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Passions - Page 545

  • Trinité-Saint-Serge

    « Avant de rejoindre Paris pour s’occuper des derniers préparatifs de sa saison, Diaghilev eut un autre geste inattendu : il alla prier au monastère de la Trinité-Saint-Serge près de Moscou. Il partit aux aurores, emportant pour déjeuner quelques œufs cuits, du pain noir et du sel. En ce dimanche de printemps, il traversa les remparts de l’enceinte aux treize églises par la Porte sainte. Les coupoles bleues parsemées d’étoiles de la cathédrale de l’Assomption brillaient sous le soleil, tout comme les dômes dorés des cathédrales de la Dormition et de l’Archange. Il choisit d’entrer se recueillir à La Trinité, la plus ancienne et la plus austère de ces églises.

    Diaghilev n’était pas pratiquant, mais il demeurait très sensible à la beauté des rites. La messe orthodoxe, à ses yeux, était un acte de foi collectif qui révélait l’âme de la nation. »

     

    Fédorovski, Le roman de l’âme slave

     

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  • L'âme slave

    Vladimir Fédorovski, ancien diplomate, publie quasi un livre par an sur son pays d’origine depuis les années nonante, avec succès. Le roman de l’âme slave (2009) propose « une promenade historique et amoureuse, éclairée par deux guides étonnants » : Diaghilev, avec ses fameux Ballets russes, et Lénine, leader des bolcheviques. Une association due à la naissance à deux ans d’intervalle, en 1870 et 1872, du fondateur de l’Etat soviétique  et du « tsar des artistes du XXe siècle ». Issus du même milieu, les deux « révolutionnaires », chacun dans leur domaine, ne se sont jamais rencontrés mais ont habité les mêmes villes, en particulier Paris et Saint-Pétersbourg, où Fédorovski commence son récit.

     

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    L’auteur dépeint le Saint-Pétersbourg romantique et festif du règne d’Alexandre II. Le tsar a fait jaser d’abord en épousant une « petite princesse de Hesse » (fruit des amours adultères de sa mère), devenue la grande-duchesse Maria Alexandrovna, puis plus tard, en prenant pour maîtresse Catherine Dolgorouki, une élève remarquée à l’Institut Smolny (pensionnat des jeunes filles nobles) qu’il finit par installer au Palais d’Hiver et avec qui il se remariera une fois veuf. Malgré l’abolition du servage en 1861 et les réformes d’Alexandre II, les attentats terroristes se multiplient. A la huitième tentative contre l’empereur « libérateur », celui-ci est tué en 1881.

     

    Cette « catastrophe nationale » fait prendre conscience à la société russe de sa fragilité. Ce sont les prémices de la terreur politique « de masse » que conduira un jour Vladimir Oulianov – dit  « Lénine » en souvenir de son assignation à résidence pour propagande révolutionnaire en Sibérie, sur les bords de la Léna – son frère aîné a été pendu après un attentat manqué contre Alexandre III en 1887.  La fiancée de Lénine, Nadejda, rêvait d’un « mariage libre à la Tchernychevski ». Celui-ci, pour compenser le statut inférieur de la femme dans la société, proposait de lui donner une place supérieure dans la vie privée, la liberté absolue de ses sentiments et de sa conduite, la compagnie d’un mari soumis, fidèle et dévoué. Libéré en 1900, Lénine entame alors un périple international qui durera dix-sept ans.

     

    Mais c’est le destin flamboyant de Serge Diaghilev qui forme l’axe principal du Roman de l’âme slave. Fils d’un général, il apprend le français avec une gouvernante dijonnaise tandis que sa « niania » lui inculque le culte des icônes. Le jeune homme est envoyé à Saint-Pétersbourg pour y étudier le droit, bien que la musique le passionne davantage. En 1890, la ville déploie toute l’élégance d’une capitale occidentale, on y parle le français, on y organise des fêtes somptueuses. Le 9 mars, pour fêter le retour des alouettes, on confectionne « de petits pains torsadés en forme d’oiseau, avec des raisins secs à la place des yeux ». 

     

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    Diaghilev par Valentin Serov

      

    Grand admirateur de Tchaïkovski, Diaghilev fréquente l’opéra, le ballet, se lie avec des amis au sein d’une « société secrète » où l’on tient des conférences sur la peinture et la musique. « Le beau Serge » est tenu un peu à distance comme un parent de province. Mais lorsqu’il se met à étudier sérieusement l’histoire de l’art et s’imprègne, en voyage avec son cousin Dimitri, de tout ce qu’il voit à Paris, Berlin ou Venise – toute sa vie se partage entre la Russie et l’étranger – , il parvient rapidement à s’assurer un mode de vie luxueux, tout en affichant ouvertement son homosexualité.

     

    Se disant lui-même « un grand charlatan », charmeur, impertinent, il estime à vingt-trois ans qu’il est fait pour être un mécène : « J’ai tout, sauf l’argent, mais ça viendra. » Fin 1898, il lance une revue, Le monde de l’art, la fait financer par de riches protecteurs. Artiste et homme d’affaires, il organise des expositions, se fait si bien remarquer qu’on l’engage au poste de directeur adjoint des Théâtres impériaux. Envoyé à Moscou, il prend ses habitudes au Théâtre Bolchoï. A Saint-Pétersbourg, il est convié aux bals de la cour. Diaghilev se souviendra des spectaculaires apparitions du tsar Nicolas II lorsqu’il dirigera les Ballets russes.

     

    Soupçonné de vouloir aller « trop vite et trop loin » dans l’innovation artistique, Diaghilev est limogé. Il se rend alors à Paris, parvient à y intéresser des membres de la haute société à ses projets : expositions de peinture, concerts avec Chaliapine, Boris Godounov à l’Opéra de Paris. Il convainc Gabriel Astruc de faire venir à Paris les meilleurs danseurs russes, Nijinski et la Pavlova, que dirigera Fokine, maître de ballet novateur.

     

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    Fédorovski est un conteur passionné de l’histoire des Ballets russes et des passions de Diaghilev pour ses danseurs étoiles. Nijinski est le premier à recevoir  de son mentor une « éducation stoïcienne » : une initiation complète à tous les arts, musique, peinture, arts visuels, arts de la scène. La création de Petrouchka sur la musique de Stravinski en 1911, d’après Le Gaulois, « C’était toute l’âme slave, la Russie avec ses danses, avec sa musique, tantôt primitive, tantôt d’un raffinement morbide, qui nous pénétrait aussi profondément que l’œuvre de ses grands romanciers… » Quand Nijinki s’enfuira, ce sera le tour de Massine, un jeune figurant repéré à Moscou. Et bien plus tard, celui de Serge Lifar.

     

    Après la Révolution d’Octobre 1917, Lénine transfère la capitale russe à Moscou, installe rue Arbat, non loin du Kremlin, la « camarade » Inès Armand, mariée elle aussi, dont il est tombé sous le charme lors de son séjour à Paris. Plus qu’à la politique,  Fédorovski s’attarde sur le mode de vie et la sphère privée. Inès Armand, « porte-drapeau du féminisme en Russie soviétique »,  connaîtra malgré les attentions de son protecteur la dépression, l’éloignement, la maladie.

     

    Tchaïkovski, Tolstoï, Tchekhov, les Russes blancs à Paris ou à Nice, Diaghilev et Cocteau, Picasso et la danseuse Olga Khokhlova, les créateurs de mode comme Poiret ou Chanel… Fédorovski convoque tous les grands noms des arts de cette époque. Après l’évocation de la mort du « tsar des artistes » à Venise, son épilogue centré sur Soljenitsyne surprend, tant sa personnalité et son œuvre sont aux antipodes.

     

    Pour mieux comprendre « l’âme slave », les grands écrivains russes restent selon moi irremplaçables. Sous un titre assez bateau, Fédorovski, qui a signé par ailleurs Le Roman de Saint-Pétersbourg, Le Roman du Kremlin, Le Roman de la Russie insolite, Le Roman de l’Orient-Express, et plus récemment, Le Roman de Tolstoï, se révèle dans ce récit documentaire un infatigable conteur mêlant biographie et lyrisme, histoire et romance. Bien informé, à l’instar d’un Troyat, ce vulgarisateur rend ainsi hommage à la culture russe et à son rôle en Europe, où son prestige reste immense.

  • Une épouse

    « Puis Willard s’en alla en emportant son large sourire étincelant et revint en compagnie d’une épouse, Vienna Daniels, née Whitcomb, une bas-bleu de New York qui avait deux ans d’université derrière elle et des déshabillés en provenance de Paris, qui savait jouer du piano et parlait des langues étrangères, qui avait les cheveux blonds et une femme de chambre blanche, des chaussures et des gants pour les différents moments de la journée, un buste en marbre de Quintilien et quatre malles pleines de livres – plus que dans tout le reste de Winsville. »

     

    Katherine Mosby, Sanctuaires ardents

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  • Vienna en Virginie

    Certains personnages de roman s’inscrivent d'emblée dans la mémoire lorsqu’un écrivain réussit à leur donner une telle présence, la première fois qu’il les nomment, qu’ils suscitent attente, curiosité, voire empathie. Katherine Mosby raconte, au début de Sanctuaires ardents (1995), que le jeune Addison, onze ans, avait été prévenu dès son arrivée chez son père contre Vienna Daniels : la glycine de sa maison avait fleuri deux fois l’été de son installation à Winsville en Virginie, « puis elle avait peint la grange en bleu. » Cela suffit aux gens convenables pour la juger folle, d’autant plus que sa fille Willa n’est pas une enfant modèle.

     

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    Aussi partageons-nous l’attirance du garçon pour la propriété des Daniels, où il aimerait devenir le compagnon de jeu des Daniels, Willa et son frère Elliott, et approcher leur mère extravagante. Son père, John Aimes, l’a mis en garde contre les rumeurs : « Vienna Daniels n’est pas folle ; elle est différente, c’est tout. Les gens ne le tolèrent pas. Tu ferais bien d’apprendre à considérer le contexte, au lieu de juger la personne. »

     

    Selon la tante Augusta, la sœur de leur père, que Willa et Elliott refusent d’appeler « Sœur » tout court, Vienna se néglige et livre trop ses enfants à eux-mêmes. A Willa, sa mère a fait promettre de lire un jour tous les livres de sa bibliothèque – « Ils peuvent te sauver. » Mais la fillette a d’autres plans en tête cet été-là . Pour décourager le jeune intrus qui a franchi les limites des Hauts, leur propriété, elle recueille sur une page de David Copperfield un étron produit par son frère dans le but de le catapulter sur Addison par surprise à sa prochaine apparition. Le plan échoue techniquement et psychologiquement : bombardé de terre, assailli de menaces, il reste ébloui par la beauté de la fille de « la plus riche famille du coin ».

     

    Quand Willard Daniels est revenu à Winsville en compagnie de son épouse de vingt ans, « un bas-bleu de New York », tout en elle a dérangé les autres : son prénom étranger, son érudition, ses manières du Nord, ses grands airs, son orgueil, son langage. Willard lui reproche bientôt sa franchise envers leurs invités, à quoi Vienna répond : « J’enfile des gants lorsque je quitte la maison, mais je ne mettrai pas de gant sur ma langue quand je suis chez moi. » La femme du maire qui se pique d’élégance espérait se faire une amie de cette nouvelle venue, mais le thé qu’elle donne en son honneur tourne au fiasco. Dès lors, elle aura la dent dure contre cette jeune femme qui refuse les invitations, qui passe ses soirées à lire, qui refuse de monter Ulysse, le pur-sang que lui a offert son mari, mais l’emmène en promenade avec elle.

     

    La seule qui devienne l’amie de Vienna, c’est l’institutrice de Winsville, ancienne bibliothécaire. Echanges de livres, rires, chansons, Alisha Felix et Vienna s’entendent merveilleusement. Willard trouve Alisha trop voyante avec ses vêtements colorés et trop envahissante, une « fauteuse de trouble ». Celle-ci, seule visiteuse régulière des Hauts, y gagne « une certaine notoriété » aux yeux des autres habitants. Jusqu’au jour où Willard quitte sa femme en compagnie de l’institutrice.

     

    Vienna était alors, sans le savoir, enceinte pour la deuxième fois. Sœur débarque dans la maison de famille pour venir en aide à la jeune mère abandonnée et mettre un peu d’ordre, veiller à l’éducation des sauvages petits Daniels. L’arrivée d’un botaniste, Gray Saunder, attiré par le saule pleureur de leur propriété, arbre rare dans la région, va détendre l’atmosphère et réjouir les cœurs. Vienna le prie de s’installer chez eux et le fait passer pour un cousin. Enfin un homme par qui elle se sent « acceptée » telle qu’elle est, un complice, à la hauteur de sa fantaisie – comme elle il a le goût des mots. Gray n’est pas le seul à tomber amoureux d’elle : c’est aussi le sentiment secret d’Aimes, leur plus proche voisin, et du Dr Barstow qui se montrera plus d’une fois un allié sûr de Vienna.

     

    Sanctuaires ardents n’est pas pour autant une bluette. Le récit de la vie des Daniels, parfois joyeuse, souvent douloureuse, tragique même, permet à Katherine Mosby de décrire avec un lyrisme tempéré mais sensible la beauté des éléments et de la nature, des arbres qui sont la passion de Vienna, des animaux qu’observe et soigne le petit Elliott. C’est un hommage aussi aux joies profondes de la lecture et de la musique. Les relations personnelles – l’affection entre frère et sœur, les enfants en bande, la vie domestique – y sont bien rendues, ainsi que les mesquineries, l’intolérance, la cruauté ordinaires, le racisme sudiste. Ce beau portrait de femme interroge le monde : quelle part la société laisse-t-elle à la fantaisie, à l’originalité, au refus des convenances ? « Dans l’alchimie infaillible de la métaphore et de l’imagination, parfois l’odeur de la pluie suffisait. »

  • Des fauves

    « Nous avons aussi nos fauves tout comme Paris a les siens. Et s’ils sont moins ingénieux, moins âpres, moins individualistes, plus portés vers les concessions que leur collègues parisiens, ce n’en sont pas moins des fauves. »

    Dezső Rózsaffy, peintre et critique d’art, à propos d’une exposition en 1911 du Groupe des Huit.

     

    Dialogue de fauves - Fauvisme hongrois (1904-1914), Hôtel de Ville, Bruxelles

     

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    Odön Márffy, Autoportrait