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Enquête - Page 4

  • Seul au monde

    philippe sands,retour à lemberg,enquête,droit international,crime contre l'humanité,génocide,nuremberg,léon buchholz,hersch lauterpacht,raphael lemkin,hans frank,histoire,shoah,famille,nazisme,culture« D’après les archives, Zolkiew est le berceau de la famille. Malke [la mère de Leon, née Flaschner] et ses parents y sont nés. Malke elle-même est la première de cinq enfants, et la seule fille. Toujours d’après les archives, Leon a quatre oncles – Josel (né en 1872), Leibus (1875), Nathan (1877) et Aharon (1879) –, tous se sont mariés, tous ont eu des enfants ; Leon avait donc une grande famille à Zolkiew. L’oncle de Malke, Meijer, avait également une ribambelle d’enfants, offrant à Leon une multitude de cousins du second et du troisième degré. La branche Flaschner de la famille de Zolkiew, environ soixante-dix individus, représentait ainsi au bas mot un pour cent de la population de la ville. Jamais, pendant toutes ces années où j’ai connu Leon, il n’a mentionné ne serait-ce qu’un seul membre de sa famille. Il a toujours semblé être seul au monde. »

    Philippe Sands, Retour à Lemberg

    Photo de Leon Buchholz enfant © Philippe Sands

     

  • Lviv Lvov Lemberg / 1

    Dans Retour à Lemberg, Philippe Sands mène une enquête magistrale. Titre original : East West Street, On the Origins of « Genocide » and « Crimes Against Humanity » (2016, traduit de l’anglais par Astrid von Busekist). Cet avocat franco-britannique qui aborde une évolution essentielle du droit international entre 1918 et 1948 a écrit une somme passionnante autour d’une ville aujourd’hui ukrainienne, Lviv, Lemberg, Lvov ou encore Lwów, à laquelle se rattachent quatre protagonistes. Le titre français est judicieux.

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    Son grand-père Leon Buchholz est né à Lemberg en 1904. Les juristes Hersch Lauterpacht et Raphael Lemkin, auteurs des concepts de « crime contre l’humanité » pour le premier, de « génocide » pour le second, y ont étudié le droit dans l’entre-deux-guerres. Hans Frank, avocat et « gouverneur général » nazi y a prononcé plusieurs discours et annoncé la mise en place de la « Solution finale » qui condamna à mort des millions de Juifs dont les familles Lauterpacht, Lemkin et Buchholz.

    Des cartes de l’Europe centrale, de la ville à différentes époques, précèdent cette histoire qui débute en octobre 1946 dans le palais de justice de Nuremberg, le jour du verdict pour Hans Frank – Lauterpacht siège près de ses collègues britanniques, Lemkin écoute la radio à l’hôpital. Philippe Sands visitera la salle d’audience du procès avec Niklas, le fils de Frank, qui n’avait alors que sept ans.

    En 2010, l’auteur a été invité à faire une conférence à la faculté de droit de l’actuelle Lviv sur les deux fameux concepts, ses recherches sur le procès de Nuremberg et leurs « conséquences pour le monde moderne ». Il avait pris une petite part, en 1998, aux négociations en vue de la création du Tribunal pénal International. Comme avocat, il avait travaillé sur le cas Pinochet, puis sur des affaires concernant l’ex-Yougoslavie, le Rwanda, plusieurs cas de « meurtres de masse ».

    Sachant que le père de sa mère, mort à Paris en 1997, avait toujours refusé de parler des années d’avant-guerre mais aimait Lemberg « où il était chez lui », son petit-fils saisit l’occasion d’en apprendre un peu plus. Il lit tout ce qu’il trouve sur cette ville d’Autriche-Hongrie qui a changé de gouvernement huit fois entre 1914 et 1944, tour à tour russe, autrichienne, ukrainienne, polonaise, soviétique, allemande, soviétique et finalement ukrainienne.

    Quand il visite la ville, si bien décrite par le poète Jozef Wittlin dans Mon Lwów, il a déjà découvert que Lauterpacht et Lemkin y ont tous deux habité dans l’entre-deux-guerres. Interrogé, il distingue les deux notions : « Pour Lauterpacht, le meurtre d’individus, s’il relève d’un plan systématique, serait un crime contre l’humanité. Lemkin, lui, s’intéressait au génocide, au meurtre d’un grand nombre d’individus, mais avec l’intention de détruire le groupe dont ils font partie. »

    Cette volonté de protéger l’individu ou le groupe, Sands l’aborde tout au long du récit, montrant les difficultés d’introduire ces deux concepts dans le droit international, la tension entre eux, les intentions, les objections. Une étudiante très touchée par sa conférence lui demande : « mais n’est-ce pas sur votre grand-père que vous devriez enquêter ? N’est-ce pas lui le plus proche de votre cœur ? »

    Le premier des dix chapitres s’intitule « Leon ». Souvenirs des années 1960 à Paris, où Leon vivait avec Rita, la grand-mère de l’auteur. L’absence de photos, à part celle de leur mariage en 1937. Le silence de l’appartement. Les encouragements à étudier le droit. Quand il interrogeait Leon, la réponse était toujours : « C’est compliqué, c’est le passé, pas important. » Deux vieilles mallettes de sa mère vont lui livrer des éléments utiles, parfois mystérieux comme l’adresse d’une Anglaise, Miss Tilney.

    De document en photo, il reconstitue le passé de son grand-père, mêlé aux soubresauts de l’histoire, et découvre qu’il a quitté Vienne pour la France seul, en 1939, suivi des mois plus tard par sa fille Ruth, un an (mère de Sands), sa femme Rita restant en Autriche. Pourquoi ? Comment ? L’auteur se rendra à Vienne avec sa propre fille de quinze ans pour se faire une idée sur place.

    Puis il s’intéresse à la famille Lauterpacht, il a retrouvé une nièce de Hersch, Inka, qui se souvient de ses grands-parents à Zolkiew, au nord de Lvov : « une maison animée, remplie de livres et de musique, de débats d’idées et de discussions politiques – on faisait confiance à l’avenir. » Les archives de l’oblast de Lviv permettront de retracer les années universitaires de Lauterpacht à Lemberg. Les divers voyages nécessaires à ses recherches, et aussi les allers-retours entre passé et présent rendent la lecture de Retour à Lemberg passionnante.

    (à suivre)

  • Trous de mémoire

    modiano,encre sympathique,roman,littérature française,enquête,mémoire,oubli,temps,culture« Mais je ne voulais pas comptabiliser ma vie, je la laissais s’écouler comme l’argent fou qui file entre les doigts. Je ne me méfiais pas. Quand je pensais à l’avenir, je me disais que rien ne serait perdu de tout ce que j’avais vécu. Rien. J’étais trop jeune pour savoir qu’à partir d’un certain moment vous butez sur des trous de mémoire. »

    Patrick Modiano, Encre sympathique

  • Modiano et l'oubli

    Que faut-il pour contrer un blocage vis-à-vis d’un écrivain ? Une autre lecture. Dora Bruder m’a donné envie de retourner dans l’univers de Patrick Modiano. Encre sympathique (2019) s’ouvre sur une épigraphe idéale de Maurice Blanchot : « Qui veut se souvenir doit se confier à l’oubli, à ce risque qu’est l’oubli absolu et à ce beau hasard que devient alors le souvenir. »

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    L’incipit aussi donne bien le ton : « Il y a des blancs dans cette vie, des blancs que l’on devine si l’on ouvre le « dossier » : une simple fiche dans une chemise à la couleur bleu ciel qui a pâli avec le temps. Presque blanc lui aussi, cet ancien bleu ciel. Et le mot « dossier » est écrit au milieu de la chemise. A l’encre noire. » Le seul dossier que le narrateur a conservé de son passage à vingt ans dans « l’agence de Hutte ». Il le rouvre un demi-siècle plus tard.

    Sa première mission avait été d’enquêter dans le voisinage d’une disparue, Noëlle Lefebvre, dont Hutte avait la carte des PTT retrouvée à son domicile, avec photo et adresse, destinée à retirer du courrier au guichet de la poste restante. La concierge ne l’avait plus revue depuis plus d’un mois, à la poste il n’y avait aucun courrier pour elle.

    A la terrasse du café où on la connaissait, l’enquêteur avait été abordé par un homme de son âge à qui le patron avait signalé qu’il cherchait Noëlle. Celui-ci voulant savoir à quel titre, il lui avait montré alors la carte des PTT, prétendant être un ami à qui elle confiait son courrier poste restante. Gérard Mourade, étonné, se demandait si son mari, Roger Behaviour, avec qui Noëlle habitait rue Vaugelas, était au courant de cette correspondance.

    Songeant à cette première rencontre lors d’un après-midi de printemps, le narrateur se rend compte qu’il ne lui en reste que des bribes « après un si grand nombre d’années ». L’agence enquêtait pour le compte d’un client, « Brainos, 194, avenue Victor-Hugo ». C’est ce nom qu’il avait communiqué à Mourade qui voulait savoir où lui l’avait connue, mais le nom ne lui disait rien.

    Tout de même, certains renseignements s’étaient glissés dans leur conversation : Noëlle travaillait chez Lancel, place de l’Opéra ; Roger pratiquait « un peu tous les métiers » ; Mourade suivait des cours de comédien et faisait de la figuration dans des films pour payer ses cours. Sur une impulsion, le narrateur-enquêteur avait improvisé : Noëlle et lui étaient nés dans la même région, « un village aux environs d’Annecy, Haute-Savoie. »

    Encre sympathique comporte de multiples indications de lieux, on n’en attend pas moins de cet arpenteur de Paris. Les nuances des couleurs y sont très précises aussi : « bleu Floride » pour l’encre des lettres envoyées à Noëlle poste restante, « un bleu très clair », « bleu outremer » des yeux  de Hutte se désintéressant bientôt du dossier qu’il lui a confié, le client ne s’étant plus manifesté.

    Dix ans plus tard, en attendant son tour chez le coiffeur, l’enquêteur était tombé sur le nom et une photo de Gérard Mourade dans un annuaire de cinéma. En s’en souvenant, il s’aperçoit qu’il a bien eu « un trou de mémoire » concernant ces dix années, lui qui ne tient ni journal ni agenda. « Désormais, il faut, dans la mesure du possible, que je m’efforce de respecter l’ordre chronologique, sinon je me perdrai dans ces zones où s’enchevêtrent la mémoire et l’oubli. »

    Une employée de la maroquinerie de l’Opéra lui a confié sa déception après le départ sans avertissement de son amie. Il a pris un verre avec un ami d’Annecy plus vu depuis des années et lui a parlé de la disparue. A Rome, il suit une Française dans la galerie « Gaspard de la Nuit ». Modiano plonge à la recherche du temps passé et ramène dans ses filets non seulement des noms et des lieux, mais surtout des rencontres. Son exploration de la mémoire et de ses pièges est envoûtante.

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    https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/la-grande-librairie-saison-12/1069891-speciale-patrick-modiano.html
    (mise à jour 26/6/2020)

    « A mesure que je tente de mettre à jour ma recherche, j’éprouve une impression très étrange. Il me semble que tout était déjà écrit à l’encre sympathique. » Si le titre désigne d’abord ces traces invisibles sur le papier, l’encre n’apparaissant « que sous l’action de la chaleur ou d’un réactif chimique » (TLF), il dit aussi l’attrait du narrateur pour révéler ses personnages et, en particulier, cette femme dont il suit les traces. Pourquoi cette obsession ? Je me garderai de dévoiler son aboutissement. Dans L’Obs, Jérôme Garcin considère Encre sympathique comme un roman « brumeux et magnétique. »

  • Quoi dire ?

    fred vargas,l'homme aux cercles bleus,l'homme à l'envers,littérature française,roman policier,adamsberg,enquête,culture« Elle aurait dû écrire sur tout ça. Ce serait plus marrant que d’écrire sur les pectorales des poissons. - Oui, mais quoi ? dit-elle tout haut en se levant d’un bloc. Ecrire quoi ? Pour quoi faire, écrire ? Pour raconter de la vie, se répondit-elle. Foutaises ! Au moins, sur les pectorales, on a quelque chose à raconter que personne ne sait. Mais le reste ? Pour quoi faire, écrire ? Pour séduire ? C’est ça ? Pour séduire les inconnus, comme si les connus ne te suffisaient pas ? Pour t’imaginer rassembler la quintessence du monde en quelques pages ? Quelle quintessence à la fin ? Quelle émotion du monde ? Quoi dire ? Même l’histoire de la vieille musaraigne n’est pas intéressante à dire. Ecrire, c’est rater. »

    Fred Vargas, L’homme aux cercles bleus

    Fred Vargas reçoit le prix Princesse des Asturies 2018