Il est d’autres guerres que la guerre, celles que l’on mène seul contre les autres ou contre soi-même. Les braises de Sándor Márai (1942, traduit du hongrois par Marcelle et Georges Régnier) sont le roman d’une amitié, qui tourne en confrontation ; on comprend que ces dialogues entre deux vieux amis soient aussi joués au théâtre. Eté 1899. Un vieux général reçoit une lettre qu’il attend depuis longtemps, depuis « quarante et un ans et quarante-trois jours ».
A Nini, la vieille nourrice de quatre-vingt-onze ans qui le sert encore au château, le général annonce le retour de Conrad ; il le recevra dans l’autre aile du château, où il n’a plus mis les pieds depuis la mort de sa femme, se contentant du pavillon de chasse. Comme Nini l’a deviné, « il faut que tout soit comme autrefois, exactement comme la dernière fois ».
« On se prépare parfois, la vie durant, à quelque chose. On commence par être blessé et on veut se venger. Puis, on attend. » Les souvenirs affluent, il revoit ses parents, leur mésentente. La jeune Française tombée amoureuse de l’officier austro-hongrois, au bal de l’ambassade à Paris, l’a suivi dans son pays, dans ce château « si grand, si bien entouré de montagnes et de forêts qui le séparaient complètement de la plaine, qu’elle s’y sentait comme dans une petite patrie au milieu d’une terre étrangère. » Lui aimait la chasse, elle la musique. Bientôt leur mariage s'est mué en « lutte tacite ».
C’est à l’Académie militaire de Vienne qu’Henri, leur fils, a fait la connaissance de Conrad, ils avaient dix ans. « Dès les premiers instants, les deux garçons vécurent en frères. » La famille de Conrad n’est pas riche, mais l’officier de la Garde accueille l’ami dans sa maison, il connaît le besoin d’affection de son fils. Sa mère se réjouit de les voir heureux ensemble, tout le monde respecte l’amitié qui les lie. Quand vient l’âge des sorties mondaines, une première divergence s’exprime : Conrad souffre de sa pauvreté, des sacrifices que font ses parents pour lui assurer un avenir, et Henri en est embarrassé.
Conrad se réfugie dans la musique : « Elle lui communiquait des émotions dont les autres ne pouvaient avoir la moindre idée. » Henri y est indifférent. Un soir où sa mère et Conrad jouent ensemble du Chopin au piano, avec passion, le fils donne raison à son père : « Conrad ne sera jamais un vrai militaire. » – « Et pourquoi ? » – « Parce qu’il est différent de nous. » Henri ressemble de plus en plus à son père, adopte un train de vie « conforme au rang et au nom qu’il portait ». Conrad, lui, cherche le sens de la vie dans les livres. Mais leur affection persiste : « Conrad à son ami pardonnait sa fortune et le fils de l’officier de la Garde à Conrad, sa pauvreté. »
Au château, tout est prêt pour les retrouvailles, après tant d’années. A Nini qui lui demande ce qu’il en attend, le vieil aristocrate répond : « La vérité. » Les faits, il les connaît, mais ils ne sont qu’une partie de la vérité. Conrad arrive de Londres où il s’est établi après avoir vécu sous les Tropiques. C’est de la vie là-bas qu’ils parlent pour commencer, mais ils savent tous les deux que ce n’est pas pour se raconter leur vie qu’ils sont à nouveau en présence l’un de l’autre. Ils ont soixante-treize ans, pensent à la mort et aux questions qu’ils ont envie de se poser enfin.
« Quand Christine est-elle morte ? » interroge Conrad. L’épouse du général s'est éteinte huit ans après son départ. La tension s’installe, chaque mot compte. Henri a beaucoup réfléchi sur l’amitié, sur leur amitié, et sur la fuite de Conrad, il y a quarante et un ans ; sa démission de l’armée, son départ pour les Tropiques, il voudrait en connaître les motivations exactes. Dès qu’il a appris le départ de son ami, il s’est rendu chez lui, où il n’était jamais entré, par délicatesse envers son ami de condition modeste. Il a découvert avec étonnement bien plus qu’un « appartement de célibataire », un jardin, des chambres, des meubles, des objets « d’un goût parfait », en harmonie avec une âme d’artiste.
Petit à petit, très lentement, le vieux général en vient à un épisode-clé : une chasse à laquelle ils ont participé ensemble, lui par passion, l’autre par convenance. Que s’est-il passé ce jour-là entre eux ? avec Christine ? Une amitié se brise-t-elle ? Comment y rester fidèle ? Henri veut poser à Conrad deux questions capitales. Celui-ci y répondra-t-il ? Le suspense psychologique des Braises est intense : récits, réflexions, coups de théâtre. Márai (1900-1989) explore les relations humaines.
Commentaires
Je suis souvent fasciné par ces auteurs qui mettent des personnages, face à face, explorent à travers leurs psychologies et leurs amitiés, leurs dites et les non-dits.
Il y a quelque temps j'ai faillit acheter "Le mariage d'Esther", mais seule le manque de temps pour la lecture a remis cet achat a plus tard. Je pense que du coup, et grâce à ce billet, je m'en irais faire un tour au Rat Conteur et m'offrir les deux.
comme une guerre civile (pas pour autant civilisée)...
@ Armando : Excellente librairie, merci Armando. Je te souhaite tout le temps de les lire. Ton commentaire me rappelle un dialogue plus récent, extraordinaire sur ce thème : "Pour un oui ou pour un non" de Nathalie Sarraute - tiens, je vais le relire un de ces jours.
@ JEA : La recherche de "la vérité" des rapports entre les êtres est parfois une guerre perdue d'avance.
Sandor Maraï est un auteur que je me promets de lire depuis longtemps. L'avantage est que je vais trouver tout ce que je veux à la bibliothèque.
Je ne sais pas pourquoi mais cela me fait penser aux Buddenbrook...
@ Aifelle : En effet, il est bien présent dans les bibliothèques et je vais certainement continuer à le lire. Bonne découverte à toi.
@ Euterpe : Bien sûr, il y a des ponts avec l'univers de Thomas Mann, mais Márai est davantage dans l'introspection, me semble-t-il.
C'est par "les Braises" que j'ai fait connaissance avec cet auteur et son oeuvre est vraiment excellente même si tous les romans n'ont pas la profondeur et l'intensité des Braises
Les braises au théâtre ? Sans les silences, celles des hommes et des lieux ?
Ce n'est pas une critique, je n'ai pas vu la pièce. Une inquiétude, une réserve quant aux représentations qui tient du refus.
Tania, je me permets une suggestion, comme je le ferais si nous bavardions, assises à la même terrasse : lisez Gyula Krúdy. Celui qu'Iboly Virág nomme « maître de la prose hongroise».
L'éditrice a créé un site : Dialogues France-Europe centrale. Il est d'une grande richesse. On peut y explorer une littérature dont nous offre enfin de nombreuses traductions. Oui, c'est relativement récent. Ouvrages accessibles, venus de Hongrie, de Pologne, de Slovénie, de la République tchèque , de Slovaquie, des Balkans.
Tous les titres ne sont pas en bibliothèque, mais beaucoup sont proposés en collection 'poche'.
http://europecentrale.asso-web.com/galerie-117-gyula-krudy-maitre-de-la-prose-hongroise.html
Bonjour Tania, grâce à vos bons mots dans mon blog, je viens à mon tour chez vous pour la première fois. Je ne connaissais pas. Je trouve votre blog très riche en lecture, livres, toile et photos. Je reviendrai plusieurs fois car vous avez une mine d'or. Toutes mes félicitations.
Bon week-end à vous.
@ Dominique : Si tu as des titres de romans à me conseiller, Dominique, ils sont les bienvenus.
@ Elisabeth.b : Gyula Krúdy, c'est noté, Elisabeth. Le lien vers les cultures d'Europe centrale est ajouté dans mes favoris : je me réjouis de ces traductions enfin disponibles, merci !
@ Denise : Bienvenue, merci & bon week-end, Denise.
Bonjour Tania, sur l'amitié j'ai trouvé (en español mais je traduis) ce court extrait du livre, une réflexion sur l'amitié.
"Nous devons supporter que les personnes que nous aimons ne nous aiment pas toujours, ou qu'elles ne nous aiment `pas comme nous aimerions. Nous devons supporter les trahisons et les infidélités, et le plus difficile de tout: qu'une personne concrète soit supérieure à nous, par ses qualités morales ou intellectuelles".
Bon weekend, besos.
@ Colo : Dans le passage que j'ai mis en ligne aujourd'hui, je reprends ceci pour te remercier : "Les choses et les mots font parfois le tour du monde." Bonne après-midi, Colo.