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Société - Page 89

  • Au bout de soi-même

    Into the Wild m’a bouleversée. J’ignorais quand j’ai vu ce film que Sean Penn s’y inspire d’un récit : Into the Wild. Voyage au bout de la solitude (1996, traduit de l’américain par Christian Molinier). Pour le magazine américain Outside, Jon Krakauer a enquêté sur les circonstances de la mort par dénutrition de Christopher McCandless en 1992, un jeune homme de 24 ans retrouvé quatre mois après dans un vieil autobus, son dernier abri dans la nature sauvage en Alaska.  

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    Une photo de Chris McCandless retrouvée dans son appareil photo.

    L’article a suscité beaucoup de réactions : les gens ont été touchés par la vie et la mort de McCandless, les uns pleins d’admiration « pour son courage et son idéal », les autres de colère contre « ce casse-cou sans cervelle », un farfelu narcissique « qui devait sa fin tragique à son arrogance et à sa stupidité ». Krakauer, hanté par ce drame « et aussi une parenté vague, dérangeante, entre sa vie et la (sienne) », a passé plus d’un an à « retrouver la piste compliquée qui conduisait à sa mort dans la taïga », attentif au moindre détail pour comprendre ce jeune idéaliste passionné par les idées de Tolstoï sur le renoncement. Des cartes permettent de situer les étapes de son périple de 1990 à 1992. Malgré quelques considérations personnelles, Krakauer s’est efforcé d’être impartial. Chaque chapitre porte en titre un lieu où « Alex » est passé. En rupture avec sa vie d’avant, McCandless avait choisi de s’appeler « Alexandre Supertramp ».

     

    Le récit débute avec une carte adressée de Fairbanks à un ami. Il raconte qu’il ne lui a pas été facile « de faire du stop dans le Yukon » mais qu’il est enfin dans ce grand Nord dont il rêvait : « Maintenant, je m’enfonce dans la forêt. » L’homme qui l’a véhiculé l’a trouvé sympathique, tout en s’inquiétant du peu de nourriture emportée et de son équipement minimal, une carabine 22LR insuffisante pour abattre un élan ou un caribou. Il l’a persuadé d’accepter ses vieilles bottes en caoutchouc pour suivre « la piste Stampede » près du Mont McKinley.

     

    Des passages soulignés dans les livres (Jack London, Thoreau, Pasternak…), des lettres, des notes donnent une idée de l’état d’esprit de Chris-Alex tout au long du récit. « Je désirais le mouvement et non une existence au cours paisible. » (Tolstoï) Dans son dernier refuge, des chasseurs ont trouvé son cadavre en septembre 1992, et une note fixée à la porte de l’autobus, terrible S.O.S. – il se savait près de mourir, demandait qu’on l’aide et qu’on l’attende, parti à la recherche de baies pour se nourrir. 

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    Couverture du magazine où Krakauer a publié son premier article sur le sujet. 

    En mai 1990, cet étudiant brillant, élevé en Virginie par un éminent ingénieur aérospatial qui avait fait prospérer sa petite société de conseil avec sa seconde épouse, la mère de Chris, a obtenu un diplôme universitaire à Atlanta. Un ami de la famille lui avait légué 40000 dollars pour ses études et il lui en reste alors 24000, dont il fera don à une organisation humanitaire, au lieu de financer des études de droit comme le pensaient ses parents.

     

    Chris leur reproche de vouloir lui payer une nouvelle voiture alors qu’il a une Datsun B210 « légèrement cabossée mais en parfait état mécanique » avec 206000 km au compteur. Il les prévient qu’il va « disparaître pour quelque temps ». Ils ont l’habitude de ses longs trajets en solitaire pendant les vacances, ils n’y prêtent pas trop attention. Fin juin, il leur envoie un mot d’Atlanta avec la copie des notes obtenues – sa famille ne recevra plus aucune nouvelle de lui ensuite, même pas sa sœur Carine, la plus proche.

     

    La Datsun a été retrouvée sur la rive sud du lac Mead, le plancher recouvert de boue, en parfait état de marche. McCandless avait installé sa tente près d’un cours d’eau ; surpris par des pluies soudaines, il n’a pu dégager la voiture du lit de la rivière emprunté malgré l’interdiction et l’a laissée sur place. Il a décidé de continuer à pied et en stop. 

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    Krakauer a pu reconstituer ses faits et gestes en rencontrant les gens qui ont croisé sa route et à qui il s’est confié. En Californie, Jan Burres, une « rubber tramp » de 41 ans (vagabonde qui se déplace avec son fourgon) s’est prise d’amitié pour ce « brave garçon » qui a campé avec elle et son ami pendant une semaine. Il lui a dit avoir brûlé tout son argent et abandonné sa voiture, et avoir survécu en mangeant des plantes comestibles. A Topock, Arizona, il avait acheté un canoë d’occasion pour descendre le Colorado jusqu’au golfe de Californie, mais une journée « tout à fait désastreuse » de janvier 1991 l’a obligé à l’abandonner et à remonter vers le nord.

     

    A Bullhead City, Arizona, Chris travaille chez McDonald’s. On s’y souvient d’un jeune travailleur et sérieux, qui refusait de porter des chaussettes en dehors de ses heures de travail. Puis il va retrouver Jan Burres aux Slabs, une ancienne base aérienne où quelque cinq mille « marginaux, routards et vagabonds » s’assemblent en hiver. A sa brocante, il l’aide à vendre des livres, fait de la gymnastique pour se préparer à « la grande odyssée en Alaska », un sujet sur lequel il est intarissable.

     

    Alex en parle aussi à Ronald Franz, 80 ans, quand leurs routes se croisent à Salton City ; à Wayne Westerberg avec qui il a travaillé dans les champs à Carthage. A tous ceux qui lui ont offert compréhension et amitié, il donnera régulièrement de ses nouvelles. Pour Krakauer, McCandless « était à la recherche de quelque chose et éprouvait une fascination irréaliste pour la rudesse de la nature », comme d’autres avant lui, mais il était « sain d’esprit ».

     

    Les témoignages, l’histoire de sa famille, relatée peu à peu, la description des objets personnels (notamment des autoportraits photographiques) dessinent la personnalité d’un jeune homme à la fois solitaire et sociable qui se lance des défis de façon radicale, mort selon Krakauer à la suite de quelques « erreurs ». L’auteur estime avoir eu plus de chance que Chris-Alex en survivant à une aventure du même genre en Alaska.

     

    Quel désastre, me suis-je dit en refermant Into the Wild. McCandless a été intransigeant avec ses principes, implacable dans sa critique de la famille et de la société. Il ne semblait pas suicidaire, mais voulait aller au bout de soi-même, lui qui a écrit en marge de « Docteur Jivago » que « le bonheur n’est vrai que quand il est partagé. »

  • Par hasard

    Hugues traduction allemande.jpg« C’est son fils Joachim qui m’a raconté l’histoire de sa mère. Nous nous sommes rencontrés tout à fait par hasard dans la librairie de mon quartier. Par-dessus le comptoir, je parlais avec la libraire de mon idée d’écrire l’histoire de ma rue. Je venais de rentrer bredouille d’une expédition dans les après-midi goûter et jeux de cartes pour seniors des deux paroisses de mon quartier. Mais ni les catholiques, ni les protestants n’avaient pu fournir la pièce du puzzle qui manquait à mon projet : quelqu’un de non juif qui avait vécu dans ma rue dans les années 30. Et il était exclu de transgresser la règle que je m’étais fixée : mes protagonistes devaient impérativement avoir habité ma rue ou sa place. Pas question de recueillir le témoignage de quelqu’un venant d’une rue attenante. Joachim Bickenbach se racla la gorge et se mêla à notre conversation : Peut-être puis-je vous être utile. Ma mère a vécu avant et pendant la guerre au numéro 3 sur la place. »

    Pascale Hugues, La robe de Hannah 

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    Textes & prétextes
    , 7 ans

  • Une rue à Berlin

    « Berlin 1904-2014 », c’est le sous-titre de  La robe de Hannah, un récit, une enquête passionnante de Pascale Hugues, Prix du Livre européen 2014. Dès son installation dans la capitale allemande, la journaliste française (correspondante pour Le Point) s’intéresse à la rue en cul-de-sac qui sera désormais la sienne, « même pas une rue à part entière », à proximité d’une bouche de métro. Le premier chapitre, « Rue tranquille dans beau quartier », rapporte comment elle y a trouvé un appartement, un choix forcément arbitraire.

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    Cette rue ordinaire devient son « champ d’étude » : « Car pour un étranger, sa rue de résidence est comme un échantillon du pays, le miroir en miniature de ses coutumes et de ses traits de caractère. » Pascale Hugues s’intéresse aux lieux, et avant tout aux gens. Qui habite, qui a habité son immeuble ? sa rue ? son quartier ? Quelle en est l’histoire ? Ces questions ont nourri ses recherches, menées avec empathie et persévérance.

    Les reconstructions d’après-guerre, l’ajout d’un étage dans les années 80, les transformations ont défiguré le dessin premier, la rue à présent « de bric et de broc » n’a plus le chic de ses débuts en 1904, à l’époque où « en l’espace de quelques années, le village de Schöneberg, but champêtre des excursions dominicales des Berlinois, se mue en quartier taillé sur mesure pour la bourgeoisie aisée. »

    Que disent les dossiers de construction, les archives ? « C’est un peu comme avancer seule dans la première neige, pas à pas, page après page. Je saisis chaque feuille volante avec précaution. J’essaie de déchiffrer syllabe après syllabe ces écritures en vieil allemand. » Les architectes ont conçu les appartements tout confort sur une « hiérarchie horizontale » : luxe à l’avant, à l’arrière des pièces plus petites, sans décor, pour loger les domestiques ou la bonne d’enfants. « Les entrepreneurs construisirent cette rue pour l’éternité. Ils croyaient au progrès et à la technique. » En 1904, on n’imaginait pas que le XXe siècle allait connaître deux guerres et que les bombardements allaient détruire la rue en deux ans, le temps mis à la construire.

    Lilli Ernsthaft, « notre doyenne », est la première des rencontres marquantes racontées par Pascale Hugues. Veuve d’un Autrichien fortuné, elle a vécu « soixante-dix-neuf ans à la même adresse », jusqu’en 2001. Cette habitante de l’immeuble va ressusciter pour elle le début du XXe siècle, les boutiques, le train de vie des « princesses de bonne famille si peu armées pour traverser la dureté des jours que le destin leur réserverait », « un gai ruban de promenades dans les parcs des stations thermales, de leçons de piano et de tennis, de thés dansants (…) ».

    Frau Ernsthaft est la dernière survivante de la bourgeoise juive allemande de cette rue (sans que personne ne s’en soit jamais douté), une « miraculée ». Une amie l’a poussée au premier rang le jour de l’inauguration, après maintes discussions, d’une plaque commémorative sur leur façade au n° 3, avec les noms « des treize juifs déportés de l’immeuble ». Son appartement, « un vrai cabinet d’antiquaire » comme avait prévenu l’ancienne pharmacienne, n’a pas changé depuis les années vingt.

    Cent six juifs ont été déportés dans la rue, du moins officiellement. Pour retrouver des survivants, des témoins, la journaliste place une annonce – « Qui a habité ma rue ? » – dans Aktuell, revue semestrielle du Sénat destinée aux derniers juifs berlinois dans le monde – « c’était rechercher une aiguille dans la meule de foin planétaire ». Ils seront pourtant treize à lui répondre. De New York, d’Australie, de Haïfa… « Ma rue irradiait soudain dans le monde entier. » Pascale Hugues va leur rendre visite et recueillir leurs témoignages.

    « La robe de Hannah », chapitre éponyme, décrit l’amitié de deux jeunes filles, Hannah et Susanne, que l’émigration aux USA sépare brutalement en 1939. On peut voir une photo d’elles au milieu du livre, souriantes, se tenant par le bras. Les souvenirs, les récits, les confidences, le hasard parfois vont permettre à Pascale Hugues de reconstruire l’histoire d’une rue et, vous l’avez compris, de bien plus que cela : d’un siècle de vie berlinoise avec ses promesses, ses défaites, ses métamorphoses, « un microcosme de l’histoire allemande » (J.-Cl. Ventroyen, Le Soir).

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    Photo extraite d'une vidéo entretien Arte info, P. Hugues y lit un extrait de La robe de Hannah. 
    http://info.arte.tv/fr/un-prix-pour-donner-envie-deurope

    Ce n’est pas un essai historique, bien qu’il fourmille d’informations précises. C’est bien plus qu’un reportage : une histoire passionnante, émouvante, qu’on lit tout du long avec curiosité grâce au ton simple et naturel choisi par Pascale Hugues pour nous faire partager son travail, étape par étape, comme il s’est peu à peu échafaudé. « Cadré dans l’embrasure de ses fenêtres, le récit file à la première personne, réflexif et incisif, sa rue s’anime, sensible, sensuelle. On voit le grain des poussières qui s’envolent des albums de famille, on entend le souffle des voix. » (Corinne Bensimon, Libération)

  • Un peu de tout

    En attendant de vous parler de la dernière lecture en cours, des Confessions assez longues, un peu de tout pour ouvrir cette semaine. 

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    Tarier pâtre - Photo : René Dumoulin - http://www.natagora.be/

    Commençons par les oiseaux, même si les nouvelles ne sont pas bonnes de ce côté. Natagora a organisé pour la douzième fois à Bruxelles et en Wallonie le comptage annuel des oiseaux dans les jardins. Les résultats montrent que les dix espèces « les plus courantes » recensées sont de plus en plus présentes, par ordre décroissant : le merle noir, la mésange charbonnière, le rouge-gorge familier, la mésange bleue, la pie bavarde, le moineau domestique, le pinson des arbres, le pigeon ramier, la corneille noire, la tourterelle turque. Mais c’est au détriment des autres « qui régressent parfois de manière dramatique ». Cinq espèces « qui se raréfient » : l’étourneau,  le verdier, le moineau friquet, le bruant jaune, le bruant proyer.

    Au « Grand Charivari », samedi dernier, Philippe Van Parijs a défendu encore une fois son concept de l’allocation universelle, versée à chaque personne adulte, active ou non, à compléter d’un salaire ou d’une allocation selon les situations. A la fin de l’émission, Pascale Seys demande chaque fois à son invité s’il a une devise ou une maxime. Réponse de Van Parijs : « Optimist tot in de kist », optimiste jusque dans le cercueil ! Il faut du temps, au-delà d’une vie d’homme, pour que de bonnes idées deviennent réalité  – le philosophe rappelle la folle idée de John Stuart Mill d’étendre le suffrage universel aussi aux femmes. 

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    Philippe de Woot © Johanna de Tessieres (La Libre Belgique, 7/8/2/2015)

    La Libre de ce week-end donne la parole à Philippe de Woot, docteur en droit et en sciences économiques « pures ». En décalage avec les discours ambiants en Europe, cet économiste passionné (professeur émérite à l’UCL, membre de l’Académie royale de Belgique) pense que la recherche constante des « équilibres » n’est pas la panacée. Reprenant à Joseph Schumpeter le concept de « destruction créatrice » (comme quand Apple et Samsung ont mis au point des téléphones « intelligents » qui ont fait dégringoler Nokia), il explique qu’une entreprise progresse par « rupture » et « innovation ». Lui aussi se dit optimiste : « Je crois aussi en l’espérance qui, en termes économiques, consiste à transformer la créativité humaine en progrès. »

    En ce mois de février, le « mouvement citoyen Musée sans Musée/Museum zonder Museum » compte déjà quatre ans d’existence. « Il est né de l’indignation suscitée par la mise au placard arbitraire – en février 2011 – des collections d’art moderne et contemporain au sein des Musées royaux des Beaux-Arts à Bruxelles ». Effarant. Avec un optimisme qui me paraît cette fois déplacé, le promoteur de la haute tour résidentielle qui dépare à présent la vue de bien des Bruxellois cite dans sa publicité, entre autres avantages, « le futur musée MoMa » près du canal – ou comment gâcher l’espace public en se servant des projets publics.

    Un petit coup de pub, pour terminer gaiement : Ingrid De Houwer, une voisine, « vraie bruxelloise, parfaite bilingue »,  crée du « made in Belgium » fait main, dans des matières 100% naturelles, des collections à découvrir sur Ortensia.be : « Dans le monde actuel, où la mondialisation et la surconsommation sont rois, il faut redonner une place à l’intemporel, le naturel et le local. Dans un monde où tout le travail manuel est délocalisé vers des pays dont la main d’œuvre est moins chère, il est temps de privilégier à nouveau la main d’œuvre locale. »

    Bonne semaine & à bientôt.

  • A bon port

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    « Et le destin ? demanderont certains, avec un clin d’œil appuyé à l’Oriental que je suis. J’ai l’habitude de répondre que pour l’homme, le destin est comme le vent pour un voilier. Celui qui est à la barre ne peut décider d’où souffle le vent, ni avec quelle force, mais il peut orienter sa propre voile. Et cela fait parfois une sacrée différence. Le même vent qui fera périr un marin inexpérimenté, ou imprudent, ou mal inspiré, ramènera un autre à bon port. »

    Amin Maalouf, Les identités meurtrières

    John Henry Twachtman  (1853 - 1902), Voile dans le brouillard