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Ecriture - Page 13

  • Penser et ressentir

    Siri Hustvedt / 2

    La deuxième partie de Vivre, Penser, Regarder, le recueil de Siri Hustvedt, commence avec « L’histoire vraie », un essai sur ce qui distingue la vie et l’œuvre, la fiction et l’autobiographie. A la recherche du temps perdu est un excellent exemple de récit romanesque où l’on est tenté de confondre le narrateur et l’auteur, alors que « les deux Marcel, celui de la vie et celui de la fiction, ne sont pas identiques ». Le récit dit autobiographique ne peut pas non plus être considéré comme « la vérité ». La remémoration, étudiée par les neurosciences, ne consiste pas à « récupérer quelque fait originel stocké dans le « disque dur » de la mémoire ». Ce que nous nous rappelons, c’est « la dernière version d’un souvenir donné. »

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    Siri Hustvedt à Lausanne lors de la remise du prix européen de l’essai Charles Veillon 2019
    pour Les mirages de la certitude © Alain Herzog-Fondation Charles Veillon
    (prix 2020 remporté par Alessandro Baricco pour The Game)

    Qui n’a pas observé qu’un même événement vécu en famille a laissé à chacun des protagonistes un souvenir différent ou que, même, l’un puisse s’en souvenir et pas l’autre ? Les notions d’authenticité et de réalisme ne sont pas aussi simples qu’elles le paraissent. Opposant Les yeux bandés où, bien qu’elle ait donné à la narratrice son prénom inversé, « Iris », et  utilisé des éléments de son expérience personnelle, les aventures de l’héroïne sont de la fiction et non pas les siennes, à La femme qui tremble, récit autobiographique où elle explore le sens des affections psychosomatiques, Siri Hustvedt définit ainsi le « pacte de non-fiction » : « ne pas mentir délibérément. »

    Dans « Excursions aux îles des Happy Few », l’essayiste « vagabonde » rassemble ses observations dans les domaines de l’art, des neurosciences et de la psychanalyse. Notre époque privilégie l’hyperspécialisation et l’expertise au point de rendre le dialogue impossible d’une discipline à l’autre, notre monde est « un monde de fragmentation intellectuelle ». Dans « De la lecture », activité qu’elle définit comme « perception sous forme de traduction », chacun reconnaîtra ses questions, son expérience de lecteur. Jamais deux expériences de lecture ne sont identiques, elle l’illustre par sa relecture de Middlemarch de George Eliot – « Le texte est le même, moi pas. »

    « Stig Dagerman » (sur Le Serpent, principalement), « L’analyste dans la fiction » (comme Erik Davidsen, le narrateur d’Elégie pour un Américain ou Dick Diver, le psychanalyste dans Tendre est la nuit de Fitzgerald), les sujets de cette partie centrale du recueil, la plus difficile d’accès pour les non initiés, sont fort axés sur les questions psychanalytiques, surtout « L’aire de jeu selon Freud » où elle compare la création de fictions à un « rêve éveillé ». Siri Hustvedt a même rencontré personnellement Freud et Anna Freud… dans un rêve !

    « Notes critiques sur le climat verbal » porte sur le discours politique contemporain et la volonté de diviser dans la sphère politique américaine, mais on n’a aucun mal à l’interpréter plus largement. A travers les huit articles de « Penser », j’ai été particulièrement intéressée par les développements sur la mémoire et l’imagination, que l'essayiste aborde de points de vue différents. L’expérience de la lecture, notre perception subjective du temps, les souvenirs et les pulsions, tout donne à penser à Siri Hustvedt : « Nous ne sommes ni des machines, ni des ordinateurs mais des créatures incarnées guidées par un vaste inconscient et un ressenti émotionnel. »

  • Ma pluralité

    Hustvedt VPR.jpg« Qu’en est-il des femmes qui écrivent ? Nous avons, nous aussi, des pères et des mères littéraires. Pendant la majeure partie de ma vie, il m’a semblé que la lecture et l’écriture sont précisément les deux lieux de la vie où je suis libérée des contraintes de mon sexe, où la danse avec l’identité de l’autre peut se danser sans obstacle et où le libre jeu des identifications permet de pénétrer une multitude d’expériences humaines. Quand je travaille, je ressens cette extraordinaire liberté, ma pluralité. Mais j’ai découvert que, dans le monde qui m’entoure, l’appellation de « femme écrivain » est encore, sur un front d’écrivain, un stigmate malaisé à effacer, qu’il demeure préférable d’être George plutôt que Mary Ann. »

    Siri Hustvedt, Mon père / Moi (Vivre, Penser, Regarder)

  • Essais de curiosité

    Siri Hustvedt / 1

    Un an avant Le Monde flamboyant, son roman extraordinaire sur le monde de l’art contemporain, Siri Hustvedt avait publié un gros essai : Vivre, Penser, Regarder (traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Christine Le Bœuf, 2013). Je vous présenterai ce recueil de cinq cents pages (trente-deux articles écrits de 2006 à 2011) au fur et à mesure de ma lecture. La première section – « Vivre » – contient les essais « les plus personnels », de « Variations sur le désir » à « Fleurs ».

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    Elle l’introduit ainsi : « Après avoir lu les essais rassemblés dans ce volume, j’ai compris que, quelle que soit la diversité de leurs sujets, ils ont en commun leur curiosité constante à l’égard de ce qu’être humain signifie. Comment voyons-nous, nous souvenons-nous, comment ressentons-nous autrui et comment communiquons-nous avec lui ? Que signifient dormir, rêver et parler ? Lorsque nous utilisons le mot moi, de quoi parlons-nous ? »

    C’est une curiosité d’écrivaine et une curiosité scientifique – Siri Hustvedt, diplômée en littérature anglaise à Columbia, s’intéresse particulièrement aux neurosciences  et est chargée de cours en psychiatrie à la faculté de médecine de Cornell. Philosophie, neurosciences, psychologie, psychanalyse, neurologie, littérature, cela peut impressionner, mais elle a fait le choix d’utiliser dans son travail un langage courant qui rend ses recherches accessibles aux profanes.

    Ainsi, pour analyser le processus du désir, elle part d’un souvenir familial : quand sa sœur Asti avait trois ans, elle désirait pour Noël un téléphone Mickey Mouse devenu introuvable. La tension qui s’était installée dans toute la famille était telle que l’arrivée « triomphale » du père, la veille de Noël, les avait mis tous en joie – une histoire qui « prit dans la famille des proportions mythiques ».

    « Ne fais rien que tu n’aies pas réellement envie de faire » : ce conseil que lui a donné un jour sa mère, en lui parlant comme à une adulte, introduit une réflexion sur le cerveau, les émotions, l’empathie et le sentiment de culpabilité.  Fille d’une mère norvégienne et d’un père américain d’origine norvégienne, Siri Hustvedt a parlé le norvégien avant de parler anglais. « Méditations sur le mot Scandinavie » explore la composante norvégienne de sa personnalité « divisée ». Elle rend aussi hommage à la grande poétesse danoise Inger Christensen qu’elle avait rencontrée deux fois.

    Dans « Ma drôle de tête », Siri Hustvedt analyse les migraines chroniques, « affection mal connue » qu’elle a cessé, avec les années, de considérer comme une ennemie. La migraine peut causer des hallucinations, qui peuvent surgir aussi « à la lisière entre veille et sommeil ». Cette réflexion sur les rapports entre « psyché et soma » ainsi que sur le rôle de l’attitude face à une maladie m’a passionnée. Elle se penche aussi sur l’insomnie (« Dormir / Ne pas dormir ») ou encore  sur l’image de soi et « l’idée de ce que nous sommes » véhiculée par la façon dont on s’habille (« Hors du miroir »).

    Vous vous rappelez peut-être son apparition formidable à La Grande Librairie (11/1/2018) où elle était invitée (pour Les mirages de la certitude) avec Paul Auster (pour 4321), Isabelle Carré, Philippe Delerm et Olivier Adam (à revoir sur YouTube – Siri H. y intervient à partir de la 52e minute). L’essai sur le mot « ambiguïté » évoque irrésistiblement son univers romanesque. « Le roman est un caméléon », écrit-elle dans « Jeu, pensées sauvages et sous-sol d’un roman », un bel éloge du genre et une exploration du lien entre mémoire et imagination.

    « Mon père / Moi » est l’essai le plus long de cette première section de Vivre, Penser, Regarder, une trentaine de pages. Siri Hustvedt y parle de la paternité, de l’attitude de son père dans leur famille de quatre filles : il incarnait l’autorité, le patronyme, et aussi l’amour, la bienveillance. (Elle ne s’y réfère pas aux filles du Dr March, mais bien à une série télévisée familiale, Papa a raison.) Cette réflexion sur l’identification ou le conflit entre père et fils, entre père et fille, se termine par des pages très émouvantes sur une conversation entre son père et elle, la première fois qu’ils ont parlé de son œuvre, « comme des égaux ».

  • Bobin à Conques

    Plumes d’Anges en avait offert quelques extraits, aussi ai-je mis la main tout de suite sur La nuit du cœur de Christian Bobin quand je l’ai vu sur la table de la bibliothèque. « La chambre numéro 14 de l’hôtel Sainte Foy à Conques est percée de deux fenêtres dont l’une donne sur un flanc de l’abbatiale. C’est dans cette chambre, se glissant par la fenêtre la plus proche du grand lit, que dans la nuit du mercredi 26 juillet 2017 un ange est venu me fermer les yeux pour me donner à voir. »

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    Abbatiale Sainte-Foy de Conques, Conques, Aveyron, France (Photo Christophe Finot)

    Une affaire d’anges, donc. Ces anges qui dérangeaient un peu je ne sais plus qui, à La grande Librairie que François Busnel a consacrée à Bobin il y a peu. C’est le premier paragraphe, suivi d’un blanc, de ce livre grand format où l’on respire. Ce sont des moments, avec entre eux des silences. Une phrase, voire un mot. Un blanc, un silence. Bobin : « Ma proie, c’est la phrase pure. »

    Je ne connais l’abbatiale Sainte Foy de Conques que par des photos ; je me souviens d’une émission sur Soulages montrant les vitraux qu’il y a installés et dont l’absence de couleur m’intriguera jusqu’à ce que je la visite. La nuit du cœur m’a permis de m’en approcher avec cet écrivain qui les trouve « doux comme le papier cristal qui protège les livres anciens ». 104 vitraux, 104 chapitres.

    « Est-ce qu’un nuage travaille ? Est-ce que le rouge-gorge, quand il bombe son petit gilet rouge, travaille ? Est-ce que le chat, quand il dort enroulé en mandala sur lui-même, travaille ? Peut-être. Ecrire est un travail de ce genre-là. » Bobin est un guide sur le chemin de la contemplation. « Il n’y a pas d’autre raison de vivre que de regarder, de tous ses yeux et de toute son enfance, cette vie qui passe et nous ignore. »

    Conques est aussi « un village-oreille » où lui viennent par la fenêtre entrouverte les bruits familiers : voix, « cliquetis d’assiettes dans une cuisine : le parfait accompagnement pour la vie éternelle. » Ou encore : « Quelques cubes de pierre du onzième siècle montés comme un jeu d’enfant, avec des vitraux crayonnés de gris. Les pèlerins agglutinés aux pierres chaudes comme des abeilles à une plaque. Un peu de naïveté mais rien de cette modernité dont nous feignons de ne pas savoir qu’elle est la haine de l’intériorité. »

    Difficile de parler de ce livre sans avoir envie de citer (comme je l’écrivais déjà à propos de son Autoportrait au radiateur). Christian Bobin écrit comme un poète, il ne décrit ni n’explique, il dit par exemple « la neige ininterrompue d’un silence ». On se tait, on écoute, on se réveille « au bruit d’une goutte de lumière tombant sur une dalle du onzième siècle ». A Conques, la quête spirituelle de l’écrivain est intimement liée à l’élaboration du verbe, à la recherche de la ligne juste : « Il faut qu’une phrase apparaisse comme un mégalithe dans un champ. »

    Sur mes deux fiches 10 x 15 recto verso, il y en a beaucoup, de ces concentrés de Bobin à l’affût de la quintessence. Oui, des anges passent dans La nuit du cœur ; ce sont des moines avec un balai, des visages tantôt de pierre, tantôt de chair, des oiseaux ; ce sont des phrases et des silences. « Nous sommes responsables de ce que nous voyons. Voir, c’est aimer. »