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Shafak la conteuse

« Que de détails, que de méandres et que d’histoires, toutes imbriquées les unes dans les autres, en cercles concentriques qui se resserrent pour, au final, ne déboucher sur rien… » Après environ cinq cents pages de Bonbon Palace (2002),
il est difficile de ne pas y voir de l’autodérision de la part d’Elif Shafak, découverte avec La Bâtarde d’Istanbul. La romancière turque avant tout conteuse ouvre d’ailleurs le roman sur un aveu : « Les gens disent que j’ai beaucoup d’imagination. C’est la façon la plus délicate jamais inventée pour dire : « Tu débites des absurdités ! » Ils ont peut-être raison. » Ce prologue débouche sur une défense de l’absurdité qui n’est ni vérité ni mensonge, représentée par le cercle qui n’a « ni fin ni commencement ». Comme dans un jeu ancien, « à l’époque où les poubelles dans les rues avaient des couvercles en fer, ronds et grisâtres » : on les faisait tourner à toute vitesse puis on les immobilisait d’un coup pour permettre au hasard de désigner, dans des mots tracés à la craie tout autour, les réponses aux questions « Quand ? A qui ? Quoi ? »
 

Turquie cartes d'Istanbul.jpg

 

Un récit peut se lancer de cette façon : « Au printemps 2002, à Istanbul, l’un de nous, sans attendre que son temps fût révolu ni que le cercle se refermât sur lui-même, mourut. » L’histoire de Bonbon Palace démarre avec l’arrivée d’une camionnette du Service de Désinsectisation devant l’immeuble. Depuis toujours, ses habitants se plaignent des ordures qui s’amoncellent contre le mur séparant la rue du jardin de Bonbon Palace. Et Shafak de remonter le temps pour nous décrire les deux cimetières qui occupaient jadis ce terrain, un grand cimetière musulman, à côté d’un petit cimetière orthodoxe arménien, et les deux sarcophages en marbre parfaitement semblables qui ont résisté aux promoteurs immobilier lorsqu’ils ont construit là « de pimpants immeubles ».

 

Puis vient l’histoire d’Agripina Fiodorovna Antipova qui a mis les pieds pour la première fois à Istanbul en 1920, et qui ne distingue pas sa couleur. Sa ville natale de Grozny, c’était le rouge pourpre de la propriété familiale ; la villa des vacances pascales, « un vert éclatant de fraîcheur ». La ville turque où, comme des milliers de Russes blancs, elle se réfugie à l’âge de dix-neuf ans avec son époux, ne lui réussit pas. L’enfant qu’elle y met au monde ne survit pas. Ils s’exilent alors à Paris, où, avec l’aide de son frère, Antipov s’enrichit considérablement du marché noir pendant la guerre, tandis qu’elle s’étiole dans une maison de soins. Un jour où il lui apporte des bonbons, les couleurs lui reviennent, et même celle d’Istanbul qu’elle déclare violette. C’est ainsi qu’est né Bonbon Palace, que son mari a fait bâtir en style Art Nouveau déjà passé de mode, où ils finiront leurs jours dans l’appartement n° 10. Leur héritière française n’y mettra jamais les pieds.

 

Et voilà enfin les résidents de Bonbon Palace au XXIe siècle, les coiffeurs jumeaux Djemal & Djelal au rez-de-chaussée, Mme Teize, l’occupante du n° 10 qui a soigneusement entreposé les meubles des Antipov en attendant que la Française s’en occupe, la Maîtresse bleue qui fait jaser, la redoutée Hygiène Tijen qui jette régulièrement objets ou vêtements par-dessus le balcon de son appartement avant d’envoyer quelqu’un les ramasser, Meryem la concierge, et tous les voisins de palier, sans compter les animaux de compagnie. Le narrateur loge au n° 7, seul la plupart du temps, ne sachant s’accommoder d’aucune des femmes qu’il fréquente. « Nous n’aimions pas les gens que nous ne connaissions pas personnellement, dit-il de sa fantasque amie Ethel et de lui-même, mais étripions ceux que nous connaissions de près. »

 

Passant d’un appartement à l’autre, le récit dévoile les préoccupations des uns et des autres, leurs problèmes communs concernant les mauvaises odeurs dues aux ordures ou les insectes qui se mettent à pulluler même à l’intérieur de Bonbon Palace. C’est de la petite Su, la fille d’Hygiène Tijen, qui prend des cours d’anglais avec le narrateur, que viendra la révélation du secret le mieux gardé de Bonbon Palace.

 

Vous l’aurez deviné, les longueurs et les digressions ne manquent pas dans ce roman très bavard qui aurait gagné à être taillé davantage. Dans cet inventaire d’immeuble – voir Perec, La vie mode d’emploi, mutatis mutandis – Shafak décrit surtout une étonnante galerie de personnages (caricaturés) et leur vie quotidienne évoquée par tous les registres de la sensation. Ceux qui goûtent l’humour par exagération s’amuseront à dérouler cette peinture par dérision des mœurs turques contemporaines. Personnellement, je préfère de loin la façon dont Orhan Pamuk raconte sa ville – un autre univers littéraire.

Commentaires

  • Pas de regrets de n'avoir pas lu cette auteure , j'ai fait le choix de Pamuk dont j'ai aimé les romans, Istambul m'attend en poche (dommage pour les photos bien petites) je vais aller lire le billet sur ce livre

  • Votre photo : la carte est à 20 kurus et vous nous en offrez une multitude, avec une telle générosité que les quelques mots de pauvres commentaires imprimés généralement au dos de ces cartes sont remplacés par votre billet qui nous en conte si bien...

  • Raconter et/ou s'inventer sa ville...tant d'histoires. Istamboul, la Turquie m'attirent fort. Tout lire!!!
    Ta photo de cartes postales est superbe et je me disais qu'il y avait bien longtemps que l'enthousiaste et pertinente Claire ne nous en envoyait plus. Des nouvelles?

  • Voici une semaine, la neige du trottoir s'est figée en plâtre sur mon bras gauche. Je vous réponds donc d'une main, après quelques jours d'entraînement qui ont déjà amélioré la dextérité. J'avais caressé l'idée de composer un "Hommage à la main gauche" (par moi-même jusqu'alors déconsidérée), mais ma droite s'y refuse encore.

    @ Dominique : bon voyage avec Pamuk, son Istanbul et tout le reste, ou presque.

    @ JEA : choisissez celle que vous préférez, vous le spécialiste en mosaîques.

    @ Colo : comme toi, je m'inquiète de la disparition de Claire, et de l'autre aussi.
    La photo n'est pas de moi, qui attends encore de découvrir la Turquie en vrai.

    @ Aifelle : "La bâtarde d'Istanbul" est plus amusante. Pamuk, oui, bonne lecture.

  • J'ai préféré Lait noir et la Bâtarde d'Istambul, mais Bonbon palace m'a bien plu, quand même, toutes ces histoires entremêlées. Je vois que nous avons des lectures en commun !

  • Le style D'Elie Shafak dans " La bâtarde D'Istanbul" , que l'on retrouve dans d'ailleurs, "dans "Bonbon Palace" -(l'un est traduit de l'anglais et l'autre du turc) - laisse à penser que cette Dame, enfant de diplomate maitrisant plusieurs langues, a suivi de près ses traductions -ce style fait d'elle un grand écrivain . Mon goût va à" la bâtarde" que je trouve très profond dans sa vivacité même et qui cache dès les premières lignes des trésors d'intelligence avec son air de "pas y toucher"...à la mini-jupe de la jeune femme, bien sûr, et à ce talon féminin qui se brise dans sa course ."Bonbon Palace " m'a paru plus lourd car cédant à la mode qu'il faut être un peu morose pour valoir en littérature .
    Lait noir s'éloigne du romanesque mais je partage l'avis de SCHLABAYA.
    SOUFI, mon amour-au pied du divan .Pamuk , je lis mais j'aime mieux alors changer de pays et m'en retourner vers EDMOND JABES
    Bien à vous et merci pour ces cartes postales : je me demande laquelle S.F.aurait choisi :o)

  • @ Kara : Merci pour le commentaire, Kara, arrivé en triple exemplaire (je viens de supprimer les doublons). J'ai aussi préféré "La bâtarde d'Istanbul" à "Bonbon Palace". "Soufi, mon amour" reste à découvrir, merci de me le rappeler.

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