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Roman - Page 53

  • L'Angleterre profonde

    Publié en 2018, Le cœur de l’Angleterre de Jonathan Coe (Middle England, traduit de l’anglais par Josée Kamoun, 2019) est une chronique des années 2010 jusqu’au Brexit. Par ses personnages principaux, Benjamin Rotter et Douglas Anderton, elle remonte aux années 1970 ; tous deux sont de la promotion 78 du Collège King William à Birmingham. Vous aurez peut-être reconnu les amis de Bienvenue au Club (The Rotter's Club) et du Cercle fermé (réunis sous le titre Les enfants de Longbridge), mais il n’est pas du tout nécessaire de les connaître pour apprécier ce roman.

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    En avril 2010, Benjamin et son père quittent sans dire au revoir le pub où ils se sont réunis après l’enterrement de sa mère. Comme son père n’a pas envie de se retrouver seul, Benjamin l’emmène chez lui, dans le moulin sur la Severn qu’il a acheté après avoir très bien vendu son trois-pièces londonien. Ils y sont bientôt rejoints par Lois, sa sœur bibliothécaire, et sa fille Sophie, inquiètes qu’il ne réponde pas (il avait éteint son portable), puis son ami Doug. A son frère Paul, revenu de Tokyo, Benjamin n’a pas dit un mot, ils ne se parlent plus depuis six ans.

    A cinquante ans, Benjamin vit seul dans cette grande demeure, où il rêvait de passer ses vieux jours avec Cicely Boyd, l’amour de sa vie. Celle-ci, atteinte de sclérose en plaques, est partie en Australie pour un traitement qui a bien réussi et y est restée – tombée amoureuse d’un médecin. Doug et Benjamin évoquent la situation sociale (Doug est commentateur politique), sa femme (qui ne dort plus avec lui) et leur fille Coriandre. Quand il se retrouve dans sa chambre, Benjamin peut enfin écouter une chanson de Shirley Collins (Adieu to Old England) qu’il écoutait avec sa mère, partie en quelques semaines, et pleurer tout son saoul.

    Avec l’évolution de la société et de la politique anglaises, la vie de couple et la famille, la musique et l’écriture sont les principaux thèmes du roman. Sophie, la nièce de Benjamin, a connu plusieurs déceptions sentimentales ; elle rejoint souvent à Londres son ami gay, Sohan, sa seule relation stable. Décidée à rencontrer un type bien bâti qui la change des universitaires, elle aura le coup de foudre pour Ian qui anime avec Naheed des stages de sensibilisation à la bonne conduite automobile, rencontré après un excès de vitesse (58 en zone 50).

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    De nouvelles nominations à Downing Street amènent Doug à des contacts réguliers avec Nigel Ives, attaché de presse pour David Cameron. Quant à Benjamin, il rencontre Philip Chase, un ami devenu éditeur de sujets historiques, à la grande jardinerie Woodlands (on y trouve de tout et même un restaurant), leur lieu de rendez-vous à mi-distance entre eux. Ils s’y entretiennent avec un auteur qui a écrit un texte refusé partout à propos d’un projet d’Etat paneuropéen où « l’homme à venir serait métissé ». La question de l’immigration est un autre leitmotiv du récit.

    Quand Sophie s’est installée chez Ian, elle l’accompagne voir sa mère qui est veuve, Helena. Ian lui rend visite tous les dimanches. Sophie trouve Helena, grande femme de 71 ans, « redoutable ». Elle se plaint des petits commerces d’antan qui ont disparu, s’étonne du sujet de la thèse de Sophie, une étude des portraits d’écrivains européens noirs au dix-neuvième siècle comme Pouchkine, Dumas.

    Quant à Coriandre, la fille de Doug, elle est bouleversée par la mort d’Amy Winehouse. A quatorze ans, elle est en crise, ne supporte ni son père de gauche ni sa mère qui s’occupe d’œuvres de bienfaisance,  ni l’école privée où l’ils ont inscrite. Quand des émeutes éclatent à la suite du meurtre d’un Noir par la police, elle y prend part, attirée par « le goût vivifiant de la colère ».

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    Une succession d’affrontements liés au racisme ou au refus de la mondialisation révèlent la « ligne de fracture abyssale dans la société britannique ». Au mariage de Sophie et Ian, les seules personnes de couleur sont Sohan et Naheed, assis l’un près de l’autre. Quand sa collègue Naheed aura droit à la promotion que Ian espérait, à part Sophie, tout son entourage mettra cela sur le compte du pouvoir croissant des minorités et du politiquement correct.

    Depuis des années, Benjamin écrit une fresque de l’histoire européenne depuis l’entrée de la Grande-Bretagne dans l’Union en 1973 et compile des fichiers musicaux qui l’accompagnent. Sur les conseils de son ami éditeur, il renonce aux considérations « historico-politiques » et accepte de ne publier que l’histoire de son amour pour Cicely, sous le titre « Rose sans épine ». Benjamin est resté très proche de sa sœur Lois, qui a vécu un drame dans sa jeunesse, et il l’aide à prendre soin de leur père.

    Voilà les principaux ingrédients que fait mijoter Jonathan Coe dans Le cœur de l’Angleterre, un roman savoureux, riche en réflexions, en rencontres des corps, des cœurs et des esprits, avec l’un ou l’autre intermède à Marseille ou en croisière sur la Baltique. A travers l’éloignement entre Londres et l’Angleterre profonde, entre les élites et le peuple, attisé par les médias, on perçoit comment le Brexit s’est imposé au Royaume-Uni et l’a profondément divisé. On y reconnaît notre époque que l’écrivain décrit avec ce qu’il faut d’ironie pour ne pas verser dans trop de mélancolie. (Un seul regret : n’avoir pas pris note de tous les morceaux musicaux cités, comme cet émouvant Envol de l’alouette de Ralph Vaughan Williams.)

  • Adam et Eve

    Pasternak doktor-zhivago.jpgLara à Iouri :  « Toi et moi, nous sommes comme Adam et Eve qui, aux premiers jours de la création, n’avaient rien pour se vêtir. Voici venir la fin du monde et nous n’avons guère plus de vêtements ni de foyer. Et nous sommes le dernier souvenir de tout ce qui s’est fait d’infiniment grand au monde pendant les millénaires qui se sont écoulés entre eux et nous et, en souvenir de ces merveilles disparues, nous respirons, nous aimons, nous pleurons, nous nous cramponnons l’un à l’autre, nous nous serrons l’un contre l’autre. »

    Boris Pasternak, Le Docteur Jivago (treizième partie : En face de la maison aux figures)

  • Le Dr Jivago (II)

    Dans la première de deux lettres de Chalamov à Pasternak qui suivent Le Docteur Jivago dans la collection Quarto, l’écrivain survivant de la Kolyma écrit : « Qu’est-ce donc que ce roman, et ce docteur Jivago qui n’apparaît pas jusqu’au milieu du livre alors que la véritable héroïne de la première partie de ce tableau, Lara Guichard, s’est déjà déployée à travers le roman, dans toute son ampleur et avec tout son charme (…), aussi pure qu’un cristal, brillant de tous ses feux comme les diamants de la parure de ses noces. »

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    Le Livre premier se termine sur le voyage en train des Jivago loin de Moscou, le Livre second commence par leur arrivée non loin de Varykino. Un personnage providentiel, Samdeviatov, les a prévenus du mauvais accueil auquel ils doivent s’attendre – il a reconnu dans les traits de Tonia, l’épouse de Jivago, la petite-fille du maître des forges Krüger.

    La description de la gare « dans un petit bois de bouleaux » est une merveille, passons. Samdeviatov a prévenu le chef de gare qui leur trouve quelqu’un pour les emmener à Varykino – Vakkh, vêtu de blanc, les y conduit dans une charrette tirée par une jument blanche accompagnée d’un tout jeune poulain « noir comme la nuit » dont la vue ravit leur fils Sachenka. En chemin, « tout leur plaisait, tout les étonnait ».

    Mikoulitsyne, l’intendant du grand-père, et sa femme sont choqués par leur intrusion, peut-être dangereuse pour eux, mais il finit par les loger dans une annexe à aménager et leur donner des semences de pommes de terre. Avant de prendre le thé près du samovar, avec du vrai sucre, Jivago admire le grand bureau de Mikoulitsyne et sa vue. Leur hôte a des amis bien placés. Sa femme fait l’éloge d’Antipov, ce si bon professeur qui aurait été tué sur le front et à qui Strelnikov (le commissaire politique qui a libéré Jivago au cours du voyage, après une arrestation arbitraire) ressemble beaucoup.

    A Varykino, une fois les travaux d’installation terminés et l’hiver venu, Iouri écrit dans ses carnets. Le travail manuel lui a fait du bien. Il relit Tolstoï, Pouchkine, Stendhal, Dickens, Kleist. Tonia se retrouve enceinte. Jivago écrit sur l’art, la poésie, se sent proche de Pouchkine et de Tchekhov qui s’attardent non sur « les fins dernières » mais sur « les détails de la vie ». Au printemps, le chant des rossignols l’émerveille : « Otch-nis ! Otch-nis ! Otch-nis ! » (Réveille-toi !). Evgraf, son demi-frère, leur vient en aide pour la deuxième fois.

    Et Lara ? C’est en lisant à la bibliothèque municipale de Iouratine que Jivago la revoit par hasard. Il observe que Larissa Antipova (elle a épousé Antipov) est visiblement « aimée et connue dans la ville ». Il s’arrange pour lire son adresse sur une fiche. En mai, il se décide à aller la voir : elle le fait monter chez elle, au dernier étage d’une vieille maison, et ils se racontent.

    Lara trouve Jivago sévère quand il reproche aux bolcheviks le changement perpétuel, leurs capacités insuffisantes ; elle a vu de près le travail et la pauvreté, elle se sent proche de la révolution. Son mari, Antipov, n’est pas mort : il a changé secrètement d’identité, c’est Strelnikov, dont elle admire l’engagement, même s’il vit comme si sa fille et elle n’existaient pas. Cette fois, Iouri comprend qu’il aime véritablement cette femme, la revoit sans le dire à son épouse qu’il aime pourtant – il en souffre.

    Un jour, trois hommes l’arrêtent à un carrefour. Ce sont des partisans qui vivent dans les bois, ils ont besoin d’un médecin. Leur chef, le fils de Mikoulitsyne, Liveri, le garde prisonnier à leur service, tout en l’abritant sous sa tente. Le typhus l’hiver, la dysenterie l’été, les blessés dans leurs combats avec des « Blancs », Iouri est surchargé de travail. S’il partage leur idéal tolstoïste, il n’aime pas ces hommes qui le privent de ce qui lui importe en plus de son métier : sa famille, sa maison, sa liberté.

    Dans la forêt, un « sorbier givré » qui offre des fruits en abondance aux oiseaux devient un interlocuteur cher à Jivago. Les combats, les mouvements des uns et des autres, les représailles, les mutilations, la folie, que de souffrances autour de lui ! La famine n’est pas la moindre. Inquiet pour sa famille, ayant appris qu’elle n’est plus à Varykino, Jivago finit, après plus de dix-huit mois, par trouver une brèche pour s’enfuir de la forêt à ski.

    A l’appartement de Lara envahi par les rats, il trouve un mot pour lui : les siens sont partis à temps pour Moscou. Jivago tombe malade, Lara le soigne, elle est son « cygne blanc ». Grâce à elle, il retrouve du travail. Une lettre de Tonia lui apprend qu’ils sont exilés de Russie et vont vivre à Paris. Iouri et Lara retournent ensemble à Varykino : leur situation fausse les tourmente, mais ils s’aiment. Jivago écrit jusque tard dans la nuit troublée par les hurlements des loups. Tous deux savent que cela ne pourra durer, qu’ils devront se séparer bientôt, même s’ils s’y refusent.

    On a le cœur serré pour ces deux-là, mais aussi pour Tonia, l’épouse et sa petite Macha que son père n’a jamais vue ; pour Antipov, qui sait comment vit Lara mais n’est pas conscient de la force avec laquelle elle l’aime et l’admire ; pour les amis de Jivago qui vont le voir sombrer une fois de retour à Moscou, même si une troisième compagne lui portera secours ; pour tous ceux qui sont pris dans les horreurs de la guerre civile.

    Je conclus la lecture de cette œuvre puissante et émouvante avec Chalamov : « Une des caractéristiques de la littérature russe est sa dimension éthique. Cette dimension ne prend corps que lorsque les comportements humains, dans le roman, sont justes, c’est-à-dire que les personnages le sont. Cela dépend d’autre chose que de la justesse de l’observation. Il y a longtemps que je n’avais lu un ouvrage vraiment russe, apparenté à la littérature d’un Tolstoï, d’un Tchekhov, d’un Dostoïevski. Le Docteur Jivago relève incontestablement de cette dimension supérieure. » (Lettre à Boris Pasternak, janvier 1954 ?)

  • Créer

    Pasternak Quarto.jpg« Ioura marchait seul, dépassait les autres et s’arrêtait parfois pour les attendre. En réponse à la dévastation que la mort avait laissée dans ce groupe qui le suivait à pas lents, un mouvement impérieux comme celui de l’eau qui s’enfonce en creusant ses tourbillons le portait à rêver et à penser, à s’acharner sur des formes, à créer de la beauté. Plus clairement que jamais, il voyait maintenant que l’art, toujours et sans trêve, a deux préoccupations. Il médite inlassablement sur la mort et par là, inlassablement, il crée la vie. Le grand art, l’art véritable, celui qui s’appelle la Révélation de saint Jean et celui qui la complète.

    Ioura savourait d’avance le moment où il disparaîtrait pour deux ou trois jours de l’horizon familial et universitaire, et écrirait des vers à la mémoire d’Anna Ivanovna, où tout ce qui lui viendrait alors à l’esprit trouverait sa place : toutes les images fortuites que la vie pourrait lui souffler ; quelques-uns des plus beaux traits de la défunte ; l’image de Tonia en deuil ; ce qu’il avait remarqué dans la rue au retour du cimetière ; la lessive séchant à l’endroit où jadis la tempête avait hurlé dans la nuit et où, enfant, il avait pleuré. »

    Boris Pasternak, Le Docteur Jivago (Livre I, 3e partie : L’arbre de Noël chez les Sventitski)

  • Le Dr Jivago (I)

    Inutile, il me semble, de résumer Le Docteur Jivago, le chef-d’œuvre de Boris Pasternak que la plupart connaissent par la célèbre adaptation cinématographique de David Lean (1965). On oublie les traits d’Omar Sharif (Jivago) et de Julie Christie (Lara) en découvrant Ioura (Jivago), un petit garçon de dix ans qui éclate en sanglots sur la tombe de sa mère. 1903. Son oncle va l’emmener avec lui à la campagne. Puis on fera connaissance avec une veuve qui s’installe à Moscou en 1904-1905, la mère de Rodion et Larissa (Lara). 

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    Portrait de Boris Pasternak par son père, Leonid Pasternak (1910)

    « Ioura se sentait bien auprès de son oncle. Celui-ci ressemblait à sa mère. Comme elle, c’était un homme libre, qui n’avait aucune prévention contre ce qui ne lui était pas habituel. Comme elle, il avait ce sens aristocratique de l’égalité avec tout ce qui vit. Comme elle, il comprenait tout du premier coup d’œil et savait exprimer ses pensées sous la forme où elles lui venaient à l’esprit au premier instant, pendant qu’elles étaient encore vivantes et n’avaient pas perdu tout leur sens. » (Livre I, première partie : Le rapide de 5 heures)

    C’est à Moscou que, par deux fois, Ioura devenu médecin – bien qu’attiré par l’art, il veut être utile à la société – rencontre Lara dans des circonstances très particulières, sans savoir que leurs destinées vont se rapprocher un jour. Le livre premier se termine en 1917 sur le voyage en train du Dr Jivago et de sa famille (sa femme, son fils, son beau-père) vers l’Oural, où ils espèrent échapper à la misère terrible en ville à la suite des bouleversements révolutionnaires.

    « On sentait le commencement de l’hiver urbain dans l’odeur mélangée de feuilles d’érable écrasées, de neige fondante, de fumée de locomotive et du pain de seigle chaud que l’on faisait cuire dans le sous-sol du buffet de la gare et que l’on venait de tirer du four. Des trains arrivaient, d’autres partaient. On les formait ou on les triait, on agitait des drapeaux enroulés et déroulés. Sur tous les tons, les trompettes des gardiens, les sifflets de poche des atteleurs et les voix de basse des sifflets de locomotives s’égosillaient. Des colonnes de fumée montaient vers le ciel en échelles infinies. Des locomotives sous pression attendaient, prêtes à partir, brûlant les nuages froids de l’hiver de leurs bouffées de vapeur bouillante. » (Livre I, deuxième partie : La petite fille d’un autre milieu)

    Deux qualités nous attachent à l’intrigue du Docteur Jivago, roman où se mêlent l’histoire, la guerre, les amours, la vision poétique. D’abord, l’art avec lequel Pasternak campe concrètement ses personnages – leur physique, leurs vêtements, leurs gestes, leurs façons de parler – et rend sensibles leurs émotions. Tous, et ils sont nombreux autour des protagonistes, apparaissent dans leur singularité, sympathiques ou non.

    « Pacha, Lipa, les Kologrivov, l’argent, tout cela tourbillonnait dans sa tête. Lara en avait assez de la vie. Elle devenait folle. Elle était tentée de mettre une croix sur tout ce qu’elle avait connu et éprouvé jusque-là et de se refaire une vie neuve. Tel était l’état d’esprit qui, à la Noël 1911, lui fit prendre une résolution fatale. Elle décida de rompre sur-le-champ avec les Kologrivov, de se faire une vie indépendante et solitaire, et de demander à Komarovski l’argent qu’il lui fallait pour cela. Il lui semblait qu’après tout ce qui s’était passé entre eux et après ces années de liberté reconquise, Komarovski avait le devoir de lui apporter une aide chevaleresque, propre et désintéressée, sans exiger d’explications.
    Tel était son but, lorsque le soir du 27 décembre elle prit le chemin de la Petrovka ; en partant, elle chargea le revolver de Rodia, abaissa le cran de sûreté, et plaça l’arme dans son manchon. » (Livre I, troisième partie : L’arbre de Noël chez les Sventitski)

    Ensuite, Pasternak nous montre, tout aussi vivante que ses personnages, la Russie livrée aux tumultes de la première moitié du XXe siècle : ville ou campagne, extérieur ou intérieur, train ou carriole, ce sont des bruits, des odeurs, des saisons, des atmosphères. Pour l’illustrer, voici d’autres extraits, dans la traduction française de Michel Aucouturier, Louis Martinez, Jacqueline de Proyart et Hélène Zamoyska.

    « Le mutilé qui venait de mourir était le deuxième classe de réserve Himazeddine, l’officier qui criait dans la forêt était son fils, le sous-lieutenant Galioulline, l’infirmière était Lara, les témoins Gordon et Jivago. Tous étaient là, réunis, côte à côte ; les uns ne se reconnurent pas, les autres ne s’étaient jamais connus ; certaines choses restèrent à jamais cachées, d’autres, pour se révéler, devaient attendre une nouvelle occasion, une nouvelle rencontre. » (Livre I, quatrième partie : Les échéances approchent)

    Dans ce grand roman autour de la révolution russe, Pasternak se sert non seulement de ce qu’il a observé ou vécu lui-même au cours de ces années-là, mais il prête à Iouri Andreïevitch Jivago sa vision du monde, ses élans poétiques, ses sentiments, son « adhésion lyrique à ce qu’il y a de spontanéité et de nouveauté imprévisible dans la tempête révolutionnaire » (Encyclopedia Universalis), sa sensibilité au malheur des hommes et particulièrement des femmes, sa volonté et sa faiblesse dans la vie, son sens de l’émerveillement.

    « Autour d’un premier centre tournoyaient ses pensées sur Tonia, sur sa maison, sur la vie harmonieuse d’autrefois, où tout, dans les moindres détails, était parfumé de poésie, pénétré de tendresse et de pureté. Le docteur tremblait pour cette vie, il souhaitait qu’elle demeurât entière, intacte et, emporté par le rapide de nuit, il brûlait d’impatience de la retrouver après plus de deux ans d’absence. » (Livre I, cinquième partie : L’adieu au monde ancien)

    Le style de Boris Pasternak, tel que je le perçois dans cette traduction française du Docteur Jivago, allie au réalisme des choses vues le ressenti des personnages principaux. Le rythme y est souvent marqué, le mouvement de la phrase nous emporte aussi bien dans la description que dans l’action, les pensées, les discussions.

    « Et il lui semblait que dès cette époque on voyait se presser sur les trottoirs des vieillards correctement vêtus, reproche muet aux passants ; sans un mot, ils proposaient des choses que personne n’achetait et dont personne n’avait besoin : fleurs artificielles, petits réchauds ronds, munis d’un couvercle de verre et d’un sifflet, vêtements de soirée en gaze noire, uniformes de ministères abolis.
    Des gens de condition plus simple faisaient commerce de choses plus nécessaires : croûtons pointus d’un pain noir, vite rassis, dont la vente était rationnée, rogatons de sucre humides, petits paquets de mauvais tabac coupés en deux. »
    (Livre I, sixième partie : La halte de Moscou)

    « Le dégagement de la voie [enneigée] demanda trois jours. Toute la famille Jivago, Nioucha comprise, prit une part active aux travaux. Ce fut le meilleur moment de leur voyage.
    La région avait quelque chose de clos, de secret.
    Elle faisait songer à la révolte de Pougatchev réfractée par Pouchkine, au pittoresque asiatique des descriptions d’Aksakov.
    Les différentes catégories de voyageurs ne travaillaient pas simultanément. Le chantier de déblaiement était entouré de sentinelles. » (Livre I, septième partie : Le voyage