Dans la main du diable racontait comment Gabrielle Demachy s’introduisait en 1913 au Mesnil, dans la propriété familiale des Galay, à la recherche de renseignements sur son bien-aimé cousin mort en Birmanie, et y trouvait l’affection d’une petite fille sans mère, Millie, et puis l’amour de Pierre de Galay. Dans L’enfant des ténèbres, le deuxième volet de sa trilogie romanesque Une traversée du siècle (dont le troisième tome, Pense à demain, vient de paraître), Anne-Marie Garat reprend ses personnages vingt ans après, en 1933. Elise Casson, la petite Sassette d’antan, devenue assistante du libraire parisien Brasier profite d’un voyage à Londres pour guetter la sortie de Virginia Woolf sur le seuil de la Hogarth Press. A Paris, Camille Galay (Millie) attend son amie Magda à la gare de l’Est. « Le soleil se couchait sur l’Europe, (…), quel veilleur, quelle sentinelle verrait, dans cette invasion naturelle des ténèbres, le spectre d’une main colossale planant sur la carte, y jetant son ombre tentaculaire… »
Toutes deux se frottent à l’histoire de leur siècle, sans mesurer encore quels risques elles y courent, pas plus que Pauline, qui a aussi grandi au Mesnil, couturière chez Chanel, impatiente d'ouvrir sa propre boutique. Elise a accepté de prendre livraison de revues littéraires anglaises sans se douter au début que le gentil garçon d’hôtel londonien qui l’accueille à chaque voyage est un « contact » et qu’elle joue les « agents de liaison ». Camille vient de rentrer de New-York où son ami photographe est mort fauché par une voiture. Dans un chagrin qui l’éloigne de tous, elle s’est installée rue Buffon dans l’appartement dont elle vient d’hériter. Six mois pour renaître. Elle y accueille Magda, son amie hongroise, qui n’en revient pas d’apprendre que Camille travaille sous un faux nom comme manutentionnaire à la fabrique des Biscuits Bertin-Galay, pour « tâter de la condition ouvrière ». Magda, aguerrie par la ruine de sa famille à Budapest, y voit comme un caprice d’enfant gâtée chez cette héritière actionnaire.
Camille est bientôt démasquée : Simon Lewenthal, le brillant directeur de l'entreprise, le bras droit de Mme Mathilde, la convoque, la renvoie, avant de l’accompagner en ville. La jeune femme l’intéresse, il l’emmène chez lui dans son luxueux appartement rempli d’œuvres d’art. Il aimerait l’initier à toutes ces belles choses, lui parle de la collection d’objets d’Henri de Galay, son grand-père, qu’il voudrait sauver de la dispersion par le biais d’une donation. Lewenthal a l’âge de son père, mais il ne manque pas de charme. Et pour lui, Camille représente bientôt une nouvelle raison de vivre. Elle se trouve chez lui quand un coup de téléphone l’anéantit : son frère, professeur de lycée, s’est suicidé. Il ne s’était pas remis d’un séjour à Berlin où, avec un groupe d’intellectuels, il avait voulu venir en aide à un commerçant juif attaqué par la milice, une expérience de « mal absolu ».
Anne-Marie Garat jette parents et amis, maîtres et employés, dans la mêlée du XXe siècle, quand l’Europe tarde à mesurer le danger du nazisme. Agents secrets, espionnes, tueurs, il n’en manque pas dans cette fresque sociale et historique que l’auteur met autant de précision à décrire que ses portraits d’individus héroïques ou diaboliques comme Grubensteiger, ami de Goebbels, qui a un compte personnel à régler avec les Bertin-Galay. L’Enfant des ténèbres est un roman foisonnant que les descriptions détaillées privent souvent de rythme, mais le rendu d’une époque, avec ses catégories sociales, ses mœurs, ses artistes, ses notations de tous ordres, est impressionnant. Une page ne suffirait pas à présenter tous ses personnages, que le lecteur suit, de séquence en séquence, à travers l’Europe. « Rien n’est de hasard, sinon par l’ignorance où nous nous tenons des destinées. » Epreuves, dangers, sauvetages, éloignements, retrouvailles nourrissent le suspens de cette saga où une poupée chinoise et une petite bague d’émail bleu permettent, non sans douleur, de réconcilier le passé avec le présent, de Millie à Camille.