire bien plus de leur temps.

    La Complainte d’Isabeau prend l’allure d’un conte lorsqu’Aurore, bravant l’interdit familial, s’aventure sur une colline voisine qu’on dit dangereuse – « des failles » – et y découvre une chaumière où habite une vieille femme que son apparition effraie. Celle-ci lui crie : « Non, Isabeau, non. Me fais pas de mal, pitié ! » Qui est Isabeau ? Le recul de sa mère et la colère de sa grand-mère quand elle leur demande si elles connaissent cette « petite vieille qui boite » vont attiser sa curiosité pour cette colline aux secrets dont elles ne lui ont jamais parlé.

    On comprend très vite que la grand-mère et la mère d’Aurore lui ont caché beaucoup de choses et que la jeune fille ne va pas en rester là, dans cette maison trop bien rangée à son goût. On comprend moins qu’Alexis lui-même cherche à la détourner de cette vieille qui passe pour folle. Aurore voudrait trouver des réponses à ses questions, notamment sur son père qu’elle n’a jamais connu.

    Dans ce roman, Brigitte Moreau mêle à l’atmosphère d’un été à la campagne le thème douloureux des secrets de famille et aussi les choix à faire dans une vie de femme. Aurore « la sent revenir, cette morsure venimeuse qui creuse dans le cœur le gouffre du manque. Et aujourd’hui, elle n’est plus une petite fille qui se satisfait d’une demi-explication. »

    Contre les silences béants de la mémoire familiale surgit la quête nécessaire des origines et de la vérité. J’aurais préféré pour ce sujet moins de romanesque, plus de nuances dans l’analyse des sentiments. Peut-être faut-il être plus jeune pour ne pas deviner entre les lignes à quoi s’attendre. Même si l’ambiance fantasmagorique m’a gênée, La Complainte d’Isabeau est bien une histoire contemporaine, où plusieurs générations se confrontent, à la fois berceuse et drame.

    (Merci aux éditions F. Deville pour cet envoi.)

  • Amour ou solitude

    La beauté dure toujours : le titre du dernier roman d’Alexis Jenni m’intriguait, aussi l’ai-je emprunté à la bibliothèque pour découvrir ce qu’il cache. Son narrateur, un écrivain pressé par son éditeur de lui présenter son travail en cours, a décidé d’écrire une histoire d’amour. Pas la sienne, mais celle de son ami Noé et de Félicité. J’ai tiqué à la manière dont le narrateur se présente, « un cismâle blanc de plus de cinquante ans » – j’ignorais tout, je l’avoue, de la cisidentité – curieux des femmes mais vivant seul.

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    S’il persiste à vouloir écrire sur l’amour qui dure entre cet ami dessinateur et sa belle avocate qui travaille comme « commis d’office »,  c’est parce qu’il a dépassé la limite de trois ans fixée par un roman-film d’un auteur contemporain à succès et s’inscrire en faux contre ce déni de l’amour durable. (Jenni ne nomme ni Beigbeder ni Houellebecq qu’on reconnaît plus loin dans un portrait à charge durant un dîner mondain.)

    Contrairement aux personnages de L’arrière-saison de Philippe Besson, ce trio est rarement réuni dans le roman ; chaque chapitre donne la parole successivement à chacun des protagonistes. Le narrateur et son ami se retrouvent régulièrement au parc, à observer ensemble les allées et venues. Chez lui, Noé est le plus souvent seul dans son atelier dont il ferme la porte, à dessiner du matin au soir. Félicité, qu’il trouve toujours aussi belle à cinquante ans, celle-ci s’en étonne mais aime qu’il la dessine, se réveille souvent seule et cette porte fermée l’exaspère, ainsi que le « chaos » de l’atelier.

    Le narrateur, lui, écrit face à un mur nu, à l’exception d’une carte postale de La Valse de Claudel. Il ne comprend pas bien pourquoi Noé ajoute un trait « qui ne représente rien » à son dessin ni en quoi consiste « l’équilibre » dont il parle. « Quand on écrit, on peut toujours essayer d’expliquer ce que l’on fait, parce que par le verbe on peut comprendre ce que l’on construit par le verbe. C’est illusoire, mais cela s’envisage ; en dessin on marmonne, on se contente de faire. »

    Cette citation tirée du premier chapitre annonce assez bien la manière dont est construit La beauté dure toujours : le narrateur désire raconter, montrer, voire expliquer ce couple qui continue à s’aimer. Le dessinateur aime – interrogé sur l’amour, il répond : « ça se vit, c’est tout » – et dessine ; Félicité cherche comment mieux s’accorder au tempo de l’homme qui l’a sauvée d’un premier mariage calamiteux, d’un mari qui l’utilisait comme objet de parade et de jouissance.

    « Le monde est chaos, mais il y a l’art et l’amour » : cette déclaration du narrateur résume l’intention du roman, situé à l’époque des manifestations des gilets jaunes. Expositions en galerie, discussions sur la littérature et l’édition, ressenti des corps et sensualité – le narrateur et le dessinateur se rejoignent dans ce « récit de l’amour parcouru de tempêtes ».

    « La beauté dure toujours » : la contemplation mutuelle est-elle l’explication d’un couple qui continue à s’aimer ? Alexis Jenni m’a paru moins à l’aise dans la construction de ce roman que dans L’art français de la guerre, dont on retrouve des thématiques, dans un autre contexte. Le point de vue désabusé du narrateur y fait de l’ombre. Le bandeau de couverture me semble incongru.

    J’hésitais à rendre compte de cette lecture quand j’ai lu dans La Libre Eco une chronique de Laurence Dessart intitulée « Le « grégaire anonyme » à l’heure digitale : toujours connecté, mais toujours seul ». Cet article pose une question bien de notre temps : « Si l’hyperconnectivité favorisée par les technologies multiples et variées n’était qu’un leurre ? » Le « grégaire anonyme » veut à la fois être seul et se présenter comme hypersocial, populaire et connecté. Les relations qu’il noue avec des inconnus à travers le monde, avec qui il partage ses centres d’intérêt, permettent d’être à la fois acteur et spectateur, libre de faire ce qu’il lui plaît, de rejoindre un groupe ou de l’abandonner, sans aucune contrainte ou jugement. « Le bénéfice retiré n’est pas dans l’interaction, mais dans l’identification. »

    Quel rapport avec le roman, me direz-vous ? La solitude qui résulte, voire s’aggrave, dans cette position qui est celle du narrateur – regarder vivre les autres tout en se tenant en retrait de l’amour – ne me paraît pas éloignée de celle du « grégaire anonyme ». Le point de vue analytique du narrateur, s’il éclaire le thème de la création littéraire, et de façon plus intéressante à mon avis, celui de la création artistique, alourdit cette histoire d’amour. Le bonheur de Noé et de Félicité, malgré leurs prénoms symboliques, y reste surtout le spectacle des corps qui se rencontrent et s’accordent – presque leur seul territoire commun, tandis qu’ils vaquent le reste du temps à leurs activités respectives, sans trop s’y intéresser .

  • Mensonge

    besson,l'arrière-saison,roman,littérature française,hopper,nighthawks,huis clos,peinture,culture« Louise est soulagée d’avoir prononcé le mot. Mensonge. A la fin, ce dont elle fait grief à Stephen, ce n’est pas de l’avoir quittée : après tout, c’était son droit. Non, c’est de lui avoir menti, de l’avoir flouée, manipulée peut-être, de lui avoir dissimulé d’abord ce qui survenait dans sa vie à lui, de l’avoir sciemment minimisé ensuite quand il s’est agi de passer aux aveux, d’avoir protesté de sa bonne foi alors que son insincérité était accablante, de s’être engagé à mettre un terme au désordre qu’il avait lui-même provoqué, de lui avoir enfin laissée nourrir des espoirs qu’il n’a jamais concrétisés. Elle aurait horriblement souffert, bien entendu, d’une rupture brutale qu’elle n’aurait pas vue arriver mais moins, infiniment moins, que de cette affreuse agonie, que de ce chemin de croix pavé d’humiliations. »

    Philippe Besson, L’arrière-saison

  • L'arrière-saison

    Par quel titre aborder Philippe Besson, souvent écouté lors de ses passages à La Grande Librairie mais jamais lu ? Une bibliothécaire m’a recommandé L’arrière-saison (2002), un de ses premiers romans. Et je suis donc entrée dans le tableau d’Edward Hopper sur la couverture, Nighthawks (Les rôdeurs de la nuit, selon la traduction de l’éditeur). Quatre personnages vus de la rue, dans un café éclairé : un homme et une femme au comptoir, un serveur, un autre homme vu de dos.

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    Edward Hopper, Nighthawks, 1942, Art Institute, Chicago

    Le romancier en avait mis une reproduction chez lui et un soir, il a observé « la femme en rouge de la peinture, assise au comptoir d’un café nommé Phillies, entourée de trois hommes » et ressenti « l’envie impérieuse » de raconter leur histoire (quatrième de couverture). Le roman s’ouvre dans un café à Cape Cod sur un sourire, « un sourire de presque rien, qui pourrait être le signal du bonheur. »

    Décrite à la troisième personne, voici Louise, dans « la robe rouge qu’elle affectionne », où elle se sent bien, « encore belle, encore désirable ». Ben, le serveur, « ne la regarde plus depuis des années ». Il la connaît, ils sont non pas amis mais « de connivence ». « Ainsi, ils n’oublient jamais de raconter que Louise est entrée pour la première fois chez Phillies le jour exact où Ben y entamait sa carrière de serveur, il y a neuf ans de ça maintenant. »

    Dans le café désert « comme à l’habitude, le dimanche soir », en attendant l’homme qu’elle aime, Norman, « Juste Ben et elle. Et la lumière par la baie vitrée, la belle lumière de septembre. – On a de belles arrières saisons, vous ne trouvez pas ? » Il lui sert un Martini blanc, c’est ce qu’elle boit toujours, et ils parlent de tout et de rien, de Phillies, la patronne, et ce soir de la pièce de Louise Cooper qui ouvre la saison théâtrale à Boston. « Auteur reconnu », elle en écrit une sixième pour l’instant. Ben à qui Louise envoie chaque fois un carton d’invitation s’intéresse au théâtre à cause d’elle, il n’y va que pour ses pièces.

    Louise voulait d’abord devenir comédienne, mais à vingt-six ans, « elle s’est rendue à l’évidence : elle ne serait jamais une actrice reconnue. » A présent elle a pris sa revanche, et la voilà comblée : « elle travaille pour le théâtre, elle gagne bien sa vie, la critique est généralement élogieuse. » Norman, lui, est « comédien de toutes ses fibres, et jusque dans ses hystéries, ses jalousies, ses élans amoureux. Il ignore la tiédeur. » Elle est tombée amoureuse de lui « à la première réplique de la première répétition » d’« Un matin à New York » où il tenait le rôle principal.

    « La lumière décline un peu dans le café : derrière la baie vitrée, des nuages ont fait leur apparition et voilent imperceptiblement le soleil du soir. Les arrière-saisons ont parfois quelque chose de déchirant. » Louise attend Norman, mais c’est un autre homme qui fait tinter la porte d’entrée et au regard surpris de Ben, Louise se retourne. C’est Stephen Townsend, « un revenant », le seul qui appelle Ben par son prénom complet, Benjamin. Elégant, distingué, Stephen a du charme. Elle remarque qu’il ne porte plus de lunettes.

    L’arrière-saison raconte ce qui se passe entre ces trois personnages. Louise et Stephen ont été en couple pendant cinq ans, « Ben les a connus au temps de leur « splendeur ». » Puis Stephen a épousé Rachel, ils ont deux enfants. C’est la première fois qu’il revient chez Phillies depuis tout ce temps. Louise apprend bientôt que Stephen s’est séparé de sa femme.

    Philippe Besson décrit leurs gestes, leurs silences, leurs souvenirs qui alimentent la conversation, l’arrivée du vieux Carter qui vient toujours boire une bière en remontant du port avant de rentrer chez lui. Il y a de la tension dans l’air, forcément, des comptes à régler. Ben les observe, il joue son rôle. Pourquoi Stephen est-il revenu dans ce café où il savait trouver Louise ? Comment va-t-elle réagir ? Et si Norman pouvait arriver enfin, prouver que Louise n’est plus une femme seule ?

    Ce huis clos respecte les trois unités du théâtre classique (temps, lieu, action) et change de point de vue avec chacun des personnages. Les paroles sont brèves, le récit en explore les raisons intimes, les effets, l’impact relationnel. Une soirée, une attente, un imprévu – L’arrière-saison, c’est l’histoire d’un tableau où le désir circule, sans qu’on sache où il va aboutir.

  • Signer

    damas,jacky,roman,littérature française,belgique,tolérance,juifs,chrétiens,musulmans,école,adolescence,amitié,culture« Le lierre a laissé un espace sur le mur que j’agrandis en cassant des branches à mains nues. Le mur est gris. J’hésite. Finalement je choisis blanc. Je prends mon temps pour que ce soit soigné. Je commence par : Là-bas je suis parti. Quand je suis rentré tout était mort. La vie est revenue avec Jacky. En refermant le pot, je m’en fiche plein les baskets. « Merde ! » Jacky crie que ça partira au white spirit. Je viens m’allonger à ses côtés : « Alors ? » Mon pote sourit : « Cool. » On reste longtemps à regarder notre taf. « Faut signer maintenant ! » Je le regarde : « Tout le monde saura que c’est nous. » Il éclate de rire, se lève, saisit un pinceau, ouvre le pot de peinture noire et inscrit « Jewish Rebel » tout en bas, à droite de la tête bleue, puis il me le tend, je reste quelques instants immobile, cherchant un nom qui me ressemble, soudain, ça vient et je trace « Muslim Monster » au-dessous de la signature de Jacky. »

    Geneviève Damas, Jacky

    Source de la photo (détail) :  Le village de Doel - Photographies de Sylvain Mary