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Roman - Page 210

  • Kiev 1918 - 1919

    Dans le premier volume des œuvres de Boulgakov (Bibliothèque de la Pléiade), après les nouvelles satiriques, La Garde blanche, un récit très différent. « Ma mère mourut en 1922. Cela déclencha une impulsion irrésistible. Je conçus le roman en 1922 et l’écrivis durant un an environ, de 1923 à 1924, d’une lancée », confie Boulgakov dans un entretien. Au départ, il envisage une trilogie en trois couleurs (blanc, jaune, rouge) qui corresponde aux étapes de la Révolution, mais après le succès au théâtre des Jours des Tourbine –  une pièce sur le même sujet qui le rend célèbre –, il modifie ses plans pour la plus autobiographique de ses œuvres. Kiev, sa ville, la mère des villes russes, y est le symbole de la civilisation, de l’ordre et de l’harmonie, avant d’être livrée à la barbarie et au chaos.

     

    « Vivez… en bonne entente » souffle avant de mourir la mère d’Alekseï Tourbine (28 ans, jeune médecin), d’Elena (24 ans, mariée au capitaine Thalberg) et de Nikolka (17 ans et demi). En décembre 1918, l’anxiété règne à Kiev et chez eux : Thalberg tarde à rentrer. Leur ami le lieutenant Mychlaïevski sonne à leur porte, incapable de rentrer chez lui, les pieds gelés après vingt-quatre heures de garde dans la neige sans bottes de feutre. Quand le mari d’Elena apparaît enfin, c’est pour repartir bientôt : il a décidé de fuir la ville avant l’arrivée de Petlioura, séparatiste ukrainien, et de gagner la Crimée en traversant la Roumanie. Elena se résigne à le voir repartir. Thalberg, en mars 1917, avait le premier mis un brassard rouge sur sa manche pour se rendre à l’école militaire, il méprise ceux qui considèrent Kiev comme une ville ukrainienne et non russe, mais l'abandonne.

     

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    Au rez-de-chaussée de l’immeuble, l’ingénieur Vassilissa profite de la nuit pour améliorer différentes cachettes où il range ce qu’il a de précieux, sans se douter qu’une « silhouette de loup grise et dépenaillée » l’observe par la fente du drap suspendu à la fenêtre. En cet hiver 1918, « la Ville vivait d’une vie étrange, artificielle, très vraisemblablement destinée à rester unique dans les annales du XXe siècle. » L’élection de l’hetman a amené à Kiev « des princes et des miséreux, des poètes et des usuriers, des gendarmes et des actrices » : « La Ville enflait, s’élargissait, débordait comme une pâte qui lève. » Mais les Allemands vaincus abandonnent l’Ukraine. On craint les bolcheviks, et plus encore les troupes du mystérieux Petlioura dont le nom circule sur toutes les lèvres. Alekseï Tourbine et ses amis vont proposer leurs services au colonel qui recrute des volontaires au centre de la Ville. Le médecin est affecté au lycée Alexandrovski où il a fait ses études et qui ressemble maintenant à « un navire mort de trois étages ». Là, une fois les tenues et les armes distribuées, le colonel Mylachev donne l’ordre de disperser les recrues et leur donne rendez-vous le lendemain matin – on dit Petlioura tout proche.

     

    Boulgakov place les Tourbine, chacun à leur manière, au cœur du chaos qui se prépare à Kiev. L’hetman et le général en fuite, la Ville est bientôt livrée aux assauts. Le sabotage des blindés laisse la défense de Kiev à la seule unité du colonel Naï-Tours, d’une loyauté irréductible. Le docteur Tourbine, convoqué tardivement, ne comprend rien à la situation qui change rapidement d’une rue, d’un quartier à l’autre. On tire, on tue, on cherche un abri. « Il était donc venu, le temps de l’horreur. » Blessé, Alekseï Tourbine est ramené chez lui, où un confrère vient l’opérer sur place. Mais une forte fièvre l’accable, on craint pour ses jours. A l’abri des rideaux crème qui donnent « l’impression d’être coupé du monde extérieur », tandis que Tourbine s’endort après une injection de morphine, ses amis jouent au whist et parlent des âmes blessées autant que les corps.

     

    Après les événements tragiques, un office solennel est organisé à Sainte-Sophie en l’honneur de Petlioura. « Il gelait à pierre fendre. La Ville entière fumait. » Nikolka, qui a été témoin de la mort héroïque de Naï-Tours, va prévenir sa famille et ramène sa dépouille à la caserne. Elena prie, follement, s’incline et s’incline encore devant l’icône de Notre Dame de l’Intercession, pour que son frère aîné ne meure pas.

     

    La Garde blanche réussit à nous entraîner, nous aussi, les lecteurs, dans le tumulte incompréhensible de la guerre, de l’histoire en marche, avec son lot d’absurde, de haine, de courage, de lâcheté et de bêtise. Boulgakov s’est inspiré des siens pour les jeunes Tourbine dont l’idéal se heurte de plein fouet aux réalités les plus amères de l’existence. Le récit vibre de cette solidarité entre eux et leurs amis, tout en peignant une fresque puissante de la Ville en proie à ses démons. Quand les hommes de Petlioura s’en iront, ce sera le temps des bolcheviques. « Tout passera. Souffrances, tourments, sang, faim et peste. »

  • Dire

    « Sitoé, mon envie de dire correspond à une fureur de vivre ma vie. Il me semble que ce dire m’arrache à la solitude. La manière dont fut honorée la dette de Karl Kiribanga Ebodé méritait des éclaircissements. En restituant les différents épisodes de son règlement, j’ai voulu transmettre aux vivants non seulement l’histoire d’une bande d’amis, mais aussi l’aventure collective, les traumatismes individuels qui ont précédé ou accompagné l’indépendance du Pays des Crevettes. »

     

    Eugène Ebodé, La transmission 

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  • Douala ou Mitouba

    Je lis peu de littérature africaine, le titre d’un roman d’Eugène Ebodé m’a donné envie d’y faire un tour : La transmission (Gallimard, Continents noirs, 2002). « J’avais seize ans à la mort de Karl Kiribanga Ebodé ». Dès la première page, ce roman puise aux sources de l’auteur, né à Douala, où son père lui a communiqué ses dernières volontés dans une « ultime causerie ». « A ton âge, exactement à l’âge que tu as, nous, nous avions décidé de congédier un vieux monde… »

     

    Si sa mère Magrita n’est pas aux côtés du mourant, c’est que ses parents ont besoin d’elle à Mitouba. Pas seulement. Celui que ses amis surnommaient le « Patrouillard » s’est rendu utile au Pays des Crevettes pendant la guerre d’indépendance du Cameroun, les maquisards l’appelaient « Docta ». Infirmier, il sera plus tard conseiller municipal. Karl Ebodé a fui la campagne, les traditions, les obligations familiales. Avant de mourir, il exhorte son fils à ne pas retourner vivre au village maternel, tant il a aimé Douala, sa ville, où il veut être enterré « au milieu des gens d’ici qui savent que tout est toujours à refaire ». Mais il lui demande aussi de payer sa dette, de réparer une faute ancienne : il n’a pas offert la dot avant d’épouser Magrita, qui lui en a toujours voulu. Il souhaite que son fils répare enfin ses torts. Ensuite Eugène fera sa propre vie, lui qui ne pense encore qu’au football.

     

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    Chez Thimoté Ichar, le meilleur ami de son père, Eugène Ebodé cherche conseil quelques semaines plus tard. L'homme se délivre alors d’un secret qui les concerne, son père, sa mère et lui, et qui bouleverse le garçon : « j’étais envolcanisé. Il me faut résumer mon état : j’étais devenu averse et tempête de sable. J’étais brise et cyclone. J’étais comme une mer secouée par ses rouleaux. » La cuisine de Mininga, la femme d’Ichar, le pousse à rester, bien que rongé par la colère. Il a besoin d’Ichar pour affronter ses grands-parents à Mitouba, pour organiser cette fête inédite où un fils offrira la dot à la place de son père.

     

    Les premières réactions, au village, ironisent sur cette dernière foucade de Karl Kiribanga Ebodé, un provocateur. La mère d’Eugène plaide néanmoins pour que soit mis fin à l’humiliation de cette dot non payée. Ichar l’y aidera, et aussi le parrain d’Eugène, Syracuse. En rencontrant les uns et les autres, le fils apprend à mieux connaître le passé de son père, celui à qui son propre grand-père avait prédit : « Tu as en toi mille vies. Tu es bondissant, tu peux mettre un genou à terre, mais tu renais toujours quand on te croit perdu. » Le « chirurgien impromptu » avait gagné le respect du maquis pendant la guerre. A Douala où il ne connaissait personne, il prétendant avoir appris l’essentiel auprès des « mamies makala », les vendeuses de beignets et de kourkourou.

     

    En plus des femmes, Karl Ebodé avait trois passions : « la ville, le vin et la langue française ». Il faut dire qu’il « excellait dans l’art de raconter les histoires ». Eugène se souvient des querelles incessantes de ses parents. Quand il était ivre, son père ne s’exprimait plus que dans la langue de Voltaire, et sa mère lui tenait tête dans sa langue maternelle, l’éwondo. Et chaque fois s’affrontaient la culture urbaine de son père et la tradition paysanne de sa mère.

     

    En suivant dans La transmission (premier roman d'une trilogie) les étapes préparatoires et puis la cérémonie de la dot, nous découvrons la personnalité haute en couleur de celui qui mort exerce encore son pouvoir sur les vivants, en même temps que les usages des uns et des autres. Quand Eugène Ebodé aura rempli sa mission et planté « l’arbre du désir », il fera ses propres choix. Lui aussi sera l’homme d’une ville, non pas Douala, mais Marseille, qui l’enchante.

  • Cataclysme

    « En début de soirée, les manchettes des journaux feraient état d’un cataclysme.

    La vérité est que le ciel, par un jour sans ombre, s’abaissa soudain comme une grande toile de tente. Un silence violet pétrifia les branches des arbres et fit se dresser les récoltes dans les champs comme des cheveux sur une tête. Une trace de peinture blanche récente jaillit ici au flanc d’une colline, là sur une dune, plus loin déchira un bord de route d’un trait de clôture. Cela se passait peu après midi, un lundi d’été, dans le sud de l’Angleterre. »

     

    Shirley Hazzard, Le passage de Vénus (Incipit) 

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  • L'enfant de Vénus

    Publié en 1980, Le passage de Vénus a révélé la romancière australienne Shirley Hazzard. La traduction française par Claude Demanuelli date de 2007. S’il s’ouvre sur l’arrivée de l’astronome Ted Tice chez le professeur Sefton Thrale, un été, dans le sud de l’Angleterre, quelques années après la deuxième guerre – sa mission est de l’aider à choisir l’emplacement idéal d’un nouveau télescope –, le roman commence lorsque Ted rencontre dans la maison de son hôte Caroline Bell, une jeune femme aussi brune que sa sœur est blonde.

    Grace Bell est fiancée au fils Thrale, Christian, un parti inespéré pour cette Australienne venue tenter sa chance en Anglerre avec Caro et leur demi-sœur Dora, à la suite d’une infortune familiale. Ce n’est pas à sa beauté ni à ses gestes parfaits que Caro doit d’être « élevée au rang d’enfant de Vénus », mais au passage de la planète Vénus devant le soleil en juin 1769, raison pour laquelle James Cook a mis le cap sur l’Australie, comptant observer le phénomène en route, à Tahiti – voilà le genre d’anecdote prisé par le professeur Thrale. Ted, auprès de lui, se sent traité en « domestique de haut rang », toléré parce qu’il le faut, un peu agaçant par ses compétences indéniables.

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    Pour les Thrale, la situation des deux soeurs laisse à désirer : l’aînée, tout en préparant un concours dans l’administration, travaille dans une librairie, Grace au service des réclamations chez Harrods. Christian Thrale a choisi cette dernière, gracieuse et soumise – « Caro, elle, dépassait ses moyens, c’était une évidence. » Ted Tice emmène Caroline Bell visiter une grande maison où il a vécu, enfant, pendant le Blitz. La visite guidée intéresse moins l’homme aux cheveux roux que la belle Caro en robe bleue. Il l’écoute raconter l’Australie, où, dit-elle, on ne connaissait le vert qu’à travers les livres et la poésie : « on croyait aux saisons humides, caduques et disciplinées de la littérature anglaise, au velours émeraude des pelouses ou à des fleurs qui, en Australie, ne pouvaient pousser qu’une fois la sécheresse finie et la terre fertilisée. » Tice lui parle de ce qu’il a vécu à la guerre, d’Hiroshima, de sa vie à l’université – et même d’un secret qu’il n’a confié à personne d’autre. Caro, qui lit beaucoup, est heureuse de parler avec lui, mais Ted mesure vite à quel point elle se tient éloignée de l’amour fou qu’il a d’emblée ressenti pour elle.

    Paul Ivory, bien plus séduisant que lui, confirme cette intuition  lorsqu’il apparaît avec « son beau visage clair d’homme comblé ». Le fils du poète Rex Ivory s’est déjà fait un nom au théâtre, il est fiancé à Tertia, la fille d’un Lord propriétaire du château voisin. « Jeune homme charmant et vraiment béni des dieux », aux dires de Mrs Thrale, il a « un grand avenir devant lui » selon Sefton Thrale lui-même, aux opinions rarement contestées – « Paul éclairait l’atmosphère, autant que Ted l’assombrissait. » Avant de partir, celui-ci ouvre son cœur à Caro. Pour elle, après des années à subir l’exigeante et toujours insatisfaite Dora, « être enfin libre compte beaucoup ». Paul Ivory, lui, malgré Tertia, séduit Caro avec l’aisance qui le caractérise : « Les femmes ont une aptitude à la solitude, mais ne veulent pas être seules. Les hommes, eux, désirent la solitude, et ils en ont besoin, mais la chair ne tarde pas à les faire se comporter comme des idiots. » Au milieu des mégalithes d’Avebury Circle, que Caro a voulu voir parce que Ted lui en avait parlé, Paul l’embrasse, et la suite est inévitable.

    A la fin de la première partie, « L’Ancien Monde », les cartes sont distribuées. Ted écrit régulièrement à Caro, qui retrouve Paul au théâtre, un soir, à Londres. Grace a choisi la sécurité ; elle, la passion. Leur liaison dure jusqu’à ce que Tertia se retrouve enceinte. Quand Paul s’éloigne, Caro garde cette « maîtrise de soi » qui subjugue les autres, mais elle se consume. Il y aura pourtant une vie sans Paul, un emploi au ministère, d’autres rencontres. Le destin de Caroline Bell se veut aussi intense que la lumière d’une étoile, sans demi-mesure. Elle se reconstruira dans « Le Nouveau Monde », troisième et avant-dernière partie de la passionnante intrigue de Shirley Hazzard. Des années quarante aux années septante, d’un continent à l’autre, c’est surtout Caro que l’on suit, son désir d’une joie véritable et partagée, un parcours dont Ted Tice reste le premier témoin.

    Le passage de Vénus ne se réduit pas aux péripéties sentimentales. Les dialogues sont vifs, les échanges sur la beauté, l’état du monde, la littérature, la société, l’art, la vérité et le mensonge s’inscrivent avec fluidité dans le récit. La romancière a une façon particulière de peindre les paysages, les intérieurs, les caractères par petites touches – surtout visuelles, souvent allusives. Femmes et hommes tâchent de se frayer dans le mouvement des jours, des années, une voie personnelle, entre heures sombres et heures claires. Comme nous tous.