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Enquête

  • Homme des plages

    Modiano coffret.jpg« Drôles de gens. De ceux qui ne laissent sur leur passage qu’une buée vite dissipée. Nous nous entretenions souvent, Hutte et moi, de ces êtres dont les traces se perdent. Ils surgissent un beau jour du néant et y retournent après avoir brillé de quelques paillettes. Reines de beauté. Gigolos. Papillons. La plupart d’entre eux, même de leur vivant, n’avaient pas plus de consistance qu’une vapeur qui ne se condensera jamais. Ainsi, Hutte me citait-il en exemple un individu qu’il appelait l’« homme des plages ». Cet homme avait passé quarante ans de sa vie sur des plages ou au bord des piscines, à deviser aimablement avec des estivants et de riches oisifs. Dans les coins et à l’arrière-plan de milliers de photos de vacances, il figure en maillot de bain au milieu de groupes joyeux mais personne ne pourrait dire son nom et pourquoi il se trouve là. Et personne ne remarqua qu’un jour, il avait disparu des photographies. Je n’osais pas le dire à Hutte mais j’ai cru que l’« homme des plages » c’était moi. D’ailleurs je ne l’aurais pas étonné en le lui avouant. Hutte répétait qu’au fond, nous sommes tous des « hommes de plages » et que « le sable – je cite ses propres termes – ne garde que quelques secondes l’empreinte de nos pas. »

    Patrick Modiano, Rue des boutiques obscures

     

  • L'homme sur la photo

    Rue des boutiques obscures (Prix Goncourt, 1978) de Patrick Modiano succède à Livret de famille (1977) dans Romans, un Quarto qui m’enchante. Première phrase : « Je ne suis rien. Rien qu’une silhouette claire, ce soir-là, à la terrasse d’un café. » Un soir, une terrasse, une silhouette, il n’en faut pas plus pour faire entrer les lecteurs dans une quête de soi et d’un passé dont on n’a pas les clefs.

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    1965. « – Eh bien, voilà, Guy… C’est fini…, a dit Hutte dans un soupir. » Le patron avec qui il travaille depuis huit ans ferme définitivement son agence parisienne de « police privée ». Il y laisse les Bottins et annuaires si utiles aux détectives, garde le bail de l’appartement et lui en laisse une clef. Hutte va s’installer à Nice pour sa retraite. Guy Roland, le narrateur, lui doit son « état civil » qu’il lui a procuré dix ans plus tôt, quand il a été « frappé d’amnésie », tout en lui conseillant de ne plus regarder en arrière mais de penser au présent et à l’avenir.

    Guy est sur une piste. Un certain Paul Sonachitzé, qu’il connaît à peine, l’emmène chez un ami qui tient un restaurant hors de Paris. L’ami le dévisage et se souvient d’un groupe de noctambules où Guy était accompagné d’un homme aussi grand que lui, Stioppa. Guy dit se rappeler « un peu » cet homme. Il reçoit alors deux éléments précieux : l’avis de décès d’une vieille dame dans le journal, où figure le nom de Stioppa de Djagoriew, et puis le nom de l’hôtel Castille, rue Cambon, dont Guy était peut-être client.

    Rue des boutiques obscures est un véritable jeu de piste : chaque chapitre introduit un indice que le suivant examine de plus près. S’il a bien connu Stioppa, Guy devrait le reconnaître. Le voilà donc posté sur le trottoir en face de l’église russe, dans le XVIe, pour observer ceux qui arrivent pour les funérailles. Un homme de haute taille en pardessus bleu marine le regarde – Stioppa ? Quand il s’en va après avoir salué les autres à la sortie de l’église, Guy demande à un chauffeur de taxi de suivre sa voiture.

    L’homme se gare puis entre dans une épicerie du boulevard Julien-Potin, Guy se décide à l’aborder : « – Monsieur Stioppa de Djagoriew ? » C’est bien lui. Guy prétend alors écrire sur l’Emigration et l’homme accepte de répondre à quelques questions chez lui, un peu plus loin. Il lui montre des photos avec les dates et les noms derrière, conservées dans une grande boîte rouge : les principales figures de l’Emigration y sont, « une litanie » de noms russes.

    Guy s’attarde sur une photo de groupe où l’on voit, « la main sur l’épaule de la jeune femme blonde, un homme très grand, en complet prince-de-galles, environ trente ans, les cheveux noirs, une moustache fine. » – « Je crois vraiment que c’était moi. » Rien n’est écrit au dos de cette photo. Stioppa ne reconnaît que Giorgiadzé, un vieil homme, et sa petite-fille Gay Orlow, restée longtemps en Amérique. L’homme très grand sur la photo, il ne le connaît pas et ne voit pas de ressemblance avec lui. Il lui offre toute la boîte.

    Grâce à Hutte, Guy reçoit de Jean-Pierre Bernardy, qui « a gardé des liens très étroits avec différents services », la fiche de Galina, dite Gay Orlow, née en 1914 à Moscou, mariée aux USA, divorcée, décédée en 1950 à Paris, « d’une dose trop forte de barbituriques ». La fiche, en plus de ses adresses successives à Paris, renseigne le nom de son ex-mari, pianiste de bar. Il finit par le retrouver à l’hôtel Hilton et le raccompagne jusque chez lui. L’homme est heureux de parler de Gay et lui donne le nom d’un Français qu’elle a connu en Amérique…

    De chapitre en chapitre, le narrateur suit la piste d’un nom, d’un lieu, d’un numéro de téléphone qui lui parle, guettant l’apparition d’un souvenir, d’une sensation familière. Il s’imagine être l’un ou l’autre, jouant au « Je » imaginaire qui est peut-être lui. L’enquête avance vraiment, grâce aux personnes qu’il rencontre et qui lui livrent des bribes d’un passé qui peut avoir croisé le sien.

    Désireux de « marcher sur ses anciens pas », il arpente Paris d’un quartier à l’autre. Il se déplacera à Megève, à l’étranger. Cette enquête sur une identité oubliée est troublante et même palpitante quand des indices se rejoignent, que des mystères sont éclaircis. Une foule de personnages prennent vie sous la plume de Modiano, ceux du passé, ceux du présent rencontrés en chair et en os. Qui donc peut être Guy Roland ?

    Rue des boutiques obscures n’est pas une adresse parisienne, mais romaine. C’est un titre magnifique pour ce roman dont on retient, en refermant le livre, qu’il est fait surtout de crépuscules et de nuits, de brouillard, de neige qui tombe, de lumière indécise. Cette reconstruction d’une mémoire qui cherche à combler ses failles est pleine de magie modianesque.

  • Jour 15

    mercy,mary,patty,lola lafon,roman,littérature française,patricia hearst,enquête,recherches,médias,défense,analyse,féminisme,société,rébellion,etats-unis,culture« Etes-vous lassée d’une expérience qui tourne à votre désavantage, ces débats où Violaine ne cesse d’égratigner vos tentatives de prouver le lavage de cerveau de Patricia Hearst. Etes-vous épuisée, vos cours un jour sur deux et l’écriture du rapport, êtes-vous préoccupée par la peine de prison qui attend Patricia si la défense se révèle impuissante à la disculper ou anxieuse de voir votre réputation écornée, vous qui jusque-là avez eu un parcours de rêve, le procès promet d’être extrêmement médiatique, votre échec sera public, Neveva Gene n’a pas été foutue d’écrire trois lignes pour sauver Hearst. Ce matin-là, vous accueillez Violaine et lui ouvrez grande la porte de votre chambre en désignant, soigneusement étalées sur le tapis, une mosaïque de Patricias. Dix tableaux, ces couvertures de magazine de Newsweek et de Time. Dix tentatives pour former un portrait cohérent. L’une après l’autre, l’une, brouillon de l’autre, l’autre effaçant l’une. »

    Lola Lafon, Mercy, Mary, Patty

  • Kidnappées rebelles

    Dans Mercy, Mary, Patty, Lola Lafon a choisi, comme elle excelle à le faire d’un livre à l’autre, un point de vue original pour revenir sur l’histoire de Patricia Hearst, la petite-fille d’un magnat de la presse américaine enlevée en 1974 et passée du côté des révolutionnaires qui l’avaient enlevée. Son titre est calqué sur Mercy Mary Patty, celui de l’essai de Gene Geneva, une prof américaine engagée par l’avocat de la défense au procès de Patricia Hearst ; elle y reliait le cas de « Patty » à ceux de deux autres jeunes filles disparues : Mercy Short en 1690 et Mary Jemison en 1755, qui comme elle s’étaient rebellées contre leur propre camp.

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    Patricia Hearst (Photos de presse)

    Gene Neveva (personnage fictif malgré les apparences) est le « vous » auquel s’adresse la narratrice dès la première phrase : « Vous écrivez les jeunes filles qui disparaissent. » Professeure d’université, Neveva a enseigné deux ans en France dans les Landes (« Modes de vie et culture américaine » au Collège des Dunes). En octobre 1975, elle avait mis une annonce dans deux boulangeries : elle cherchait une « étudiante très bon niveau d’anglais oral et écrit, job temps plein d’une durée de quinze jours. Adultes s’abstenir. »

    Un carton plein de coupures de presse à lire, de minicassettes à écouter, dans l’ordre chronologique, pour en faire une synthèse, voilà la tâche de la candidate sélectionnée, bien qu’elle ne sache rien de l’affaire Hearst. « Quinze jours pour trancher, qui est la vraie Patricia, une marxiste terroriste, une étudiante paumée, une authentique révolutionnaire, une pauvre petite fille riche, héritière à la dérive, … » Violette, dix-huit ans, ira travailler tous les jours chez Gene Neveva, accueillie par son chien Lenny, ou plutôt Violaine, prénom improvisé par Violette après une remarque sur son prénom qui ne lui va pas tellement.

    Chaque jour, Violaine découvre l’histoire de Patricia, enlevée à dix-neuf ans, de sa famille, de ses ravisseurs de la SLA (« Armée symbionaise de libération »). Elle prend des notes sur son travail et aussi, pour elle-même, sur Gene Neveva, sur ces journées peu ordinaires à parler anglais avec une Américaine excentrique qui ne cesse de remettre en question les réponses et réactions de son assistante, pour l’inciter à réfléchir. Auprès de Gene Neveva, Violaine qu’au lycée on surnomme « la Vierge » respire un autre air. Quand elle rentre chez ses parents, leur conformisme la frappe davantage. Eux trouvent leur fille sérieuse, peut-être pas assez décontractée, ils l’enverront dans une école de secrétariat bilingue.

    En plus de rendre compte de leurs travaux et discussions, la narratrice s’interroge aussi sur la relation entre les deux femmes : « L’avez-vous vraiment rencontrée, votre assistante, ou l’avez-vous parcourue et estimée en un clin d’œil tandis que vous dissertiez sur la liberté des femmes ? Bien sûr, en 1975, vous étiez l’adulte, sa supérieure à qui elle ne confiait pas grand-chose. J’ai pour moi l’avantage de ses notes qu’elle m’a confiées et le recul des années passées. »

    Curieuse de lire le rapport final, introuvable, de Gene Neveva, et de comprendre les tenants et aboutissants de l’affaire Hearst, la narratrice finit par reprendre des études au Smith College (Northampton, Massachussets), pour suivre les cours de celle qui défend les jeunes filles « chavirées » et la rencontrer. « Il fallait une forme polyphonique où aucune voix ne prendrait le dessus » dit Lola Lafon dans L’Obs. Elle l’a trouvée dans Mercy, Mary, Patty pour raconter, analyser les regards et les discours sur ces kidnappées rebelles et leur liberté.

  • Déstabilisée

    anne berest,la carte postale,roman,littérature française,juifs,shoah,enquête,famille,culture,histoire« – Si tu étais vraiment juive, tu ne prendrais pas cela à la légère.
    Sa phrase avait rasé les visages de chacun avant de m’atteindre. Tout le monde fut surpris de la violence de sa remarque.
    – Qu’est-ce que tu veux dire ? a demandé Georges. Elle t’a dit que sa mère est juive. Sa grand-mère est juive. Sa famille est morte à Auschwitz. Tu veux quoi en plus ? Il te faut un certificat médical ?
    Mais Déborah ne s’est pas démontée.
    – Ah oui ? Tu parles du judaïsme dans tes livres ?
    Je n’ai pas su quoi répondre, j’étais déstabilisée. Je me suis mise à bafouiller. Alors Déborah m’a fixée droit dans les yeux pour me dire :
    – En fait, si je comprends bien, toi tu es juive quand ça t’arrange. »

    Anne Berest, La carte postale