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Roman - Page 57

  • Trois récits

    Son prix Nobel de littérature m’a fait connaître le nom d’Olga Tokarczuk, une écrivaine polonaise née en 1962. A la bibliothèque, j’ai emprunté Récits ultimes (2004, traduit du polonais par Grazyna Erhard en 2007), sans trop m’attarder sur l’épithète ni sur le dessin sur la couverture, tant mieux. La quatrième de couverture m’a accrochée :
    « Ida, Parka, Maya. Une femme mûre, une très vieille femme et une jeune mère, la femme d’aujourd’hui, affrontent chacune à sa manière le monstre du Temps. »

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    Dans les trois récits, Olga Tokarczuk réussit à rendre les glissements de la vie, d’une période à l’autre, en décrivant des situations très concrètes, à première vue ordinaires, qui se transforment insensiblement en autre chose. (Cela m’a rappelé parfois l’art de l’étrange d’un Jean Muno, dans Histoires singulières par exemple.)

    « Blanche contrée », d’une centaine de pages, commence sur une route enneigée, au sud-ouest de la Pologne. Dans une forte descente, un virage, « un brusque coup de volant » : la voiture d’Ida continue tout droit et s’envole par-dessus le remblai. « Sa tête heurte le volant », un bruit de craquement, « tout cela n’a duré que le souffle d’un instant. » Revenue à elle, la conductrice arrive à s’extraire de la voiture, rejoint la chaussée dans la nuit pleine d’étoiles où elle reconnaît sa constellation préférée, la Chevelure de Bérénice.

    Aucune voiture ne passe. Elle marche vers le faubourg jusqu’à une maison aux fenêtres éclairées, où un gros chien blanc lui montre l’entrée. Une petite femme, Olga, et un homme d’un certain âge l’accueillent sans façon quand elle explique son accident. Olga essuie le sang sur son visage et propose à Ida de passer la nuit chez eux ; ils attendent leur petit-fils vétérinaire le lendemain, qui pourra l’examiner. Ida tombe de sommeil et sombre entre pensées de veille et souvenirs de toutes sortes dans cette maison où, elle va le découvrir, l’on est habitué à recueillir des éclopés, des animaux surtout. Elle va y rester plus de temps qu’elle ne pensait.

    « Paraskewia, la Parque » – le thème de la mort est cette fois explicite – se déroule dans une petite maison de montagne bloquée par la neige chaque hiver, où vit un vieux couple. Parka a la passion des fleurs, Petro celle des légumes. Mais le vieil homme vient de mourir et sa femme qui n’a aucun moyen de contact extérieur se décide à pousser son lit dans la véranda qu’il avait construite sur le côté nord de la maison. Comment prévenir ceux d’en bas ?

    Parka se rend compte que pas grand-chose ne change, au fond, à part que Petro n’erre plus comme une âme en peine à geindre et à marmonner. C’est elle à présent qui tourne en rond. Elle s’habille chaudement pour sortir dans la neige et fait rentrer leur chèvre dans la cuisine. Tout en s’affairant, elle se lance dans un bilan de sa vie, de leur couple : Parka (en fait, la mère d’Ida) est une Ukrainienne exilée en Pologne.

    Enfin, « L’illusionniste » raconte le séjour de Maya en Malaisie avec son fils. Ida a travaillé comme guide culturelle, Maya (sa fille) recueille des renseignements touristiques. « Elle ne fuyait pas, non. La route était sa maison, elle habitait dans le voyage. Or le voyage n’est pas une ligne droite reliant deux points dans l’espace – le voyage, c’est une autre dimension, un autre état. » Du bungalow qu’elle occupe avec son fils sur une île à l’apparence paradisiaque, elle observe les autres occupants de l’hôtel et s’inquiète de l’attirance de son garçon pour un vieil illusionniste malade, venu là pour se reposer.

    Voilà quelques points de repère pour situer ces récits d’Olga Tokarczuk, récompensée par le Nobel pour « une imagination narrative qui, avec une passion encyclopédique, symbolise le dépassement des frontières comme forme de vie ». On y entre, chaque fois, dans le tumulte des pensées d’une femme solitaire, même au contact des autres, aux prises avec une situation de crise. Les voilà livrées aux « vertigineuses probabilités événementielles que nous réserve la vie », obligées de faire le point. Récits ultimes, où on retrouve des thèmes de Sur les ossements des morts (pas encore lu), introduit le lecteur dans un univers troublant, où le cours des pensées s’appuie sur les gestes du quotidien, sur une observation précise des faits, mais dérive vers l’inconnu, où la raison se frotte à ses limites.

  • Silence

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    Puis Ellie était partie remplir la bouilloire. Il y avait des moments dans la vie qui exigeaient, semblait-il, qu’on remplît une bouilloire. Des bouilloires étaient remplies quotidiennement, sans arrière-pensée, plusieurs fois de suite. Il y avait néanmoins des moments à part. »

    Graham Swift, J’aimerais tellement que tu sois là

  • Que tu sois là

    Dans J’aimerais tellement que tu sois là (2011, traduit de l’anglais par Robert Davreu), Graham Swift suit le parcours – à moins que ce soit une dérive – du fils aîné du fermier Michael Luxton, à partir de la crise de la vache folle apparue en Grande-Bretagne.

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    Quand leur bétail apparemment sain doit être abattu, leur père n’a eu aucun geste d’affection pour ses fils Jack et Tom, vingt-trois et quinze ans. « Il avait fait ce qu’il n’avait commencé à faire, de temps à autre, que depuis la mort de sa femme. Il avait regardé fixement ses pieds, le sol sur lequel il se tenait debout, et avait craché. »  De quoi précipiter la faillite qui menaçait la ferme Jebb depuis la mort de Vera Luxton, de même que la ferme voisine où Ellie Merrick, devenue la femme de Jack et vivant avec lui dans une villa au bord de la mer, vivait alors avec son père.

    Les Luxton ont deux fois leur nom sur le monument aux morts de 1914-1918 et une médaille dont sa mère Vera racontait l’histoire à Jack, quand elle la sortait et l’astiquait, une fois par an, pour la commémoration de novembre à Marleston. Jack a participé pour la dernière fois au jour du Souvenir en 1994, avec son père et sans Tom, déjà parti. Accoucher d’un second fils avait fort affaibli Vera et Jack s’était souvent senti comme le père ou la mère du petit frère, avant que celui-ci se révèle plus intelligent, plus débrouillard et plus audacieux que lui. A l’aube même de ses dix-huit ans, Tom avait fui en même temps le père et la ferme pour s’engager à l’armée, il l’avait annoncé à Jack seul, qui le comprenait.

    « ESB, puis fièvre aphteuse. » C’est Ellie, après la mort de leurs pères respectifs, qui a pris l’initiative de tout vendre et de s’installer sur l’île de Wight où ils- veillent sur « trente-deux unités blanches », les caravanes de leur camping Lookout. Quand ils apprennent la mort de Tom en Irak, la tension est grande entre Jack et Ellie, d’autant plus qu’elle a eu ces mots : « Eh bien, heureusement que c’est arrivé hors saison. »

    Au moment où Jack, le dernier des Luxton en vie, va se mettre en route pour assister au rapatriement du corps de Tom, tout le passé familial lui revient, les bons souvenirs et les mauvais. Ce silence qui s’est incrusté entre eux après la mort de la mère, entre le père et ses fils, entre les frères, voilà qu’il éloigne aussi Ellie de Jack et Jack d’Ellie. C’est elle qui a pris les rênes de leur existence, mais cette fois, Jack attend autre chose d’elle, plus de soutien, de compréhension, et voilà qu’elle déclare ne pas vouloir l’accompagner à la cérémonie.

    « Paysagiste de la mémoire, Graham Swift est aussi un romancier du silence qui refuse parfois de livrer ses clés, afin que son lecteur les découvre lui-même, au chevet de personnages souvent blessés, déboussolés, démunis face à leurs propres énigmes » a écrit André Clavel dans Le Temps. La mort rôde dans J’aimerais tellement que tu sois là, une atmosphère très éloignée du Dimanche des mères. Le romancier adopte ici le point de vue de Jack, un grand gars taiseux au cœur plus sensible qu’il n’y paraît, et rend palpable le tragique ordinaire, explicitant la réflexion qui ouvre le roman : « La folie n’a pas de limite, pense Jack, une fois qu’elle s’installe. »

  • Voyage

    Zeniter couverture.jpg« Bien sûr, elle a rêvé de ce voyage de temps à autre, elle ne peut pas le nier. Quand elle a suivi quelques cours d’arabe à l’université, c’était dans le but de les mettre en application si un jour elle traversait la Méditerranée. Mais au fil du temps, elle s’est habituée à ce que le Couplet sur la décennie noire vienne légitimer l’absence de réalisation de ce rêve, elle a accepté que l’Algérie était trop dangereuse pour elle.

    Il y a des années qu’elle ne voyage plus à la découverte de contrées exotiques. Son travail à la galerie lui donne l’occasion de connaître de nouvelles terres à travers les œuvres exposées ou les biographies des artistes qu’elle met en forme pour le catalogue. […]

    Peut-être qu’il ne s’agit que d’un pis-aller magnifique, peut-être que quelque chose lui manque encore et creuse en elle des radicelles mais elle estime qu’il lui revient de décider si elle veut combler ces éraflures de vide. En l’envoyant à Tizi Ouzou, elle a l’impression que Christophe s’est arrogé le droit d’écrire son histoire à sa place, ou plutôt qu’il vient de l’obliger à rentrer dans le rang d’une histoire familiale dont elle s’était libérée pour mieux écrire la sienne. »

    Alice Zeniter, L’art de perdre

  • Combler les silences

    « Alors ça ne commence pas par l’Algérie. Ou plutôt si, mais ça ne commence pas par Naïma. » J’ai mis du temps avant de me décider à ouvrir L’art de perdre d’Alice Zeniter. Tant a été dit sur ce roman où, de « L’Algérie de Papa » à « Paris est une fête » en passant par « La France froide », la romancière raconte comment Naïma explore ses racines familiales, laissées longtemps de côté.

    Employée dans une galerie parisienne, elle sent que le temps est venu pour elle de répondre à cette question : « Est-ce qu’elle a oublié d’où elle vient ? » La voici donc qui se met en quête du passé. Son histoire de l’Algérie est d’abord celle du grand-père Ali, paysan kabyle, qui s’est engagé en 1940 dans l’armée française et, au retour, réussissant à s’emparer d’un pressoir à huile emporté par les flots dans « l’oued grossi par la fonte des neiges », a mis sa famille à l’abri du besoin en exploitant une oliveraie dans la montagne.

    Ali a eu deux filles d’un premier mariage, puis enfin, en secondes noces avec la jeune Yema, un garçon : Hamid, le père de Naïma. Pour arriver à raconter l’histoire d’une famille à partir de quelques images devenues légendes, « la fiction tout comme les recherches sont nécessaires, parce qu’elles sont tout ce qui reste pour combler les silences transmis entre les vignettes d’une génération à l’autre. »

    Ali s’est enrichi avec ses frères sur les territoires de la crête, ce qui leur vaut dans le village une réputation de quasi « notables ». Aussi quand l’indépendantiste Messali Hadj commence à faire parler de lui par ses critiques envers les Français, Ali ne le soutient pas. D’abord parce que ce révolutionnaire n’aime pas les Kabyles et rêve d’une nation arabe, et aussi parce qu’Ali est vice-président de l’Association des anciens combattants à Palestro. Les premières attaques du FLN qui s’en prennent à des civils ne lui plaisent pas.

    La guerre d’Algérie leur fera tout perdre. Ali arrive avec sa famille en France en 1962, comme la plupart des harkis, pour échapper aux règlements de compte – les nationalistes les considèrent comme des traîtres. D’abord placés dans un camp à Rivesaltes, puis envoyés à Jouques, « dans un hameau de forestage nouvellement ouvert », eux qui se croyaient des Français découvrent une existence à l’écart, froide, précaire. Hamid, l’aîné des neuf enfants d’Ali et Yema, n’a qu’un rêve : « se mêler aux Français ». Il s’applique à l’école.

    Puis ils déménageront à Flers. « La Kabylie et la Provence étaient une succession de silhouettes d’arbres, de crêtes et de maisons à moitié mangées de lumière. Elles étaient faites de taches de couleur qui dansaient entre les paupières difficilement tenues entrouvertes. […] Mais le ciel gris de Normandie ne cache rien. Il est neutre. […] C’est comme si le ciel regardait ailleurs. » Les enfants « parlent de moins en moins à leurs parents » : la langue les éloigne peu à peu, l’arabe de l’enfance recule derrière le français qui nomme et qui donne forme au monde dans lequel ils grandissent. Les parents en souffrent, mais les encouragent.

    J’ai aimé la manière non linéaire choisie par Alice Zeniter. Dès le début, elle part du présent pour remonter le temps et elle y revient régulièrement, surtout dans la dernière partie. Naïma portait en elle, sans le savoir vraiment, l’histoire de son grand-père, de son père, des siens. Se rendre à Alger pour préparer une exposition et, inévitablement, pour remonter là où leur histoire familiale a commencé, est un défi à haut risque pour la petite-fille d’Ali. Les descendants des harkis n’y sont pas les bienvenus, comment réagira le reste de la famille restée là-bas ?

    Le beau titre du roman (Prix Goncourt des lycéens et Prix littéraire du Monde en 2017, entre autres) est tiré d’un poème qui ne l’est pas moins, d’Elizabeth Bishop. Si vous n’avez pas encore ouvert L’Art de perdre, qui réussit à parler de l’Algérie autrement que dans l’histoire officielle, je vous recommande ce roman tout près des êtres et des choses. Comme indiqué sur la quatrième de couverture, « ce livre est aussi un grand roman sur la liberté d’être soi, au-delà des héritages et des injonctions intimes ou sociales ».