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Débuts

« Il me parla plusieurs fois de ces mémoires, comme en passant, et un jour n’y tenant plus il alla chercher son cahier. Il écrivait sur du Sieyès bleu d’une belle écriture d’école. Il respira fort et me lut. Cela commençait ainsi. « Je suis né à Lyon en 1926, d’une famille de petits commerçants dont j’étais le fils unique. » 

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Spilliaert © Bibliothèque Royale de Belgique

Et il s’arrêta de lire, baissa le cahier et me regarda.
« Vous entendez l’ennui ? Déjà la première phrase m’ennuie. Je la lis, et suis impatient d’arriver au bout ; et là, je m’arrête pour ne plus repartir. Il y en a encore plusieurs pages, mais je m’arrête. 
– Enlevez la première phrase. Commencez par la deuxième, ou ailleurs.
– C’est le début. Il faut bien que je parte du début, sinon on ne va pas s’y retrouver. Ce sont des mémoires, pas un roman.
– De quoi vous souvenez-vous vraiment, au début ?
– Du brouillard ; du froid humide, et de ma haine de la sueur.
– Alors commencez par là.
– Il faut bien que je naisse d’abord.
– La mémoire n’a pas de début.
– Vous croyez ?
– Je le sais ; la mémoire vient n’importe comment, tout ensemble, elle n’a de début que dans la notice biographique des gens morts. Et vous n’avez pas l’intention de mourir.
– Je veux juste être clair. Ma naissance fait un bon début.
– Vous n’y étiez pas, elle n’est donc rien. Il y a plein de débuts dans une mémoire. Choisissez celui qui vous convient. Vous pouvez vous faire naître quand vous voulez. On naît à tout âge dans les livres. »

 

Alexis Jenni, L’art français de la guerre

 

Commentaires

  • Alors que le pavé guerrier et viril ne me tente pas, j'aime ce passage qui se pose la question du surgissement de la mémoire.

  • @ la bacchante : La mémoire, les débuts, le temps, toutes choses qui importent dans le récit - et dans notre vie.

  • Magnifique extrait!
    "La mémoire vient n'importe comment...", (se) raconter dans le désordre; prendre le temps de démêler les fils de la vie des autres, de la sienne aussi. Merci

  • "Au commencement était la fin" . C'est un livre de Stanley Elkin que j'ai lu dans les années 80 .
    La mémoire vient par bribes , elle a ses ramifications comme les racines ou les branches des feuillus . Mais elle a aussi ses passages secrets , invisibles , dont nous sommes seuls à posséder la clef . La mémoire se conjuge toujours au passé car au moment même on le vit l'instant présent... il est déjà fini !
    Une vie se raconte souvent à l'envers car nous ne sommes que le résultat du passé . Lorsque je regarde les photos de ma jeunesse je me reconnais à peine et je m'amuse à imaginer ce qu'il aurait pu être ..sans moi ! mais c'est impossible car pour imaginer l'avenir il faut se servir de sa mémoire et de ce que l'on connait déjà ! C'est ce qui s'appelle "se faire des noeuds dans le cerveau" !

  • c'était LA question
    mais quelle illustration Tania va-t-elle élire pour l'extrait du paradoxe art-guerre qui succèdera, selon les rites de ce blog, à une présentation remarquée du roman ?
    Spilliaert !!!
    ( ) long silence admirapprobateur...

  • @ Colo : Démêler les fils, recoudre aussi, parfois broder...

    @ Gérard : Je ne connais pas cet auteur. Une vie peut aussi se regarder à l'envers, en retournant les coutures, en défaisant la doublure - les noeuds, c'est plus difficile.

    @ JEA : Heureuse que Spilliaert vous parle en silence.

  • D'accord avec JEA... le choix d'un Spilliaert : quel silence dans la mémoire ! Urgence d'y mettre du bruit ;-)

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