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Culture - Page 86

  • De tout son temps

    En bandeau de couverture : « Je ne suis pas de mon temps. Je suis de tout mon temps. » En quatrième : « Je suis à la fois enfant, adolescent, homme d’âge mûr, et vieux. » Ces mots de Philippe Delerm entourent La vie en relief (2021), une lecture entamée avant de tomber malade et qui s’est avérée bien appropriée pour y avancer doucement, dès que cela fut possible.

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    Ferdinand Schirren (1872-1944), La fenêtre

    Des séquences d’une page ou deux, rarement plus. Des « instantanés littéraires ». Delerm s’en est fait une spécialité voire une spécificité. « Vivre par les toutes petites choses. Des sensations infimes, des phrases du quotidien, des gestes, des bruits, des odeurs, des atmosphères. Ecrire sur tout cela. Car écrire et vivre, c’est la vie en relief, une opération qui s’est imposée lentement. Transformer en sujet ce qui n’en est pas un, la perspective est délicieuse. Elle donne le sentiment que l’existence est inépuisable, qu’il y aura toujours un angle différent à trouver, à chaque fois l’impression de respirer plus large, en ayant tiré de la vie même ce qu’elle contenait mais [qui ?] demeurait enfoui. »

    Au premier tiers de La vie en relief, l’écrivain revient sur cette disposition qui lui a valu son grand succès de librairie, La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules. A plus de quarante ans, il s’était mis au défi de rendre ce « presque rien » qu’est de « mouiller ses espadrilles » : « Une lourdeur désolante, aux antipodes de l’invincible sensation de liberté donnée par les mêmes chaussures, sèches, effleurant le sol tôt le matin, idéalisant le bien-être et la liberté de l’été. » – « Les toutes petites choses sont moins infimes qu’infinies. »

    Depuis lors, il a pris de la bouteille, et cela nous vaut de beaux arrêts ou ralentis sur image, impression, souvenir… Quand il écrit sur ce qu’il a toujours aimé voir, un « dedans entre deux dehors » – par exemple un appartement éclairé aperçu de la rue ou d’une cour et, à travers les fenêtres, un jardin de l’autre côté  –, et sur son bonheur d’habiter un tel lieu, une maison entre deux jardins, l’un de devant, l’autre, plus secret, à l’arrière, on aime qu’il convoque « la même respiration mentale dans certaines toiles de Vilhelm Hammershoi, peintes dans son appartement de Copenhague. »

    Une petite table de fer bleue, une phrase dite ou entendue – « elle a dû être très belle » –, une phrase lue, le regard brillant de son fils « au seul mot de cirque », Delerm distille son bonheur sans hésiter à puiser dans ses souvenirs personnels. « Le passé n’est pas un monde perdu. Le vivre dans le présent n’est pas de la nostalgie. Ce qui est passé est possédé, définitivement. Je dis « ma vie est belle » parce que j’ai la chance de sentir le passé dans le présent. Il y est, il n’attend rien que de se déployer. » Contre une certaine tendance contemporaine à se débarrasser de tout, il déclare : « Je veux m’embarrasser de tout. »

    Cela passe le plus souvent par des choses très concrètes, comme un café, ou l’offre d’un second café, ou la coutume généreuse des « cafés suspendus » dans certaines villes. Ou cette « badine » conservée par sa mère, une petite branche cueillie sur un arbuste, en Drôme provençale où elle avait dû le laisser quelques mois pour soigner ses bronches, lui, « un enfant tombeau » – « Toute la tristesse qu’elle eut à me quitter ce jour-là. »

    Si ce que Delerm dit, avec pudeur, avec amour, de ses parents dans leurs dernières années, touchera quiconque a pu accompagner les siens ou un des siens sur ce chemin difficile, j’ai été très émue pour ma part de retrouver sous sa plume la dernière chanson que j’ai partagée par Skype avec maman, alors déjà au-delà des mots, mais peut-être encore portée par les voix : La tendresse. Il y aura bientôt deux ans. Un magnifique commentaire en trois pages de cet enregistrement « dédié à toutes les personnes qui, de près ou de loin, ont été touchées par le coronavirus ».

    « Le malheur, c’est de perdre quelqu’un. Le bonheur, c’est d’avoir quelqu’un à perdre. » Merci, Philippe Delerm.

  • Dans le flux

    laure adler,la voyageuse de nuit,essai,littérature française,vieillesse,âge,âgisme,citations,culture« On dit qu’on « avance » en âge. Nous préférons nous faire porter par le continuum de la vie en croyant toujours être soi dans le flux de ce temps dont nous pensons qu’il ne nous modifie pas intrinsèquement. Il faudrait être abruti pourtant pour ne pas savoir que l’illimité de nos existences – auquel on ne songeait jamais quand on avait vingt ans – on en a fait son deuil depuis longtemps sans pour autant se dire qu’on va mourir demain ou après-demain. On garde sa vitalité intacte. On est vivant. Au grand dam de certains on est encore vivants. La vieillesse, ce n’est pas de l’avoir été c’est de l’être encore, c’est du devenir. Intensément. »

    Laure Adler, La voyageuse de nuit

  • Voyageuse de nuit

    Vieux, vieille, vieillesse commencent par les lettres de « vie » ; l’étymologie renvoie à l’âge (« vetulus », qui a pris de l’âge). Le beau titre choisi par Laure Adler, La voyageuse de nuit, pour parler du sentiment, de l’expérience, de la vision de l’âge, s’est imposé à elle en lisant dans le dernier texte de Chateaubriand : « La vieillesse est une voyageuse de nuit : la terre lui est cachée ; elle ne découvre plus que le ciel. » (Vie de Rancé

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    Photo © Germaine Acogny – Ecole des sables

    De nombreuses citations accompagnent sa réflexion dans ce livre qui se voulait d’abord une collecte de mots d’écrivaines et d’écrivains, d’artistes, sur le sujet, ainsi que des résultats d’enquêtes culturelles. A soixante-dix ans, Laure Adler observe : « En fait, j’ai tous les âges à l’intérieur de moi et, sur mon visage, celui que les autres me donnent. Ce n’est pas moi qui décide. »

    Le texte avance par fragments. Par exemple, elle évoque la « fureur joyeuse » de vieillir qu’exprimait Dominique Rolin à quatre-vingt-huit ans, dans un livre d’entretiens, Plaisirs. « Il faut une bonne santé, une force de caractère, un goût inébranlable du bonheur », commente Laure Adler. L’âge lui paraît davantage un sentiment qu’une réalité ; il peut différer d’un jour à l’autre, selon la manière dont on se sent ou dont les autres vous regardent.

    Elle admire toutes celles qui vieillissent magnifiquement. La danseuse Germaine Acogny, à qui sa grand-mère a appris que vieillir est « une distinction ». Annie Ernaux à qui elle rend visite : quatre-vingts ans, en jean, les cheveux longs, pas maquillée : « elle ressemble à une adolescente, tant la fougue, la sincérité, le désir d’être au plus juste de sa pensée l’animent quand on parle de ce sujet sur lequel elle a écrit des textes bouleversants. » Ce qui lui importe, c’est « le sentiment d’exister » auquel l’âge ne change rien.

    J’ai emprunté ce livre à la bibliothèque, sinon j’y aurais coché de nombreux  passages auxquels revenir un jour ou l’autre, si stimulants quand ils décrivent la vieillesse « ni comme un destin tragique ni comme un ensommeillement généralisé, mais comme un art de vivre ». Vieillir, c’est perdre des proches, des amis, oui. Vieillir, c’est s’émerveiller du vivant.

    Bien sûr, Laure Adler n’édulcore rien du « haro sur les vieux » dans notre société, de leur mise à l’écart ou de leur stigmatisation. Elle montre l’inégalité de considération entre hommes vieux et femmes âgées, aborde tous les aspects de l’âge : perceptions, sensations, sexualité. Elle se tourne vers ceux qui réussissent à en faire un « chemin de sagesse », se nourrit des capacités et de l’enthousiasme de vieux artistes à créer, à progresser, comme Hokusai ou Soulages.

    Elle lit, observe, écoute. Elle témoigne de son expérience personnelle (physique et mentale) et familiale. Elle s’indigne contre « l’âgisme », s’attriste que la vieillesse « soit de plus en plus vécue comme un poids, un danger, une disgrâce ». Or, comme Louise Bourgeois le disait des gens âgés, les vieux sont « intéressants comme des arbres qui ont survécu aux tempêtes ». Laure Adler n’hésite pas à dire les lacunes voire les torts de notre société qui trop souvent n’envisage que les aspects problématiques de la vieillesse. Vieillir n’est pas une maladie et ne doit pas conduire à une ségrégation.

    Son approche, « intellectuelle » au départ, s’est muée, au cours de l’écriture de La voyageuse de nuit, en une prise de conscience de la nécessité d’un « combat » : un combat contre soi-même et un combat de société, pour respecter et faire respecter dans la vieillesse ce qu’elle appelle « la continuité de soi ». Aussi je termine avec ces mots de Charles Juliet : « Il faut parfois toute une existence pour parcourir le chemin qui mène de la peur et l’angoisse au consentement à soi-même. A l’adhésion à la vie. »

  • Elan profond

    gérard depardieu,ca s'est fait comme ça,récit,autobiographie,littérature française,enfance,apprentissage,famille,théâtre,cinéma,rencontres,russie,france,culturegérard depardieu,ca s'est fait comme ça,récit,autobiographie,littérature française,enfance,apprentissage,famille,théâtre,cinéma,rencontres,russie,france,culture« On ne sait pas si demain on sera encore vivant. La surprise de la vie, de nouveau. Ça, c’est mon élan profond : ne pas savoir ce qui va arriver, ce que je voulais faire ou dire, mais marcher vers l’inconnu avec cet appétit pour la vie qui chaque instant me porte. Alors oui, je peux être Danton. »

     

    Gérard Depardieu, Ça s’est fait comme ça

    L'affiche du film de Wajda (1982) /  Un arbre qui me fait penser à Depardieu (parc Josaphat)

  • Un instinct inouï

    Dans Ça s’est fait comme ça (2014), récit autobiographique écrit avec Lionel Duroy, Gérard Depardieu n’enjolive pas son passé. Impressionnée par son passage à La Grande Librairie, j’avais envie d’en savoir plus sur ce comédien hors norme. « J’ai toujours été libre », répète-t-il, dès la première séquence : à Orly, où sa grand-mère était dame pipi, il aimait l’accompagner et observer les arrivées, les départs, rêver… 

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    « Dire qu’on a failli te tuer ! » Sa mère, la Lilette, lui a raconté avoir recouru aux aiguilles à tricoter pour se débarrasser de lui, troisième enfant qui tombait mal dans cette famille pauvre de Châteauroux. Son père, le Dédé, ne gagnait pas grand-chose et buvait trop. On ne mangeait pas ensemble dans leur deux-pièces, on ne se disait pas bonjour, « pas de mots, jamais ». Ses trois frères et ses deux sœurs sont « restés dans le moule », mais lui, peut-être à cause des aiguilles, était « à l’affût de la vie. »

    Son père, né en 1923 dans le Berry, ne s’exprime que par onomatopées. La Lilette, fille de pilote, d’une famille plus instruite et raffinée, l’épouse en 1944. A l’époque, elle est gracieuse – Gérard Depardieu enfant ne la voit que « grosse, enceinte ». Il a sept ans quand sa sœur Catherine naît chez eux en 1955 : il aide la sage-femme qui lui montre comment faire la prochaine fois ; il aidera sa mère à accoucher des deux suivants, en 1956 et 1957.

    « Sourire ». Son père lui a appris à toujours sourire, pour mettre en confiance. Mais ça se passe mal avec les profs et les curés, qui le poussent hors de l’école. Il se souvient de plus de bienveillance de la part des gendarmes quand il chaparde aux étalages ou qu’on l’accuse de vol. A onze ans, il souffre de son premier amour pour une blonde inaccessible. A treize, il en paraît dix-huit et réussit à se faire engager comme plagiste pour revoir la mer, qui l’a émerveillée à Monaco (quand il s’était glissé dans un car de supporters de foot).

    Puis c’est « l’Eldorado » de la base américaine à Châteauroux où il se fait des amis et entre comme chez lui pour acheter et revendre du « made in USA ». Des trafics en tous genres lui rapportent de quoi vivre. Du même coup, il apprend l’anglais, découvre le cinéma américain. Il fait la connaissance d’un des fils d’une famille cultivée, dont les parents artistes le reçoivent volontiers, avec gentillesse : une vie différente, où on mange et parle ensemble. A seize ans, il finit par se faire prendre et se retrouve en prison. Là, le psy lui voit des mains « de sculpteur » : ces mots le bouleversent, comme une révélation. Il ne sera pas voyou, mais artiste.

    Autre rencontre décisive, à la gare, lieu des « petites combines », celle de Michel Pilorgé. Ce fils de médecin, son premier véritable ami, veut faire du théâtre. Par curiosité, Depardieu se glisse un jour derrière une scène où se joue Dom Juan. « On ne m’avait jamais dit que des mots pouvait jaillir une musique et c’est une découverte qui me plonge dans des abîmes de réflexion. » Quand son ami prend le train pour Paris, à la fin de l’été 1965, il l’invite à venir le rejoindre là-bas, chez son frère.

    A l’école du TNP où Gérard accompagne Michel, le prof le remarque, lui propose d’étudier une fable de La Fontaine. Le lendemain, il ne connaît pas son texte, mais se met à rire si bien qu’il fait rire les autres. On lui trouve « de la présence ». Les étapes de l’apprentissage du jeune comédien, ses fréquentations, ses premiers cachets, c’est une aventure formidable à lire pour se rendre compte du parcours de celui qui est devenu, dixit Busnel, le dernier « monstre sacré » du théâtre et du cinéma.

    Comme son père, il ne sait pas parler au début, il bégaie, il manque d’instruction. Des personnes vont le faire progresser. De Jean-Laurent Cochet, ancien de la Comédie-Française, metteur en scène au théâtre Edouard VII, il écrit : « C’est cet homme qui va me révéler à moi-même et faire de moi un comédien, un artiste. » Il est le premier à déceler sa « part féminine », son « hypersensibilité ».

    Depardieu raconte les rencontres essentielles : Élisabeth Guignot épousée en 1970, Claude Régy qui l’envoie chez Marguerite Duras (pour Nathalie Granger), le succès des Valseuses qui lui permet d’obtenir un crédit pour une maison à Bougival, Handke… Ses enfants, Guillaume et Julie, d'abord, et lui qui ne sait pas être leur père. Ses joies et ses souffrances. Jouer, jouer surtout. Avec « un instinct inouï ».

    Si son amour de la Russie est sincère, il m’est impossible de le suivre dans ses jugements sur la France ou sur Poutine qu’il ne considère pas comme un dictateur le pense-t-il encore depuis l’entrée de l’armée russe en Ukraine ? « La Russie et l’Ukraine ont toujours été des pays frères. Je suis contre cette guerre fratricide. Je dis : Arrêtez les armes et négociez ! », a-t-il déclaré le 1er mars à l’AFP. Bluffant, cru, désarmant parfois, alternant brutalité et finesse, il parle franco, Depardieu. Un texte de Handke offert en héritage donne le mot de la fin : « Dédaigne le malheur, apaise le conflit de ton rire. »