Un détail de Dora, vue de dos, de Georges-Victor Hugo (Musée d’Orsay), nuque découverte, offre une belle couverture aux Vingt-quatre heures d’une femme sensible de Constance de Salm (1767-1845), rééditée chez Phébus. La postface de Claude Schopp éclaire ce roman épistolaire sur la passion et la jalousie au féminin et surtout fait connaître cette femme de lettres tombée dans l’oubli alors que son salon parisien, brillant, attirait du beau monde chez la « Muse de la raison », comme Marie-Joseph Chénier l’a surnommée.
Jean-Baptiste-François Desoria (1758–1832),
Portrait de Constance Pipelet, 1797
© The Art Institute of Chicago
«A Madame la Princesse de *** », dédicataire de son « petit roman », Constance de Salm déclare avoir voulu répondre aux reproches qui lui avaient été faits sur « le ton sérieux et philosophique » de la plupart de ses ouvrages. Ici elle n’écrirait rien « qui ne fût dicté par le sentiment et la passion » : ivresse, trouble, jalousie surtout, voilà ce qu’elle veut peindre de l’amour tel que peut l’éprouver « une femme vive et sensible » - « une espèce d’étude du cœur d’une femme ».
Quarante-six lettres, en vingt-quatre heures, l’invraisemblance lui en sera reprochée. Il s’agit parfois de très courts billets, parfois de quelques pages, dans l’intention d’exprimer toutes les nuances de l’émotion et de l’égarement d’une femme amoureuse pour qui « tout est trouble et confusion » depuis qu’à un concert, elle a vu l’homme qu’elle aime s’empresser de « saluer cette belle et coquette Mme de B*** dès qu’elle est entrée » et dans un adieu furtif la laisser pour reconduire cette femme chez elle parce que sa voiture n’arrivait pas. « Quel misérable motif pour déchirer si cruellement mon cœur ! »
Toute la nuit, « une éternité de douleurs », cette image la poursuit, et le matin la voit se persuader qu’une telle trahison est impossible. « Hélas ! qu’est-ce que cette vie qui nous échappe à chaque instant et que nous remplissons si légèrement d’amertumes ? un supplice, si l’on souffre ; un délire, si l’on est heureux ; et toujours de la vie, de la vie qu’on dépense, qu’on prodigue, qui ne reviendra plus, qui emporte tout ; tout, même l’amour ! » Pour tromper l’attente d’un billet qui éclaire l’affaire, que son vieux serviteur ne manquera pas de lui remettre à l’instant, la solitaire prend ses crayons, ses pinceaux, en vain – « Si les arts veulent un cœur ardent, il leur faut aussi un esprit libre. Et peut-on avoir l ‘esprit libre avec une passion dans l’âme ? »
Arrive alors une lettre, non de celui qu’elle aime, mais du comte Alfred de ***, et c’est une déclaration d'amour ! Il lui a parlé la veille, quand elle avait l’esprit et les yeux ailleurs, elle ne comprend qu’à présent le motif de cette cour dédaignée. Ne sachant que répondre, elle joint cette lettre à la sienne, pour que son seul amour lui dise comment s’en défendre. Mais rien, rien de celui dont elle attend tout. Elle lui envoie son serviteur, dont le rapport alimente son angoisse : on a vu chez lui Madame de B***, tous deux sont partis à la campagne, « de grands et mystérieux préparatifs se font dans la maison ». On verra jusqu’à quelles extrémités le doute et la jalousie poussent une femme passionnée.
Les « gender studies » des féministes américaines ont sorti de l’ombre Constance Marie de Théis (Mme Pipelet d’un premier mariage avec un chirurgien en 1789) qu’enthousiasme la Révolution : « Qu’ils étaient beaux les sentiments d’alors ! / Que l’on se trouvait grand ! Que l’on se sentait libre, / Quand, d’une nation partageant les transports, / On croyait sans effort / Entre tous les pouvoirs établir l’équilibre / Et par de nouveaux droits effacer d’anciens torts ! » (Mes soixante ans, autobiographie en vers) Suspecte à cause de son origine aristocratique, elle est forcée de s’isoler et écrit alors Sapho, le portrait d’une poétesse et d’une amoureuse, qui deviendra un opéra.
Constance Pipelet est la première femme admise en 1795 au Lycée des arts qui rallie savants, lettrés, artistes et académiciens après la dissolution des académies au début de la Révolution. C’est là qu’elle donne lecture, deux ans plus tard, de son Epître aux femmes qui fait d’elle « le porte-étendard de la révolte des femmes contre la domination masculine en matière artistique » (Schopp) : « Assez et trop longtemps les hommes, égarés / Ont craint de voir en vous des censeurs éclairés ; / Les temps sont arrivés, la raison vous appelle : / Femmes, éveillez-vous et soyez digne d’elle. » Membre de toutes les sociétés savantes, Constance divorce en 1799. Henri Beyle la remarque : il admirait « fort et avec envie la gorge de Mme Constance Pipelet qui lut une pièce de vers » (Stendhal, Vie de Henry Brulard) et a même noté dans son Journal certaines habitudes intimes de Constance que lui avait confiées un amant indiscret.
Un second mariage, très heureux, la fait comtesse et plus tard princesse de Salm-Reifferscheid-Dyck: elle épouse d’un homme plus jeune qu’elle de presque six ans, également divorcé, un botaniste qui possédait dans ses serres du château de Dyck une des plus belles collections de plantes de l’époque. A Paris, où ils résident l’hiver, le salon de Constance est un des mieux fréquentés. Si les Vingt-quatre heures d’une femme sensible ou Une grande leçon ne valent pas La princesse de Clèves, elles révèlent, avec l’intéressante postface de Claude Schopp, une femme de lettres enthousiaste, « fille des Lumières, raisonneuse, analytique et attachée à une
clarté qu’elle veut caractéristique de l’esprit français » (Christine Planté, Femmes poètes du XIXe siècle).