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1953

  • Pieds nus

    Erdrich Celui qui veille.jpg« Elle était presque arrivée quand les nuages s’épaissirent jusqu’à former une dalle sombre. Elle se mit à courir. Puis s’arrêta. Ses chaussures. Elle ne pouvait pas se permettre de les abîmer. Elle les retira, les glissa sous son manteau et continua à marcher sous la pluie, prenant l’embranchement qui coupait à travers bois. Aller pieds nus ne la gênait pas : elle avait fait ça toute sa vie, ses pieds étaient endurcis. Froids et presque engourdis à présent, mais endurcis. Elle avait les cheveux, les épaules et le dos de plus en plus trempés, mais marcher la réchauffait. Elle ralentit et traversa précautionneusement les tapis d’herbes gorgés d’eau. On n’entendait que le tambourin de la pluie sur les feuilles luisantes. Elle s’immobilisa. Il y avait là comme une présence, avec elle, autour d’elle, tourbillonnante et bouillonnante d’énergie. Les arbres étreignaient la terre avec tant d’intimité. Quel délice d’en faire ainsi partie intégrante. Elle ferma les yeux et se sentit appelée. Son esprit se déversa dans l’air comme un chant. Attends ! Elle ouvrit les yeux et ramena son poids dans ses pieds froids. C’était sans doute ce que vivait Gerald quand il survolait la terre. Parfois elle se faisait peur. »

    Louise Erdrich, Celui qui veille

  • Le veilleur de nuit

    Prix Pulitzer 2021, Celui qui veille (The Night Watchman, traduit de l’américain par Sarah Gurcel) m’a fait entrer dans l’univers de Louise Erdrich et de la Renaissance amérindienne. Née en 1954 d’une mère Ojibwa (famille des Chippewas) et d’un père germano-américain, Louise Erdrich s’est inspirée de la figure de son grand-père Patrick Gourneau, qui a combattu en tant que président du conseil tribal la Résolution 108 du Congrès des Etats-Unis d’Amérique visant à « abroger les traités de nation à nation qui avaient été conclus avec les tribus indiennes pour « aussi longtemps que l’herbe poussera et que l’eau des rivières coulera. » » Il travaillait comme veilleur de nuit (note de l’autrice).

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    Septembre 1953. Thomas Wazhashk est veilleur de nuit à l’usine de pierres d’horlogerie de Turtle Mountain (Dakota du Nord). Pixie ou Patrice, sa nièce imaginée par la romancière, y travaille avec d’autres ouvrières choisies pour leur habileté à coller « sur de minces tiges verticales des lamelles ultrafines de rubis, de saphir ou, moins précieux, de grenat, avant perforation » – un des premiers emplois industriels créés dans les environs de la réserve, des postes convoités (« un travail de Blanc »).

    Thomas porte le nom du rat musqué, « wazhashk », modeste et travailleur – il y en a partout dans les marécages de la réserve. « Au commencement, après le Grand Déluge, c’était un rat musqué qui était parvenu à recréer la Terre. En ce sens, comme la suite le prouverait, Thomas avait reçu le nom parfait. » La nuit, il écrit d’une main ferme sa correspondance. Parfois, il sent une présence, voit un petit garçon accroupi dans l’usine: il n’est pas le seul à y voir de temps à autre un fantôme.

    Pixie Paranteau ne veut pas qu’on l’appelle par ce prénom (Pixie, le lutin) et corrige à chaque fois : « Patrice ». Quand sa collègue Doris la raccompagne après le travail, elle descend de sa voiture au début du chemin pour ne pas que Doris voie « l’embrasure effondrée de l’entrée ni le fatras devant la maison » ni son père qui risque de sortir en titubant. Patrice et son frère y vivent avec leurs parents, ils sont pauvres. Sa sœur Vera, une fois mariée, est partie vivre à Minneapolis ; elle lui manque terriblement, comme à sa mère Zhaanat.

    Cette « Indienne à l’ancienne » ne parle que le chippewa. Enfant, elle a été initiée aux cérémonies et aux récits fondateurs. Elle a transmis son savoir à Patrice, l’a envoyée à l’école où celle-ci a appris l’anglais et est « aussi devenue catholique ». Zhaanat fait venir son cousin Gerald qui a le pouvoir « de retrouver les gens » pour qu’il lui donne des nouvelles de Vera. Sa fille aînée ne lui a plus écrit depuis cinq mois. Pendant la cérémonie rituelle, « habité par un esprit particulier », Gerald « voit » Vera, allongée, immobile, « mais vivante », avec un bébé à côté d’elle.

    « L’élève le plus brillant à qui Lloyd Barnes ait jamais enseigné les mathématiques pratiquait la boxe sous le nom de Wood Mountain. » Ces deux-là joueront un rôle important dans le récit. Le prof entraîne aussi le frère de Patrice ; tout le monde sait que Barnes est amoureux d’elle, sans s’être jamais déclaré. Mais Patrice se méfie des hommes, elle a échappé à une petite bande qui l’avait piégée près du lac en se jetant à l’eau. Par chance, son oncle Thomas y était sur son bateau de pêche et l’avait secourue. Elle demande quelques jours de congé à l’usine pour se rendre à Minneapolis et retrouver Vera.

    Quand Thomas prend connaissance du texte du Congrès « censé émanciper les Indiens », sur proposition du sénateur Watkins, il comprend vite que la « termination » de la tutelle fédérale sur les terres indiennes cache une énième façon d’exterminer les tribus qui survivent misérablement. Au conseil tribal, tous sont conscients que cette résolution 108 viole les accords passés en les chassant de leurs terres. Ils décident de réagir en faisant signer une pétition et d’aller à Fargo voir le Bureau des affaires indiennes.

    Le voyage de Patrice et son séjour à Minneapolis sur les traces de Vera seront encore plus compliqués qu’elle ne l’imaginait, surtout pour elle qui n’est jamais allée dans une aussi grande ville. Ce récit alterne avec ce qui se passe à Turtle Mountain où la résistance des Chippewas s’organise : un combat de boxe financera le voyage d’une délégation à Washington ; le  Livre de Mormon laissé chez les Wazhashk par deux visiteurs zélés aide Thomas à comprendre la mentalité du sénateur Watkins ; une universitaire chippewa va les aider.

    En même temps que se déroule cette double quête, familiale et politique, Celui qui veille relate le mode de vie des Amérindiens Chippewas au milieu du siècle dernier. La vie est loin d’être rose dans la réserve, mais le sens de la solidarité et le dévouement de leurs représentants jouent un grand rôle dans ce combat pour défendre les droits de leur communauté.

    Le réalisme magique de Louise Erdrich s’exprime aussi bien dans la perception de la nature que dans les pratiques traditionnelles, certains de ses personnages sont particulièrement habités par l’esprit des ancêtres. Dans la postface, la romancière parle des lettres de son grand-père ; en les relisant, elle a pris conscience de l’importance du combat mené contre la « termination » qui fut un cauchemar pour de nombreuses tribus indiennes. Contre l’oubli, elle s’est mise à écrire Celui qui veille, encouragée par sa sœur Heid Erdrich, artiste et poétesse, avec laquelle elle a ouvert une librairie à Minneapolis en 2001.

  • Ces hommes-là

    « J’écris une histoire de guerre. Je ne l’avais pas prévu. Au début, c’était une histoire d’amour, l’histoire d’un mariage, mais la guerre s’y est incrustée partout, tel du verre brisé en mille éclats. Non pas une histoire ordinaire de combattants mais de ceux qui ne partirent pas à la guerre. Les lâches et les planqués ; ceux qui laissèrent une erreur leur épargner de faire leur devoir, ceux qui se cachèrent à la vue de ce devoir, ceux qui face à lui le refusèrent ; et même ceux qui étaient trop jeunes pour savoir qu’un jour ils se rebelleraient et fuiraient leur pays, comme mon fils quand son heure est venue de partir à la guerre. L’histoire de ces hommes-là, et d’une femme à la fenêtre, incapable de faire autre chose qu’observer. »

    Andrew Sean Greer, L’histoire d’un mariage

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  • D'amour et de guerre

    « Nous croyons connaître ceux que nous aimons. Nos maris, nos femmes. (…) Mais qu’avons-nous vraiment compris ? » L’histoire d’un mariage (2008) d’Andrew Sean Greer est celle d’un couple américain en 1953. Pearlie « se réveille » cette année-là, quand derrière l’image de Holland Cook, son époux et le plus bel homme du quartier, apparaît un autre visage, celui d’un inconnu. Elle n’est pas la seule à être tombée amoureuse de lui, leur histoire va se compliquer, une histoire d’amour et de guerre.

     

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    Dans leur ville natale du Kentucky, son cœur d’adolescente s’est enflammé le jour où Holland lui a pris la main sur le chemin de l’école. Quand éclate la seconde guerre mondiale, lui part à la guerre, elle se laisse enrôler par Mr Pinker dans les WAVES et va vivre en Californie. Elle y est censée écrire tout ce qu’elle entend et observe afin de renseigner le gouvernement sur toute activité suspecte – « une belle œuvre de fiction pour ma patrie soudée par le silence et les mensonges ».

     

    Après la guerre, ils se retrouvent par hasard à San Francisco : au bord de l’océan, Pearlie reconnaît son amour d’enfance dans ce marin assis à lire sur un banc. Elle lui propose de l’accompagner au cinéma, Holland l’embrasse sur la bouche ce soir-là. « Tu ne me connais pas vraiment » lui fait-il remarquer lorsqu’elle lui demande de la laisser veiller sur lui, comme au temps où, sur ordre de sa mère qui refusait son incorporation, elle se rendait chez eux, sous le prétexte de leçons de piano, et lui
    faisait la lecture dans la chambre où il restait enfermé jour et nuit.

     

    « Grand, la peau foncée, avec un sourire rassurant qui semblait ne rien cacher », Holland Cook « possédait une certaine grâce masculine qui donnait envie de le dessiner » et une merveilleuse voix de baryton. Ils se marient, malgré la mise en garde des tantes d’Holland à Pearlie : Holland est malade, insistent-elles, « un mauvais sang, un défaut du cœur », c’est sans remède. « Ne faites pas ça ! Ne vous mariez pas avec lui ! » ose même la tante Alice, une phrase que la jeune femme juge avoir entendue de travers, trop absurde, délirante.

     

    Pearlie a compris qu’il fallait ménager cet homme, le préserver des chocs, des mauvaises nouvelles. Pour « épargner son cœur », elle censure dans le journal les articles qui pourraient trop le secouer, veille à l’atmosphère paisible de la maison, fait chambre à part, prend soin de leur fils Sonny et choisit un chien qui n’aboie pas, Lyle. Jusqu’au jour où un visiteur inattendu, vêtu avec un soin et une élégance rares, se présente à sa porte. Buzz Drumer a connu son mari dans l’armée et il sait beaucoup d’elle, « exactement le genre de fille avec qui il avait toujours pensé qu’Holland se marierait », un charmeur.

     

    A l’arrivée de son mari, elle perçoit soudain la ressemblance : Holland s’habille comme Buzz. « Ce que j’avais pris pour une touche personnelle, une extension de la beauté physique de mon mari, se révélait être une imitation. » Buzz vient chez eux de plus en plus souvent. Un soir où Sonny fait remarquer que l’ami de son père n’a pas de petit doigt, celui-ci répond qu’ils n’ont pas fait la guerre ensemble – il était objecteur de conscience. C’est à l’hôpital qu’ils se sont connus, après que le navire d’Holland a coulé dans le Pacifique, en Section Huit, là où on mettait les malades mentaux.

     

    Pearlie se pose de plus en plus de questions sur ces deux hommes qui évoquent le passé à mots couverts. En l’absence d’Holland, Buzz lui rend visite et lui demande de réfléchir. « Il n’avait pas employé le mot « amants ». Non, Buzz disait : « ensemble », il disait qu’Holland et lui avaient été longtemps « ensemble » avant ma réapparition. » Dans la douleur et la surprise, Pearlie éprouve en même temps une sorte de soulagement : « Mon mari devenait enfin compréhensible. » Buzz dévoile alors ses cartes, il veut emmener Holland, mais il a besoin qu’elle l’aide,
    il a un étrange marché à lui proposer.

     

    1953. « Le monde émergeait d’une guerre terminée depuis peu et, tel un démon
    à qui la queue repousse dès qu’on la lui a coupée, une autre guerre avait commencé. »
    On fait la chasse aux communistes. On exclut un étudiant blanc de l’université pour avoir demandé une noire en mariage. Chaque jour, Ethel Rosenberg est à la une du journal. Dans l’administration, « des centaines de limogeages (…) motivés par de prétendues mœurs perverties. » Pearlie a peur, elle veut avant tout protéger son fils. « Il n’y avait pas d’alternative, à cette époque lointaine, dans mon coin isolé au bord de l’océan. Pas pour une femme comme moi (…). »

    Cette phrase clôt la première partie de L’histoire d’un mariage, qui en compte quatre. Dans l’Amérique des années cinquante, de la ségrégation raciale, un contexte présenté comme un puzzle aux pièces dispersées, une femme se débat pour sauver son couple ou au moins, son fils. C’est entre Buzz et Pearlie que la partie se joue, sans doute parce que « L’amour est peut-être une forme mineure de folie. Et, comme la folie, il crée une solitude intolérable. L’unique personne capable de nous soulager est évidemment la seule à qui nous ne pouvons pas nous adresser : celle que nous aimons. » Le drame réside là, dans ces non-dits entre époux. Tantôt mélo, tantôt roman social, dans une traduction parfois malhabile, le roman d’Andrew Sean Greer, plein de faux-semblants, et de temps à autre d’électrochocs, doit aux rendez-vous de Buzz, l’ami, et de Pearlie, l’épouse, ses pages les plus déstabilisantes.