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Roman - Page 55

  • Sansal rue Darwin

    Dédié à sa mère, à ses frères et sœurs « de par le monde », Rue Darwin (2011), un roman de mémoire écrit par Boualem Sansal après la mort de sa mère, n’est pas pour autant une autobiographie. Ce roman intime possède une tout autre tonalité que Le serment des barbares. Yazid ou Yaz, le narrateur, ressemble beaucoup à Sansal. A Paris, où il est venu faire soigner sa mère très malade, il a entendu à son chevet, alors qu’elle est dans le coma, cet appel : « Va, retourne à la rue Darwin ».

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    Hacène Benaboura, La Casbah d'Alger, 1958 (source)

    C’est la première fois qu’il revoit ses frères et sœurs avec qui il a vécu dans la « pauvre venelle de son enfance » à Alger. Yazid voulait offrir à sa mère une fin « digne et propre », impossible au pays, et la réalisation de son rêve, revoir tous ses enfants autour d’elle : Karim le Marseillais ; Souad qui vit à San Francisco ; Mounia, à Montréal ou à Ottawa ; Nazim le Parisien, qui les accueille dans sa riche demeure du Marais. Il ne manque qu’Hédi, le plus jeune, parti au djihad sans laisser d’adresse – « ma douleur et ma honte ».

    En sortant de l’avion à Orly, sa mère qui s’est endormie pendant le voyage, respire tranquillement, « discrète et courageuse jusqu’au bout », mais elle est déjà inconsciente. Elle meurt à l’hôpital une semaine plus tard. Yaz, l’aîné, sera le seul à rentrer au pays où sa dépouille est rapatriée. Ensuite, embarrassé par tout ce temps qui lui est accordé pour lui-même, maintenant qu’elle n’est plus, il décide de suivre l’appel entendu et se rend dans le quartier populaire de Belcourt, royaume de cette enfance où pour les petits, pauvreté rimait avec liberté.

    Les rues d’Alger font surgir des images de sa mémoire, même si tout a changé « de noms et de manières ». La rue Darwin est devenue rue Benzined Mohamed (il ignore qui c’est). C’est là qu’à huit ans, enlevé du bled à trois cents kilomètres de là, Yazid a débarqué en août 1957 « pour commencer une nouvelle vie ». Sa mère, Karima, occupait une chambre dans une pension de famille avec son nouveau mari et sa demi-sœur Souad. Il ignore pourquoi il a grandi séparé d’elle. Puis viendront deux autres frères, une sœur, un petit dernier – dans vingt mètres carrés. Yaz vit surtout dehors, au grand air. « Ces années-là, j’ai toujours vu ma mère enceinte, allaitant des bébés, et hurlant après de petits enragés. »

    « Le seul véritable inconnu, c’est soi-même. » Son pèlerinage à Belcourt, six mois après la mort de sa mère, va faire de lui un autre homme. Son passé, il le reconstitue par bribes. Une image le hante depuis longtemps : le 6 septembre 1954, au village, quand il a cinq ans, son père Kader meurt dans un accident de voiture. Beau et bon vivant, il rentrait d’une tournée des loyers et arriérés pour le compte de sa tante qui l’avait adopté à la mort de sa sœur. Il était donc l’héritier de la « riche et puissante » grand-mère de Yaz.

    L’enfant est impressionné par le désordre qui s’ensuit, les rituels, les religieux en burnous engagés pour réciter le Coran, sales et gloutons – « De ce jour date ma phobie des imams et autres pénibles sorciers à qui je prête par instinct les pires vilenies du monde ». De l’autre côté de la rue vit la grand-mère Djéda, devenue à dix-huit ans le « chef craint et vénéré du clan des Kadri » à la mort du patriarche, « une première dans l’histoire de la tribu ». Son patrimoine est gigantesque. Dotée du sens du commerce et de la diplomatie, elle a restitué au clan puissance et fierté et en a fait « le plus puissant d’Afrique du Nord ».

    Cette richesse comporte un « compartiment noir » : après la première guerre mondiale, elle provient principalement de la prostitution en maison de tolérance dont Djéda est « la reine » maquerelle. Pour elle, « les hommes sont sur terre pour travailler et mériter leur pain quotidien, pas pour prier, dormir et revendiquer des droits. » Autour d’elle, des artisans, de la petite main-d’œuvre, des « lettrés patentés, français et arabes » ; au pied de son lit, une camériste pour veiller sur son sommeil.

    « Plus tard, je comprendrais le pourquoi du branle-bas : j’étais l’héritier, elle me voulait à côté d’elle, sous bonne garde. Je n’étais plus un enfant comme les autres. Tout assommée et meurtrie qu’elle était, Djéda tenait bien la bride de l’empire. » Dans sa cour, « quelques spécimens de la misère humaine pour étayer sa réputation de sainteté militante » lui servent aussi de « souffre-douleur ».

    Yaz vit là avec d’autres enfants « du sérail », une petite dizaine qu’on appelle « les pupilles » et dont on lui demande de rester à l’écart. Mais Faïza, dix-onze ans, l’aînée de la bande, est une vraie fouine qui comprend tout. C’est elle qui lui dit : « T’as pas de raison de chialer, imbécile, ton père c’est pas ton père, et ta mère la Karima c’est pas ta mère non plus d’ailleurs » !

    Nous n’en sommes qu’au début des mystères de cette famille. Pourquoi Djéda l’a-t-elle éloigné ? Comment est-il arrivé rue Darwin ? Quels changements viendront avec la guerre ? Qu’est devenue la fortune de sa grand-mère ? Qu’est-ce qu’il savait ou n’a pas voulu voir, savoir ? « Mémoire vivante de la famille », Yazid est très troublé par tout ce qu’il découvre concernant Djéda et les autres, côtoyés sans vraiment les connaître, dans une Algérie que la seconde moitié du XXe siècle a bouleversée. Boualem Sansal : « Rien ne protège les enfants de ce qui leur est dissimulé. » Rue Darwin, prix du roman arabe 2012, est un roman très attachant marqué par la volonté de comprendre d’où il vient, le sens d’une existence.

  • Abandonnée

    « Qu’est-ce que vous faites ici [en promenade dans les jardins de Kensington] avec ma fille ? demanda-t-elle à son mari ; et en dépit de cette question indignée, Maisie sentit plus que jamais combien sa propre personne passait inaperçue. Cette même question répétée d’une voix agressive et criarde fit aussitôt blêmir Sir Claude [son beau-père] : au lieu de répondre, il interrogea à son tour :
    – Qui diable avez-vous empaumé maintenant ?
    henry james,ce que savait maisie,roman,littérature anglaise,divorce,garde de l'enfant,cultureSur quoi Madame se tourna vers Maisie d’un air terrible, comme si elle voyait en elle la complice d’un crime. Maisie pétrifiée reçut en plein visage le regard des larges yeux peints de sa mère : on aurait dit des lanternes japonaises suspendues sous des arceaux pavoisés. Mais quelques paroles prononcées sur un ton soudainement et bizarrement radouci la ranimèrent.
    – Allez tout de suite vous asseoir avec ce monsieur, ma chérie. Je lui ai demandé de s’occuper de vous pendant quelques instants. Il est charmant, allez. J’ai à parler à cet individu.
    Maisie sentit la pression de la main de Sir Claude.
    – Non, merci bien. Cela ne se passera pas de la sorte. Cette enfant m’appartient.
    – Elle vous appartient ?
    Maisie stupéfaite entendait sa mère parler à Sir Claude comme à un étranger rencontré pour la première fois de sa vie.
    – Elle m’appartient. Vous l’avez abandonnée. Vous n’avez plus l’ombre d’un droit sur elle. Son père me l’a confiée, ajouta Sir Claude, et cette affirmation fit sursauter sa petite compagne, qui pouvait mesurer l’effet que ces mots avaient produit sur sa mère. »

    Henry James, Ce que savait Maisie

  • Passive, Maisie ?

    « L’avenir de l’enfant était assuré, mais le nouvel arrangement était certes fait pour confondre toutes les notions dans une jeune intelligence intensément sensible au fait que quelque chose de très important s’était sans doute passé, et cherchant autour de soi avec anxiété les effets d’une si grande cause. Le destin de cette passive petite fille était de voir beaucoup plus de choses qu’elle n’en pouvait tout d’abord comprendre, mais aussi, et dès le début, de comprendre bien plus que toute autre petite fille, si passive qu’elle eût jamais l’occasion d’être, n’avait jamais compris avant elle. » (Début du chapitre I)

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    Ainsi commence Ce que savait Maisie (1897) de Henry James, traduit de l’anglais par Marguerite Yourcenar (1947), à nouveau un bonheur de lecture. Dans l’introduction, l’auteur dit que ce roman lui a été inspiré par une affaire réelle. Un long procès de divorce attribue la garde de l’enfant au père, Beale Farange, à condition de rembourser à Ida, la mère de Maisie, « les deux mille six cents livres sterling qu’elle avait versées trois ans plus tôt, en vue de l’entretien de l’enfant, et précisément à la condition qu’il n’engagerait pas de procès ». En étant incapable, il accepte un compromis « digne du tribunal de Salomon » : « Chaque parent l’aurait pour six mois ; elle passerait tour à tour un semestre avec chacun d’eux. »

    Une défunte tante de Beale a laissé quelque chose pour assurer l’avenir de la fillette sans que ses parents puissent y toucher, heureusement. Durant les premiers mois passés chez son père, Maisie le voit jeter au feu les lettres de sa mère. Quand celle-ci vient la chercher, elle se fait toute petite pour ne pas déplaire et répond à sa mère, qui lui demande si son ex-mari ne l’a pas chargée d’un message pour elle, ce qu’elle l’a entendu dire : « Il m’a dit de vous dire de sa part, répéta-t-elle fidèlement, que vous êtes un affreux chameau ! »

    Maisie vit le moment présent, où qu’elle soit, et absorbe tout le mal que chacun de ses parents lui dit de l’autre – « elle était bien le petit volant empenné qu’ils pouvaient sauvagement se lancer l’un à l’autre ». Elle leur donne l’impression de ne s’apercevoir de rien, « par suite de son caractère extrêmement rusé ou extrêmement stupide ». Maisie comprend bientôt qu’elle a intérêt à feindre d’avoir tout oublié, à ne rien répéter, quitte à se voir traitée de « petite idiote » : « le plaisir qu’elle en éprouva fut vif et plein de nouveauté. »

    Bien sûr, ses parents n’ont pas beaucoup de temps à lui consacrer, et la confient à d’autres personnes : Moddle, la bonne de Beale, puis miss Overmore, la première gouvernante engagée par sa mère, dont Maisie admire la beauté, une jeune femme « convenablement élevée, et pauvre à faire peur », merveilleuse et capable de répondre aux questions compliquées que se pose la fillette. Par exemple, doit-elle dire à son père « que maman m’a ordonné de dire qu’il ment, et qu’il sait qu’il ment » ?

    Quelle déception quand elle apprend que Miss Overmore ne l’accompagnera pas chez son père ! Sa mère sait que Beale en sera déçu, motivation qu’elle dissimule derrière une question de convenances – « la maison de Beale étant de celles où nulle femme convenable ne consent à s’aventurer. » Ce sera donc le tour de Mrs. Wix, une dame au premier abord « terrifiante », mais un bon cœur, brisé : elle a perdu sa petite fille dans un accident. Maisie sent vite que c’est « une mère, et c’était là quelque chose que Miss Overmore n’était pas, quelque chose (étrangement, confusément) que maman était encore moins. » Une femme pauvre et laide, mais « plus sûre que personne au monde ».

    Pour ajouter à la complexité des « passes d’armes » entre les ex-époux et par conséquent de la situation de l’enfant, James dote bientôt Maisie de deux mères et de deux pères : chacun de ses parents se remarie. Baladée de maison en maison, leur fille qu’ils se sont longtemps disputée sera désormais l’objet d’une autre lutte, « mais où l’on se battrait désormais à qui ne la recevrait pas» A qui se raccrocher ? Tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Avec une certitude de plus en plus évidente pour elle : « Maman ne m’aime pas. »

    Dans Ce que savait Maisie, les chassés-croisés autour de la fillette sont un terrible apprentissage des rôles sociaux, des manipulations en tous genres, des secrets cachés sous les apparences. Les sentiments des adultes l’un pour l’autre se révélant très instables, tout au long du roman, Henry James les fait comprendre avec subtilité à travers les impressions de l’enfant, tirée à hue et à dia, et par les réactions des adultes autour d’elle, dont le lecteur interprète mieux qu’elle les signaux.

    Maisie aura un choix très difficile à faire finalement. James termine l’histoire « en suspens » sur un bateau « au beau milieu de la Manche », à nous d’imaginer la suite. « Si quelque chose, a écrit Mona Ozouf, rassemble en petite coterie fervente les lecteurs de James, c’est le sentiment de frustration irritée qui les empêche, le roman clos sur les personnages, d’en secouer le souvenir. »

  • Etrange vision

    sansal,le serment des barbares,roman,littérature française,algérie,islamisme,violence,enquête criminelle,histoire,politique,culture« Le cimetière chrétien de Rouiba a belle allure. Sa muraille de granit qu’adoucit une patine moussue laisse apparaître dans un phénomène de contre-jour qui lui est propre les formes sombres, complexes, hiératiques, des parties supérieures des monuments funéraires. Etrange vision dans la Rouiba d’aujourd’hui que cette apparence de forteresse médiévale de la vieille Europe ; sensation d’étrangeté renforcée par la désuétude de ce lieu oublié, toujours là, fermé sur ses secrets, de plus en plus anachronique. Du haut de ses minarets et de toute la puissance de leurs haut-parleurs, Rouiba appelle à la dévotion comme à la guerre sainte. Elle ne prie plus que pour clamer son islamité retrouvée et insuffler la ferveur guerrière à ses milices. Son boucan a des accents qui puent la mort absurde des guerres de religion. Le vieux cimetière est cerné ; aucune échappatoire ne s’offre à lui. Contre les pauvres trépassés de jadis, le cœur des humains vivant après eux s’est endurci et n’a rien de fraternel. Notre Père céleste, Dieu lui-même, le Tout-Puissant, l’Insaisissable, est serré de près par ces gangsters de la foi. Il n’en attend aucun quartier. On voit bien à son silence d’outragé qu’il est à court de parades. »

    Boualem Sansal, Le serment des barbares

    Photo du cimetière de Rouiba (Cimetière Rouiba - Consulat de France à Alger (consulfrance.org)

  • Meurtres barbares

    Colère et douleur. En racontant l’enquête d’un vieux flic sur deux meurtres commis le même jour à Rouiba, Boualem Sansal donne dans Le serment des barbares (1999) un roman impitoyable sur les lendemains de l’indépendance en Algérie. Dans une prose formidable où rien n’est dit à moitié mais plutôt dix fois qu’une, l’écrivain qu’un diplôme d’ingénieur en 1972 a mené jusqu’au service du ministère de l’Industrie (avant d’être limogé en 2003, mais il vit toujours près d’Alger) a vu son pays sombrer dans la corruption et l’obscurantisme au cours de la seconde moitié du XXe siècle.

    Sansal Quarto.jpg

    Au début de Romans 1999-2011, cinq romans rassemblés dans la collection Quarto, une préface de Jean-Marie Laclavetine et une chronologie des années 1900 à 2015. Surpris et enthousiaste quand il reçoit le manuscrit de Sansal envoyé par la poste, « dans la vie d’un éditeur, un cadeau inoubliable », celui-ci présente l’auteur algérien qui donne dans Le serment des barbares, sans nostalgie ni plainte, un  récit flamboyant, comme un torrent de rage envers ceux qui ont divisé la nation et transformé l’indépendance en guerre civile, volé sa liberté au peuple, utilisé l’islam à des fins politiques, armé les terroristes.

    « Le cimetière n’a plus cette sérénité qui savait recevoir le respect, apaiser les douleurs, exhorter à une vie meilleure. Il est une plaie béante, un charivari irrémédiable ; on excave à la pelle mécanique, on enfourne à la chaîne, on s’agglutine à perte de vue. Les hommes meurent comme des mouches, la terre les gobe, rien n’a de sens. » (Incipit)

    A Rouiba qui « jadis, il y a une vie d’homme, (…) embellissait l’entrée est d’Alger », on est passé de la quiétude, de l’opulence, entre vergers et lauriers-roses, de l’ivresse au désenchantement. Rouiba est devenue le « fleuron de l’industrialisation » et de la misère. Routes défigurées, clôtures aveugles entre lesquelles on vit sans horizon – « l’enfer est dans ses rues ». On y enterre Si Moh, un commerçant richissime, qu’on dit tué par un islamiste – il en aurait eu « marre de se faire pomper par les moudjahidin ».

    A l’autre bout du cimetière, on enterre Abdallah Bakour, 65 ans, sans femme ni profession, assassiné le même jour dans sa bicoque. C’est uniquement de cette affaire-là, l’affaire Bakour, que l’inspecteur de police Larbi a été chargé. Veuf, en fin de carrière, on ne lui confie plus que les « faits d’hiver et d’été ». Il interroge le jeune frère du défunt, Gacem Bakour, dans son entreprise de maçonnerie. Si Larbi prend Abdallah en sympathie : cet ancien ouvrier agricole dans un domaine colonial, paradis « bouffé » par le béton, a été égorgé dans la maison où il s’était installé à son retour de France, tout près d’un cimetière chrétien qu’il entretenait avec soin.

    Boualem Sansal fait une description dantesque de l’extension industrielle d’Alger, du chantier interminable de l’hôpital de Rouiba, terres fertiles pour la corruption : « Quand le bien avance, le mal accourt. » Larbi n’est pas de ceux qui acceptent « de voir se marchander ce qui ne peut se vendre : l’humanité ». Sa visite au légiste lui apprend deux choses : celui-ci n’a pas vu le cadavre de Bakour, mais bien le rapport sur Moh, « tué d’une rafale de klach dans le flanc, six balles lâchées de trois pas, et deux coups de pistolet tirés à bout touchant dans la pompe » plus un ou deux coups de poignard dans le cœur – pas la manière courante.

    Cinq policiers trouvent la mort dans une embuscade islamiste. Epopée de la violence sous toutes ses formes, Le serment des barbares éclaire tous les recoins du naufrage national. Larbi souffre de cette « barbarie sans nom », du saut raté dans la démocratie. « L’assassinat du président Boudiaf l’avait entraîné dans un autre abîme. En disparaissant, sa femme avait emporté ce que trente années de vie commune avaient emmagasiné de tendresse. La mort du Héros avait détruit le fragile espoir d’un peuple n’ayant jamais vécu que l’humiliation, qui se voyait menacé du pire et qui, miraculeusement, s’était mis à croire en ce vieil homme providentiel, inconnu de lui parce que effacé de sa mémoire par trente années de brouillage organisé. »

    Coup terrible pour les Rouibéens – « C’était la première fois que la foudre islamiste frappait aussi fort leur ville ». Les brigades spéciales antiterroristes débarquent. Avec les barrages et les abus des « ninjas », les trafics de la mafia, il y a de quoi virer au noir. Mais Larbi s’accroche à son enquête, fait son rapport au jeune juge qui instruit l’affaire Bakour : Gacem n’est pas clair, qui se dit ruiné mais dépense sans compter ; le crime sans rien déranger dans la maison ressemble à une exécution. Larbi veut fouiller dans le passé de Bakour.

    Autour de cette enquête, le fil rouge du Serment des barbares, Boualem Sansal fait revivre une terrifiante succession d’attentats, de crimes, de vengeances, d’intimidation des « fous d’Allah », d’abus de pouvoir et de fraudes diverses, sans parler (bien qu’il en parle) du sort des femmes dans cette galère – le négatif du monde auquel on rêvait au Café de la Fac à Alger quand on était jeune et honnête. Larbi aime y retrouver un ami historien.

    La première charge de Sansal contre l’islamisme en Algérie au XXe siècle ouvre les yeux sur le passé du terrorisme et son ampleur. Il ne cesse de le dénoncer, de L’enfant fou de l’arbre creux à 2084. Avec un dynamisme époustouflant, une ironie incisive, ce premier roman rend avec force les ambiances urbaines et les misères humaines, l’attachement à un pays qui s’enfonce dans les cercles de l’enfer, où le malheur guette ceux qui veulent rétablir la justice et la paix.