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Roman - Page 207

  • Célio Mathématik

    Parmi la bande qui fréquente le « ligablo » de Vieux Isemanga, un étal de marchandises sur un trottoir de Kinshasa, le jeune Célio Matemona, un orphelin, le héros de Mathématiques congolaises (2008), un roman signé In Koli Jean Bofane, doit à sa passion des nombres le surnom de Célio Mathématik et pas mal de moqueries. « Les nombres étaient son univers, les conjectures étaient son monde et cela allait bien au-delà de ce que tous pouvaient appréhender. »

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    Ami de Baestro, le fils de Mère Bokeke, et de Gaucher, son neveu, Célio ne les voit pas partir d’un bon œil quand un militaire en civil, l’adjudant Bamba, vient leur demander de participer comme figurants à un meeting politique, contre rétribution, le double de la dernière fois. Hésitants, mais tenaillés par la Faim qui rôde quand on n’a pas le sou, ils montent dans un camion qui cueille des gens un peu partout, cent cinquante environ. Après avoir fait descendre les femmes au carrefour de Matonge,
    on débarque les hommes en face de la villa de Makanda, le chef d’un parti d’opposition, le Parti de la Nouvelle Démocratie. Là, les garçons se prêtent comme les autres aux chants pacifiques et aux slogans. Mais soudain il y a des tirs, c’est la débandade. Baestro est blessé au flanc d’un coup de baïonnette. Emmené à l’hôpital, il doit s’y cacher dans une armoire avec Gaucher pour échapper aux hommes du
    PND qui les poursuivent.
    Baestro meurt. Quant à Makanda, ce massacre de Limete le satisfait plutôt, il donne plus de visibilité à son parti – en réalité, de faux opposants financés par le gouvernement pour créer un semblant de démocratie.

    Célio, qui passe ses nuits au « Maquis », un hangar désaffecté divisé en chambrettes, passe pour « l’intellectuel du coin » et sert plus ou moins d’écrivain public. Par manque de moyens, il n’est pas allé au-delà de la première candidature, mais a poursuivi ses études clandestinement et a nourri sa légende. « Il était comme des millions de Kinois persuadés que l’avenir leur appartenait. » Mais la Faim tenaille le peuple, qui se contente pour survivre d’un repas pris le soir, souvent un jour sur deux. Jusqu’à présent, Célio se contente de démarcher pour sa petite ONG personnelle au service de la Congrégation du Père Lolos, qui l’avait pris sous son aile à l’orphelinat. Quand le Directeur Général de l’Information, Tshilombo, se rend personnellement chez Mère Bokeke pour la consoler de la perte de son fils avec la promesse de funérailles nationales et de l’argent, tout en lui demandant de ne pas répondre aux journalistes qui l’interrogeraient et en se renseignant sur celui qui accompagnait Baestro au meeting, il remarque ce jeune homme d’allure différente qui n’hésite pas à citer en sa présence Le Prince de Machiavel.

    L’adjudant Bamba est chargé par Tshilombo d’éliminer le témoin gênant, qu’il enlève après une filature bien menée. La cinquantaine, l’homme de tous les combats est pourtant mal à l’aise à l’idée de tuer ce gamin et décide de lui laisser la vie sauve à condition qu’il disparaisse. Terrorisé, Gaucher a compris qu’il ne rentrera plus chez lui et s’en va chez un oncle en périphérie, il y reprendra son vrai nom, Donatien, modernisé en Dona. Quant à Célio, Tshilombo le remarque à nouveau un jour sur la terrasse de l’Hôtel Continental, où il l’entend discourir intelligemment en compagnie d’un juriste. Il décide de l’engager dans ses services.

    C’est ainsi que Célio Mathematik entre au service de l’information. En costume italien et chaussures neuves, il récolte un franc succès chez le Vieux Isemanga où il offre la tournée générale. Il n’est plus un de ces millions de piétons qui marchent vers le centre de la ville, « cette reine insatiable et cruelle qui se nourrissait chaque jour de leurs rêves et de leurs espoirs ». Décidé à saisir cette « opportunité », il fait de son mieux et  suggère à Tshilombo de lancer une rumeur qui éclabousse toute l’opposition et rende du crédit à la présidence. A la Radio Télévision Nationale, il devient l’interlocuteur privilégié de la superbe Nana Bakkali, directrice de la publicité. Son plan réussit : le voilà nommé « conseiller principal » de Tshilombo, avec
    appartement de fonction, voiture et gardes du corps.

    Bofane met en scène dans Mathématiques congolaises les errements politiques d’un pays aux prises avec la violence, la corruption, la propagande. La vie quotidienne des habitants de Kinshasa y est montrée avec réalisme, des mille et un trucs pour faire bouillir la marmite aux mille et une nuances de la palabre africaine. Sorcellerie, comédies conjugales, colère latente et manipulation de l’opinion, art de la sape, tout cela prend forme autour de trois personnages marquants : Bamba, l’adjudant fatigué de la vie qu’il mène, Tshilombo ou l’ivresse du pouvoir, Célio à la croisée des chemins. En suivant la trajectoire intéressante mais risquée de celui que certains considèrent comme un « esquiveur » (comédien, plus ou moins opportuniste), nous arriverons à la veille d'élections libres en République démocratique du Congo. Si le héros puise ses idées dans l’Abrégé de mathématique à l’usage du second cycle de Kabeya Mutombo, il n’oublie pas l’avertissement du Père Lolos : « Ne crois pas que tu ressortiras intact de cette expérience, Célio. »

  • Brésil de Roblès

    Jean-Christophe Rufin, Rouge Brésil, prix Goncourt 2001. Jean-Marie Blas de Roblès, Là où les tigres sont chez eux, prix Médicis 2008. Le Brésil inspire aux romanciers français des briques de papier qui demandent aux lecteurs souffle et persévérance. Blas de Roblès, autour de la figure du père jésuite Athanase Kircher (1601-1680), développe une somme baroque où s’entrecroisent des personnages contemporains : Eléazard von Wogau, un correspondant de presse français installé dans le Nordeste à qui l’on a confié l’examen d’un manuscrit inédit, la vie de Kircher relatée par Caspar Schott ; Elaine, la « professora » von Wogau, son épouse qui vient de demander le divorce et part en expédition dans le Mato Grosso avec des collègues paléontologues à la recherche de fossiles précambriens ; Moéma, leur fille, en rupture avec l’un et l’autre, réfugiée dans l’amour de son amie Thaïs et dans la cocaïne ; Nelson, le mendiant de Fortaleza qui a perdu ses jambes. 

    Salto_en_el_Parque_Nacional_de_Ybycui sur Wikimedia commons.jpg

     

    Chaque chapitre s’ouvre sur une étape de la vie du brillant Kircher doté « d’incroyables dons de mémoire en sus d’un génie inventif & d’une habileté mécanique hors du commun ». A son bagage philosophique s'ajoute l’étude des sciences et de tout ce qui s’offre à son esprit d’une curiosité universelle. Tout au long de ses recherches, il publiera des ouvrages majeurs, une quarantaine en tout. Un tel génie à la gloire de Dieu ne pouvait se fixer qu’à Rome, ce qui ne l’a pas empêché de voyager. Eléazard, la quarantaine, installé depuis deux ans sur la presqu’île d’Alcântara, n’a jamais ternminé la thèse qu’il projetait de lui consacrer. Le voilà très surpris quand une Italienne, Loredana, échouée là pour des raisons obscures, lui dit connaître cette « espèce de polygraphe qui a écrit absolument sur tout, et en prétendant à chaque fois et sur chaque sujet au summum de la connaissance ». Sinologue, elle a lu les travaux de Kircher sur la Chine. Les Carnets d’Eléazard, des notes brèves sur son sujet d’étude, ses lectures, ses observations, ponctuent régulièrement la marche des chapitres.

     

    Blas de Roblès, à l’instar du Jésuite encyclopédiste dont la devise est « Omnia in omnibus », brasse dans ce récit foisonnant une formidable collection d’informations et de situations en tous genres. Voyageur et archéologue, érudit, l’auteur prend plaisir à détailler les plus extravagantes aventures de ses personnages : Kircher au bord d’un volcan, Nelson mêlé aux pillards d’un Boeing abîmé dans la jungle, les plongées de Moéma, Thaïs et Roetgen, un jeune professeur assistant, dans les excès de l’alcool, de la drogue et du sexe, sous le prétexte de remonter aux origines indiennes du Brésil. L’expédition universitaire sur le fleuve Paraguay, quant à elle, tourne au cauchemar en empiétant sur le territoire de trafiquants de peaux de crocodiles. Seul Eléazard échappe à cette frénésie du mouvement physique, requis par une autre quête – « La VERITE n’est ni un chemin de traverse ni même cette clairière où la lumière se confond avec l’obscurité. Elle est la jungle même et son foisonnement trouble, son impénétrabilité. » (Carnets d’Eléazard)

     

    Loredana tombe amoureuse de lui, mais repousse ses avances. « Je porte le deuil de mon amour, de ma jeunesse, d’un monde inadéquat », pense de son côté Eléazard, qui vit en seule compagnie de son perroquet Heidegger et de Soledade, sa cuisinière. Son ami le Dr Euclides les emmène tous les deux à une grande réception chez le gouverneur Moreira. Celui-ci ne supporte son épouse Carlotta de Souza qu’à cause de sa fortune dont il se sert pour acheter clandestinement presque toute la presqu’île d’Alcântara en vue d’une gigantesque opération immobilière. Exaspéré, Eléazard met fin aux mondanités de deux invités américains envoyés par le Pentagone qui feignent ne rien savoir du projet de base militaire : « Je crois que la misère n’est pas une fatalité, mais un phénomène entretenu, géré rationnellement, une abjection indispensable à la seule prospérité d’un petit groupe sans scrupules… » Quant à Loredana, qui attire la sympathie de Carlotta et les égards machistes de son époux, elle prendra sa revanche sur l’arrogant colonel Moreira à sa manière.

    « Ce n’est pas impunément qu’on erre sous les palmiers, et les idées changent nécessairement dans un pays où les éléphants et les tigres sont chez eux » : la phrase des Affinités électives de Goethe, placée en épigraphe, avertit des dangers
    qui guettent tous les protagonistes de ce roman quasi feuilletonesque et délibérément orgiaque. Les dix-septième et vingtième siècles s’y renvoient leurs préoccupations, de même les terres d’ailleurs et l’Europe, les mythes indiens et les religions monothéistes. Violence, questionnement, métamorphoses, quête de l’origine, voilà quelques thèmes de Là où les tigres sont chez eux, où se joue aussi la bataille du vrai et du faux. Blas de Roblès a mis dix ans à l’écrire, dix ans de plus à le faire accepter par un éditeur. Trop gros, trop riche, – il a fallu couper – le roman de presque huit cents pages n’a pas obtenu le Goncourt, mais a trouvé ses lecteurs.

  • Compassion

    « Des voix chuchotées d’enfants arrêtèrent le cri. En se détournant, elle les aperçut groupés devant le wagon. Ils étaient une dizaine ; des petites filles, des petits garçons, quelques mères. Ils tenaient des bouquets de fleurs à la main.
    Des fleurs des champs qui venaient d’être cueillies, encore humides de rosée.
    Sur tous ces visages tendus vers elle se lisaient le chagrin et la compassion. Une femme lui tendit une bougie allumée. Puis elle se signa et s’agenouilla. Les autres l’imitèrent ; Nathalie et le jeune soldat, dans le wagon, firent de même.
    « C’est à eux que je dois de ne pas être devenue folle », dira Nathalie. »

     

    Anne Wiazemsky, Une poignée de gens  

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  • Retour en Russie

    Les récits d’AnneWiazemsky, comme Jeune fille, sa première expérience cinématographique avec Bresson, commencent en douceur, par des phrases qui n’ont l’air de rien : « Je m’appelle Marie Belgorodsky, j’ai quarante ans, je suis française. » Et puis, au fil des pages, quelque chose prend forme, l’énoncé des faits se colore d’émotion, on est pris. Une poignée de gens, Grand prix du roman de l’Académie française en 1998,  naît d’une lettre envoyée de Moscou, en février 1994, par un cousin éloigné de Marie, ami de sa grand-tante Nathalie, l’épouse du prince Wladimir Belgorodsky assassiné en 1917.

     

    Ou plutôt le roman naît d’un journal, le Livre des Destins, tenu par le prince en 1916 et 1917 – « la vie d’une propriété au quotidien et la montée du bolchevisme. » Marie doit son nom russe à son père, mort quand elle avait quinze ans, mais ne sait quasi rien de lui ni de sa famille. A son exemple, elle a tourné le dos au passé pour aller de l’avant, sans nostalgie. Marie se souvient des mots qui la faisaient rêver quand elle était enfant : « les étés à Baïgora », « les canaux gelés de Petrograd », « les bains de mer à Yalta ». Sans plus. « L’expression « chercher ses racines » m’exaspérait. Moi, ce que je voulais, c’était les inventer dans mon propre sol. Mes racines, ce serait mon travail. »

     

    Dans les jardins de Kouskovo (propriété des Cheremetiev).JPG

     

    Au rendez-vous proposé par son cousin de passage à Paris, Marie a décidé de ne pas s’attarder, ignorant tout des gens dont il lui parle, de « Nathalie et Adichka », les maîtres de Baïgora (« en Russie centrale, à huit ou dix heures en voiture de Moscou »), et de l’assassinat du prince. Mais ce que lui raconte son interlocuteur à propos de la pianiste renommée qu’était sa grand-tante et surtout le cahier de bord d’Adichka dont il lui offre une copie touchent le cœur de Marie, prête désormais à découvrir leur histoire.

     

    Le récit bascule alors en mai 1916. Nathalie passe sa première nuit à Baïgora, chez Adichka, le prince Wladimir Belgorodsky, qu’elle va épouser le surlendemain. Elle a dix-huit ans, lui trente et un. Francophile au point d’avoir abandonné « Natacha » pour « Nathalie », la fiancée est charmante, parfois puérile. Joyeuse. Adichka acquiesce quand elle souhaite ne pas avoir d’enfants tout de suite – elle a élevé ses quatre frères et sœurs et voudrait « de longues vacances ». Ses belles-sœurs sont choquées de la voir, la veille de son mariage, couper court ses cheveux, ce qu’elle avait « de plus beau ». Mais Adichka et son frère Micha en prennent chacun une mèche pour la mettre dans un médaillon, en guise de porte-bonheur.

     

    Autour d’eux, il y a Maya, la mère, la sœur et les frères du prince : Olga et Leonid avec leurs quatre enfants, Igor et Catherine dont le couple bat de l’aile, Micha et Xénia, et leur petite fille Hélène. Adichka, le fils aîné, aime la poésie. Il voudrait que sa femme lise Pouchkine, Blok, Essenine, Akhmatova, mais Nathalie ne s’intéresse qu’aux romans français. L’émotion les étreint en entendant, la veille de leurs noces, le chœur d’hommes et d’enfants répéter les chants du mariage, après le travail aux champs, dans l’église non loin du manoir où le père d’Adichka repose dans la crypte.

     

    Quelque temps après, un accident trouble l’harmonie du domaine. Un pan de mur s’est effondré sur un homme, mortellement blessé. Nathalie s’évanouit à sa vue, puis, revenue à elle, s’enfuit de peur devant la « colère rentrée, muette » qu’elle ressent autour d’elle. Plus tard, elle se reprochera son manque de compassion et de présence d’esprit ce jour-là : elle ne s’est pas souciée de la famille du blessé, a négligé d’enquêter sur les causes de l’accident.

     

    Anne Wiazemsky alterne tout au long d'Une poignée de gens des extraits du journal d’Adichka, qui voudrait consacrer une partie de ses terres à une réserve naturelle pour les plantes, les oiseaux et les animaux menacés par l’extension des cultures, et le récit de moments choisis dans la vie à Baïgora. En famille, on échange des nouvelles de la guerre ou des révoltes paysannes et ouvrières. Adichka se montre attentif aux demandes des paysans, les écoute, suscite chez tous le respect de son autorité loyale. Nathalie est loin de ce genre de préoccupations. En cachette de son mari, elle aménage une roseraie près du potager principal, sans s’inquiéter de supprimer ainsi le chemin que les paysans utilisaient pour se rendre au village le plus proche.

     

    Tous deux aiment la musique. Adichka joue du violon, Nathalie du piano. Ensemble, un soir, ils interprètent pour leurs invités la sonate Le Printemps de Beethoven. Mais Adichka s’inquiète de la situation du pays, de plus en plus désorganisé, secoué par la poussée du bolchevisme. Puis c’est l’assassinat de Raspoutine, dans la nuit du 16 au 17 décembre 1916. En mars 1917, un télégramme annonce la mort d’Igor, blessé à Petrograd alors qu’il accompagnait le ministre de la guerre. « Notre civilisation bascule », note Adichka.

     

    Les funérailles de son frère Igor, que sa famille veut enterrer dans la crypte de l’église, provoquent les premières tensions sérieuses à Baïgora – des hommes se souviennent que tout jeune soldat, Igor y a participé à la sanglante répression de 1905. De nouveaux venus se mêlent aux paysans et menacent : « Maintenant plus rien n’est à vous. » Les Belgorodsky tiennent bon, mais le temps des grands propriétaires est révolu, tous le pressentent. Le pire est à venir.