Les commentaires d’Anne-Marie Garat sur un vieil appareil photographique m’ont incitée à la lire : parmi les titres proposés à la bibliothèque Sésame, Les mal famées, moins connu que son passionnant Dans la main du diable. Ce roman publié en 2000 commence avec la découverte d’une petite maison d’angle, dans une impasse abandonnée : « Une maison comme celle-là, nous n’en voulions pas. Marie disait : sache-le, une maison, c’est le poison. Le toit et les caves sont sources de contrariétés. Il nous faut un appartement. » Marie Chassagne, la cinquantaine, est cordon-bleu ; pour Lise, couturière repasseuse, « sa nouvelle mère ». Mais le gérant les a bientôt mises dans sa poche. En voyant Lise tout émue par cette ébauche de nouveau foyer, Marie loue la maison de l’impasse, elle qui a
déjà trop longtemps vécu seule.
A quatre ans déjà, ses parents paysans l’envoyaient garder des chèvres ou gaver des canards. Puis ils l’avaient placée comme bonne chez des bourgeois de Biarritz, « la chance de sa vie ». Là, pour la première fois, Marie avait vu la mer. Et un cuisinier hongrois, Jozsef Babits, avait pris en affection cette petite « idiote des montagnes » venue du Béarn. Au grand étonnement de Marie, le militaire qui les emploie, aux yeux et aux oreilles très sensibles, et qui aime trousser les filles, se métamorphose lors de ses réceptions en « homme de grande vie ». Quant à Babits, véritable artiste de la cuisine, « sous ses dehors de personne déplacée, c’était une crème d’homme, une sauce à la malvoisie, un baba au rhum. » Il a perdu une petite fille de dix ans et Marie lui ressemble. Il l’initie par amitié à l’art de cuisiner, dont elle fera son métier.
Emmenée un jour à Paris, avenue de Wagram, par M. Reutlinger, elle s’adonne à cet « art ingrat, toujours à recommencer pour régaler les gens. » La voilà bientôt
chef de petites souillons. La deuxième guerre éclate, son patron se cache. Elle va travailler chez les Johnston. C’est là qu’elle adopte spontanément la jeune Lise toujours aux aguets du courrier d’un fiancé « caché dans les bois » pour échapper au STO. Et quand la mère de Marie s’éteint, elles vont ensemble chercher ses meubles : « rien de plus beau et de plus utile que le ménage d’une vieille du Béarn. »
Lise, dix-huit ans, prend tout de ce que lui donne Marie, y compris ses souvenirs. Cette maison devient leur premier « chez soi » : « nous nous tenions chaud par nécessité, en cet hiver de grand faim et froid », c’est l’hiver 1942. Elle croit lui
faire plaisir en achetant d’occasion une cuisinière à charbon en échange de ses économies, cause de leur première dispute. Pour Marie, c’est une mauvaise affaire, elles n’ont pas les moyens de se procurer du charbon, mais Lise retourne chez le revendeur, obtient de sa femme un tuyau de rechange et, après lui avoir recousu un vieil édredon, de quoi se chauffer un peu.
Les « mal famées » sont deux pauvres femmes qui ont servi toute leur vie sans rien avoir à elles. Dévouées : quand Reutlinger leur apporte une valise à cacher dans leur cave, elles acceptent sans aller y regarder ; lorsque la fille de Johnston fait une fausse couche la veille de Noël, elles nettoient tout sans rechigner, en plus de la charge du dîner raffiné à préparer. Ce soir-là pourtant, le maître a un mot de trop : Marie, excédée par son mépris, rend son tablier. Commence alors une vie étrange, inoccupée, à la maison de l’impasse. Dans le quartier en ruine qui semblait déserté par ses habitants, les apparences se révèlent mensongères. Un volet toujours baissé, une nuit, se lève brièvement. Autour d’elles, on se cache sans doute. Bientôt au bout de leurs maigres réserves, elles crient famine et finissent par sortir dans le grand froid à la recherche de Dieu sait quoi. Lise, voyant Marie au bord de la crise d’inanition, l’emmène chez Fréhel, la femme du marchand d’occasions, qui les accueille comme des anges providentiels : il y a un cadavre chez elle, et une petite fille cachée dans un placard, dont elle ne sait que faire. Et de la soupe chaude.
C’est un film noir et blanc qu’Anne-Marie Garat fait défiler devant nos yeux dans Les mal famées, aux heures sombres de la guerre et de la pauvreté, aux taches claires des tabliers de bonne et de Paris sous la neige. « Sous la pellicule des choses, la vie est un chaos risible du oui et du non tirés au hasard de leurs dés par les dieux féroces. » Féroces, oui, les mal famées le seront aussi, si on les pousse à bout.
Commentaires
J'ai beaucoup aimé "dans la main du diable"
Anne Marie Garat est une auteure que j'apprécie et ce titre là me semble bien intéressant, elle a un regard sur les gens simples qui est chaleureux et j'ai l'impression qu'il est le même ici
J'ai beaucoup aimé aussi "dans la main du diable" et nettement moins la suite "l'enfant des ténèbres". Je voudrais pourtant lire autre chose d'elle, alors pourquoi pas ces "mal famées".
Une photo prise à Bruxelles, ce cruel hiver 1942 (celui de Stalingrad aussi) :
- http://resistance-police.skynetblogs.be/post/5446582/1942-le-secours-dhiver
Avec les fêtes qui approchent et les dépenses qui suivent, ce n'est pas mal de rappeler l'existence des 'affamés'! Un chaos risible oui, et des dieux féroces, certainement. Et pourtant cela ne nous empêchera pas de la faire, la fête.
Merci JEA de nous montrer cette « file » du « Secours d’Hiver » (voir le lien), surveillée par un « flic » de Quick et Flupke. Gamin de treize ans, j’ai tant de fois « battu la semelle » dans la « file » qui était longue, pour acheter à bas prix quelques harengs ou rare nourriture que cet organisme distribuait … ce fut un hiver dur de faim et de froid, … on brûlait du « schlamm » (poussière de charbon difficile à allumer et bruler) pour cuisiner et se chauffer péniblement …
Je retiens " une maison, c'est le poison... Il nous faut un appartement"
Avoir un logement à soi: rêve inaccessible pour tant et tant, à l'époque ... et aujourd'hui.
Je ne peux m’empêcher de revenir sur le « Sclamm », cet infâme combustible de poussière de charbon, tellement difficile à allumer qu’il fallait un adjuvant facilement inflammable pour l’amener à rougir ; il s’agglomérerait alors en croutes qu’il fallait éliminer régulièrement. Comme allume-feu, mon père mettait tremper des archives et paperasses de ses anciens emplois dans la baignoire familiale en zinc qui était camouflée sous la table de la cuisine de notre petit appartement du 2ème étage. Après quelques jours, il comprimait de ses puissantes mains une sorte de pâte grossière pour en faire des « boulets » que l’on mettait sécher au-dessus de la « cuisinière » (sorte de buffet-poêle avec « four » de chaque côté »)