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Enquête - Page 7

  • Le Maigret suisse

    Le Maigret suisse, vous vous souvenez ? Le thé des trois vieilles dames m’a menée à L’inspecteur Studer de Friedrich Glauser (traduit de l’allemand par Catherine Clermont). Dans la préface, Frank Göhre, auteur d’une biographie de cet écrivain singulier, indique qu’il a écrit ce roman policier en deux mois.

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    Edition de 1941 © Schlick.ch

    Nous suivons l’inspecteur attaché à la police du canton de Berne jusqu’à la cellule du prisonnier Schlumpf dans le château de Thoune, où il vient de se pendre avec sa ceinture à une barre de la fenêtre. Studer se précipite, le détache et lui fait la respiration artificielle, juste à temps. C’est lui qui a arrêté ce garçon pour le meurtre d’un commis-voyageur, Wendelin Witschi, dont le cadavre a été retrouvé dans la forêt, délesté des trois cents francs (suisses, n'oubliez pas) que contenait son portefeuille. Or le jeune Schlumpf, aide-jardinier aux pépinières Ellenberger et sans le sou, connu de la police pour divers cambriolages, a sorti un billet de cent francs pour payer ses consommations (inhabituelles) à l’auberge de l’Ours.

    Studer est étonné : le garçon se tenait tranquille depuis deux ans, et Sonia, la fille de Witschi est sa petite amie – ça ne colle pas. En parlant avec Schlumpf, il apprend qu’il allait bientôt succéder au jardinier-chef, Cottereau, l’homme qui a trouvé le cadavre. Devant le juge d’instruction en chemise de soie blanche, Studer est clairement le plus expérimenté des deux – « un homme plus tout jeune, qui n’avait rien d’extraordinaire : chemise à col mou, costume gris quelque peu déformé par sa corpulence », visage pâle et maigre, moustache. Il ne croit pas à la culpabilité de Schlumpf et, après avoir compris à temps que le juge ne supporte pas l’odeur de son cigare Brissago, obtient de continuer l’enquête.

    Studer joue au billard quand il entend quelqu’un parler de Witschi : c’est Ellenberger, le pépiniériste qui emploie Schlumpf et d’autres anciens prisonniers. Il invite l’inspecteur à se rendre sur place, à Gerzenstein, s’il veut comprendre quelque chose à cette affaire. Dans le train, l’inspecteur remarque une jeune fille en train de lire un stupide roman de Felicitas Rose et d’y écrire une dédicace avec un stylo masculin (un Parker Duofold) : « Ta Sonia… » C’est la fille de Witschi, la petite amie du présumé coupable.

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    Parker Duofold 1930 © Proxibid.com

    En la suivant à la sortie de la gare, l’enquêteur la voit remettre ce stylo qui l’intrigue à un garçon coiffeur – il apprendra bientôt que c’était le Parker du père Witschi. Et comme dans un Simenon, voilà notre homme qui prend une chambre à l’auberge de l’Ours avant de se rendre chez le gendarme Murmann. Celui-ci croit comme lui à l’innocence de Schlumpf. D'abord s’imprégner de l’atmosphère des lieux, faire connaissance avec les villageois. « Mon Dieu, les hommes étaient les mêmes partout : en Suisse, ils se cachaient quand ils voulaient passer la mesure et, aussi longtemps que personne ne le remarquait, leurs compatriotes fermaient les yeux. »

    Le manège de la serveuse avec le frère de Sonia à l’auberge, l’affichette « chambre à louer » qui a déjà valu deux visiteurs intéressés à la logeuse de Schlumpf chez qui il trouve un Browning sous une pile de papiers, la disparition de Cottereau annoncée à la radio, la maison des Witschi (« Repos alpestre ») en piteux état où il trouve des douilles dissimulées dans un vase à l’intérieur, la parenté des Witschi avec Aeschbacher, le maire de Gerzenstein… Studer collectionne les indices : « Ce sont moins les faits qui m’intéressent que l’atmosphère dans laquelle ces gens vivaient », confie-t-il à son ami gendarme.

    Il n’est pas sans intérêt pour lui (ni pour nous) de voir dans la chambre de Schlumpf des romans sentimentaux ou policiers, dont l’un porte le titre de « Coupable innocent », ni d’assister à un concert de jazz du Convict Band, groupe d’anciens détenus qui se sont connus chez Ellenberger. Lorsque le maire propose à Studer de prendre sa retraite pour un emploi mieux payé qu’il lui procurera, puis lui parle de sa voiture volée, voilà qu’un coup de téléphone du juge d’instruction le rappelle à Berne : Schlumpf est passé aux aveux, l’affaire est réglée. Studer est furieux, il n’a pas dit son dernier mot.

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    Heinrich Gretler, l’interprète de l’inspecteur Studer © http://www.kinokunstmuseum.ch/movie/1215

    Une note de l’éditeur donne quelques indications sur la réception du roman d’abord intitulé « Schlumpf Erwin, meurtre ». En 1935, Glauser en avait lu des extraits devant des écrivains à Zurich, « d’une voix chantante ». Le silence, quand il s’était tu, l’avait d’abord inquiété, puis tout le monde en fit l’éloge. « C’était un roman avec un contenu social essentiel. C’était le village suisse (…) C’était un miroir de notre temps (…) qui renvoie une image non déformée, sans flatterie ni haine, avec force et clarté. »

    Wachtmeister Studer parut en 1936 puis fut adapté au cinéma, sous le même titre, en 1939. Ce collègue de Sherlock Holmes, « homme singulier, nouveau, un homme chaleureux, un simple Suisse » (d’après une annonce de l’époque), allait devenir grâce à l'écran un personnage connu, familier à beaucoup plus de Suisses que de lecteurs de Glauser. Bien avant l’apparition de Columbo sur les écrans télévisés, l’inspecteur à l’imperméable bleu, fumeur de cigares et amateur de grogs, qui fait souvent allusion à sa femme, compose un personnage d’enquêteur patient, mélancolique, curieux des êtres, comme le commissaire de Simenon que Glauser aimait lire.

  • Visage

    « Maintenant, calcula le père Orduña, l’inspecteur devait avoir atteint la cinquantaine, mais ce qui lui était le plus difficile n’était pas de se rappeler comment il était dans son enfance, quand on l’avait amené au pensionnat, mais de porter une véritable attention à ses traits d’aujourd’hui, à son visage commun, énergique et marqué, à sa présence robuste et gauche d’adulte sur le déclin. Avec la nostalgie d’une paternité impossible, le prêtre pensait qu’on ne peut peut-être jamais voir tout à fait comme un adulte celui qu’on a vu enfant et dont on se souvient, et que la véritable mémoire des premières années de notre vie ne nous appartient jamais en propre, mais appartient plutôt à ceux qui nous ont connus, élevés et vus grandir. Sur le visage rude et rouge, dans les cheveux gris décoiffés et rares, dans le cou vieilli et assez mal rasé de l’inspecteur, il n’y avait pas trace de l’enfant aujourd’hui invraisemblable et qui pourtant avait existé ; le père Orduña sentit avec un orgueil mélancolique que c’était lui le dépositaire du passé intime d’un autre homme, d’un inconnu. »

    Antonio Muñoz Molina, Pleine lune

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    Juan Gris, Portrait de Maurice Raynal

  • Guerre lente

    Qu’ajouter aux multiples commentaires qu’ont valus aux Ames grises les prix littéraires de 2003, puis le film qui en a été tiré ? Tout ce bruit m’avait rendue méfiante. Mais le roman de Philippe Claudel y résiste. Il distille l’inquiétude de la première à la dernière page, dans une langue simple et forte.

    Toile de fond, la première guerre mondiale. Figure marquante, un procureur d’une terrible indifférence envers les accusés, Pierre-Ange Destinat. (A tous les personnages, de premier ou de second plan, Claudel a donné des noms très parlants.) Au restaurant où Destinat a sa table, comme le juge Mierck, les filles du restaurateur servent gracieusement. Mais Belle, la petite dernière, dite Belle de jour, dix ans, est retrouvée morte un matin, étranglée, près du petit canal, non loin du « Château » où vit le procureur. C’est l’hiver de décembre 1917, et dans le froid coupant, le juge Mierck, pas malheureux d’avoir un crime à se mettre sous la dent, commande des œufs mollets en attendant le médecin.

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    L’Affaire est au cœur du roman – qui est l’assassin de la petite ? a-t-on désigné le
    vrai coupable ? Les soubresauts de l’enquête permettent au narrateur, un policier qui revient des années plus tard sur ces événements, de portraiturer toute une galerie de riches et de pauvres, de forts et de faibles, de perdants – d’abord tous ces soldats partis se faire tuer ou blesser – et de « chanceux », les gars qui travaillent à l’Usine locale, réquisitionnés et donc restés chez eux, « c’est-à-dire nulle part, c’est-à-dire dans un pays où pendant des années la rumeur ne nous est parvenue que comme une musique lointaine, avant un beau matin de nous tomber sur la tête, et de nous la casser de manière effroyable, quatre années durant. » 

    L’arrivée d’une jeune institutrice ramène de la lumière. Lysia Verhareine a vingt-deux ans, elle attire tous les regards et éblouit les écoliers par ses manières douces, son élégance. Mais elle aussi a rendez-vous avec un destin tragique, longtemps inexpliqué. « Rien n’est tout noir, ni tout blanc, c’est le gris qui gagne. Les hommes et leurs âmes, c’est pareil… T’es une âme grise, joliment grise, comme nous tous » dira une voisine au policier revenu des années plus tard pour enterrer son père. Au premier rang des salauds, le juge s’est trouvé un complice, le colonel Matziev désigné pour l’enquête. A ceux qui souffrent, ils donnent sans vergogne le spectacle de leurs appétits insatiables, de leur mépris pour ceux qui ne sont pas de leur milieu.

    L’horreur ne manque pas dans ce récit qui va et vient dans le temps, au gré des souvenirs et du désespoir qui saisit le narrateur irrésistiblement poussé à tout raconter, puisque s’y mêle son drame personnel. Sa rencontre avec un curé amoureux des fleurs, qui voit dans leur beauté la preuve de l’existence de Dieu, offre une courte respiration.

    Quand un jour, longtemps après la mort de Destinat, le policier solitaire pénètre dans la bibliothèque du Château, il découvre le fauteuil qui garde l’empreinte du procureur, les Pensées de Pascal souvent lues, la fenêtre avec vue sur le canal et sur la Guerlante qui coule non loin de là, et sur la maison du parc où logeait l’institutrice. Dans le secrétaire, « un petit carnet, rectangulaire et fin, recouvert d’un joli maroquin rouge. La dernière fois que je l’avais vu, il était dans les mains de Lysia Verhareine. » Ce que l’institutrice y a consigné va lever bien des mystères, révéler ce qu’elle pensait d’eux tous, elle, la souriante. « On sait toujours ce que les autres sont pour nous, mais on ne sait jamais ce que nous sommes pour les autres. » Cette note rouge, dans la grisaille de la guerre et des vies perdues, annonce le temps des aveux.

  • De noirs secrets

    La vie secrète de E. Robert Pendleton de Michael Collins commence comme un de ces romans au décor universitaire dont les Anglo-Saxons ont le secret : rivalités entre professeurs, problèmes de publication, fêtes rituelles. Tout oppose Pendleton, qui enseigne l’art d’écrire à l’université Bannockburn et s’y sent « vieux, inutile et perdu », au romancier Allen Horowitz, auteur à succès, qui vient y donner une conférence. « Y avait-il un jour précis où les choses changeaient, où l’on se retrouvait de l’autre côté de la vie ? » C’est le genre de question qui tourmente Pendleton en attendant l’arrivée de son « ennemi et compagnon d’autrefois à Columbia ».

    A ses côtés, le professeur sur le déclin peut tout de même compter sur une étudiante attardée, Adi Wiltshire, désignée pour le comité d’accueil, en plus du photographe attitré du campus, Henry James Wright. Il y a des années, celui-ci a suivi les cours de Pendleton dans l’intention d’améliorer sa formation de reporter, mais son admiration inconditionnelle pour Stephen King, méprisé par le professeur, a suscité entre eux d’interminables conflits. Adi s’étonne que Pendleton n’écrive plus et considère qu’il se sous-estime comme écrivain. Quand Horowitz débarque à l’aéroport en chemise hawaïenne et les pieds nus dans ses mocassins, la peau bronzée, il arrive sans peine à détourner sur lui l’attention de l’étudiante. Pendleton, encore une fois, se sent floué.

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    Mais le méli-mélo universitaire change rapidement de ton. Pendleton, au bout du rouleau, a décidé à cette occasion de mettre fin à ses jours. Adi arrive à temps chez lui pour appeler les secours, sa tentative échoue. C’est elle, à qui il a légué par lettre tous ses écrits, qui devient la « gardienne de sa vie, de sa maison et de son œuvre ». C’est elle qui fait la découverte capitale, près de la chaudière, d’un carton contenant des exemplaires reliés d’un roman inconnu de Pendleton, Le Cri.

    Adi découvre un « cauchemar autobiographique et existentiel, totalement personnel », un récit plein de haine de soi avec une scène de meurtre particulièrement horrible, celui d’une fille de treize ans descendue d’un bus scolaire et poursuivie dans les champs. Fascinée par la force épouvantable de l’œuvre, l’étudiante décide de la faire publier, avec l’aide d’Horowitz qui connaît toutes les ficelles de l’édition. Celui-ci, vaguement gêné par la tentative de suicide de Pendleton lors de sa visite, intéressé aussi à plus d’un titre par une association avec Adi, met tout en œuvre pour assurer à cette publication un succès rentable.

    Tout se complique lorsque Adi, maintenant certaine de pouvoir enfin décrocher un doctorat avec sa thèse sur Pendleton, découvre que le meurtre du Cri correspond exactement à un crime non élucidé, celui de Amber Jewel. Pire encore, elle observe que le cadavre en morceaux n’a été retrouvé qu’après la date d’impression qu’elle a découverte sur la facture d’impression dans la boîte en carton, ce qui fait de Pendleton le meurtrier présumé.

    L’enquête policière menée par Jon Ryder est déclenchée par l’envoi d’une bande enregistrée signalant la coïncidence entre le meurtre fictif et l’affaire Jewel. La vie secrète de E. Robert Pendleton tourne alors en un véritable roman noir. Liaisons sordides, traumatismes familiaux, suspects divers, désirs inavoués, policiers douteux, de terribles vérités émergent peu à peu. Adi commence à perdre le contrôle, Horowitz veut rester le maître du jeu. Pendleton ne reprend conscience que pour exprimer son désir d’en finir, quand son infirmière est tuée chez lui, peut-être parce qu’on l’a prise pour l’étudiante.

    Amateurs d’intrigues compliquées et de noirs secrets, ce livre est pour vous.