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Ingrid B. raconte

Même le silence a une fin (2010) : le beau titre qu’Ingrid Betancourt a donné au récit de ses six ans et demi de captivité dans la jungle colombienne, séquestrée par les FARC, elle l’a emprunté à Pablo Neruda. 700 pages qui permettent d’appréhender concrètement la vie, la survie de la célèbre otage délivrée par l’armée colombienne le 2 juillet 2008, mais aussi de ses compagnons de captivité. Et de mieux connaître celle dont le visage est devenu une icône médiatique – son salut et son malheur à la fois.

Ingrid B. Libre.jpg
Le Monde.fr

Enchaînée mais libre : la formule semble excessive. Pourtant, la force de caractère d’Ingrid Betancourt force le respect. Elle puise dans tout ce qu’elle a reçu de son éducation, de sa famille franco-colombienne, pour se reconstruire sans cesse malgré la saleté, la violence, la fatigue, les pièges, la maladie. Même le silence a une fin est un récit et un autoportrait où elle tâche d’éviter l’autocomplaisance, consciente de ses défauts, de ses erreurs, mais aussi de sa volonté d’apprendre de la situation dans laquelle elle se trouve. Soucieuse de garder sa dignité, même si elle connaît le prix à payer pour ceux qui ne se soumettent pas au bon vouloir des « commandants ».

 

Le livre s’ouvre sur une tentative d’évasion. Ingrid B. ne cesse d’essayer d’échapper à ses gardiens, avec la complicité de l’un ou l’autre de ses compagnons prisonniers des FARC. Observer les gardes, leurs habitudes, préparer un petit bagage de survie, planifier sa fuite, cela occupe les heures, les journées, les nuits. Au moment propice, la peur sera si forte que seules les consignes mémorisées lui permettront d’agir à bon escient. Malgré les échecs, les brimades, quand elle en a la force, l’occasion, elle recommence.

 

Se laver, faire ses besoins, tout oblige à demander l’autorisation. Les gardes ne se privent pas d’humilier leurs prisonniers, violent leur intimité. Il lui faut demander humblement au commandant qu’on lui retire sa chaîne. « Tout était contrôlé et surveillé. Personne ne pouvait avoir une initiative quelconque, donner un cadeau à quelqu’un ou le recevoir sans demander la permission. On pouvait vous refuser le droit de vous lever ou de vous asseoir, de manger ou de boire, de dormir ou d’aller aux chontos (trous dans le sol faisant office de toilettes collectives). »

 

Vivre avec la menace de mort. Les FARC avaient dit qu’ils la tueraient si, un an jour pour jour après sa capture, on n’avait pas libéré les guérilleros détenus dans les prisons colombiennes. A chaque survol d’hélicoptères militaires, il faut vite quitter le campement, s’enfoncer dans la jungle, marcher coûte que coûte. Sans compter les tarentules, les serpents, les caïmans, les frelons et autres insectes mordeurs et piqueurs. A chaque déplacement, elle s’efforce de prendre des repères pour une fuite éventuelle.

 

Survivre, c’est se méfier. Les gardes trop gentils sont ceux dont les coups bas font le plus souffrir. Un arrivage soudain de fruits, de fromage, de shampooing,  signifie la plupart du temps une mise en scène : les guerilleros améliorent l’ordinaire pour fabriquer « une preuve de survie ». Même entre captifs, la promiscuité exposant « au regard incessant d’autrui », la confiance est dangereuse, toute confidence peut être utilisée, la jalousie rend méchant. « Chaque jour apportait sa dose de douleur, d’aigreur, de dessèchement. Je nous voyais partir à la dérive. Il fallait être très fort pour ne pas se soulager des constantes humiliations des gardes en humiliant à son tour celle qui partageait votre sort. » Au début, Ingrid n’hésite pas à exprimer sa révolte devant des comportements indignes. Puis elle apprend la prudence : se taire, ne pas réagir aux insultes.

 

Pour tenir, toute activité est bonne : la broderie, si l’on obtient du tissu et du fil ; le tissage de ceintures avec des fils de nylon, que lui enseigne un garçon d’une grande dextérité – un répit grâce à « la possibilité d’être active, de créer, d’inventer ». Et, bien sûr la lecture : de la Bible, quand elle en dispose, ou d’un dictionnaire encyclopédique, une des requêtes constantes d’Ingrid B., même si le poids d’un livre dans le sac à dos est toujours en surplus.

 

C’est par un journal vieux de plus d’un mois qu’Ingrid B. apprend la mort de son père, un coup terrible. Les dates anniversaires sont difficiles à affronter, surtout les jours de naissance de ses enfants, Mélanie et Lorenzo, qui grandissent sans elle. Les prisonniers captent tant bien que mal, à la radio, les messages de leur famille. Elle y entend sa mère, quasi chaque jour. Les voix familières émeuvent parfois à tel point les otages qu’ils demandent à un autre de répéter les mots qu’ils n’ont pas retenus, happés par les intonations, la présence.

 

Dans l’enfer de la jungle, dans un univers rétréci à l’extrême, une véritable amitié est une ressource incroyable. Luis Eladio Pérez, un ancien collègue au sénat, devient pour elle un frère, « Lucho », « mon Lucho ». Se parler, avoir des attentions l’un pour l’autre, se remonter le moral, échafauder un plan d’évasion ensemble – ils deviennent inséparables. Ils s’exposent ainsi à une nouvelle forme de torture : on leur interdit de se parler, on les sépare.

 

Une telle confiance mutuelle permet de mieux supporter les tensions entre prisonniers – certains lui reprochent son attitude trop personnelle, ses insoumissions, ses appuis haut placés en France. Mais lorsque elle va mal, n’arrive plus à marcher, tombe en dépression, il y a toujours quelqu’un pour faire un geste, porter son sac, lui remonter le moral, être solidaire. Jour après jour, mois après mois, Ingrid Betancourt s’exerce à « ne rien demander, ne rien désirer ». Une chaîne au cou, attachée à un arbre ou à un pieu, humiliée, malade, elle couve en elle la plus précieuse des libertés, que jamais personne ne pourra lui ôter : « celle de décider qui je voulais être. »

 

Si cette femme a résisté physiquement à ses abominables conditions de détention et a gardé l’espoir, c’est grâce à sa force mentale, à son intelligence, au soutien de ses proches et à la prière. L’expérience lui tient lieu d’apprentissage : « Des années auparavant, j’aurais tenu tête, j’aurais cherché à démonter ses arguments. Je me sentais comme un vieux chien. Je n’aboyais plus, ni assise, ni debout. J’observais. »

 

Ingrid Betancourt a pris dix-huit mois pour écrire ce livre : « Pendant toutes ces années, j'ai éprouvé les plus grandes difficultés à supporter ce que je vivais. La seule façon d'y arriver était de donner un sens à tout cela. Je pensais qu'il fallait que je m'en sorte pour pouvoir témoigner. Je voudrais que mes réflexions servent à tous ceux qui vivent des moments difficiles, à ceux qui se posent des questions sur eux-mêmes. » (Document BibliObs)

 

Dès son arrivée en France, cette femme a été l’objet d’une polémique sur tous les plans : sa vie privée, son engagement politique, sa foi, son caractère. On a reproché à son récit des indiscrétions, des règlements de compte, un manque de remise en question. Qui en jugera ? Cela n’ôte rien à la valeur de son témoignage, exceptionnel, celui d’une femme debout qui ose parler en son nom et a trouvé les mots pour dire l’humain et l’inhumain.

Commentaires

  • Quel billet émouvant ! Oui c'est vrai, son accueil par les enfants gâtés d'un système surprotecteur et axé sur le gavage et le divertissement permanent après être sortie d'un tel enfer, a été lamentable. En fait, tout au fond c'était juste de la jalousie. La jalousie de ne pas être capable d'un tel cran et de la moindre grandeur.
    Je dois le lire !

  • J'aime beaucoup la manière dont vous résumez ce livre , bien loin des flonflons indécents et des récupérations partisanes de son arrivée .
    Mais qu'aurais-je fait MOI , à sa place , c'est toujours la question qui me taraude à chaque récit de torture . C'est pour cela que je ne lirai pas même si ça peut paraître étonnant car les tortures des un(e)s ne guérissent pas forcément celles des autres . Mais je vous remercie beaucoup de l'avoir résumé de manière si humaine. Cette femme courageuse mérite au minimum notre compassion et notre respect .

  • Il est dans ma tournante, je l'attends avec impatience. Je n'ai donc fait que survoler ton billet et y reviendrai une fois que j'aurai fermé la dernière page du livre. J'ai lu le témoignage de Clara Rojas l'année dernière et avoue ne pas du tout avoir accroché avec le style et les règlements de compte manifestes.

  • Tu me renforces dans mon envie de le lire, j'avais déjà aimé celui qu'elle avait fait avec Lionel Duroy, on y sentait bien sa force intérieure. Peu importe les polémiques un peu vaines, c'est avant tout je pense un témoignage humain de quelqu'un placé dans une situation infernale.

  • Votre compte-rendu sensible ne peut qu'inciter à la lecture de cet ouvrage. Je dois avouer qu'aller à la rencontre d'une telle souffrance n'est pas ce que je rechercherai en ce moment. Je viens de finir "le lièvre de Patagonie", même si la souffrance y est à distance, il n'empêche, revenir vers la Shoah reste éprouvant. Merci Tania de cette analyse et de rappeler les procès d'intention absurdes qui lui ont été faits.

  • @ Euterpe : Oui, il y a certainement de cela, Euterpe, vous avez raison. Pour elle, le retour à la liberté et à des conditions de vie normales était une telle fête, s'habiller et se soigner un tel luxe - euphorisant.

    @ Gérard : Merci, Gérard. Comment aurais-je réagi ? L'aurais-je supporté ? Y aurais-je survécu ? Je me suis posé ces questions tout au long du récit, aussi bien pour les souffrances morales que pour les épreuves physiques.

    @ Delphine : Ingrid B. parle bien sûr des tensions entre sa directrice de campagne et elle, enfermées ensemble pendant toute une période. Elles ne se connaissaient pas vraiment sur le plan personnel et réagissent très différemment aux problèmes qui se posent à elles. Et quand elles se rapprochent, cela ne tient pas longtemps. Cela dit, je n'ai pas lu la version de Clara R.

    @ Aifelle : Je n'ai pas lu "La rage au coeur", mais tu retrouveras cette force intérieure dans ce livre. Bonne lecture, Aifelle.

    @ Zoë Lucider : Il m'arrive aussi de ne pas me sentir disponible pour telle ou telle lecture, en fonction d'une fragilité personnelle ou dans mon entourage, je vous comprends. C'est cela qui est formidable avec les livres : ils vous attendent.

  • Oui, c'est bien Tania d'évoquer le destin de cette femme courageuse, irritante parfois, impressionnante souvent, humaine toujours. Personne ne peut, ne doit juger l'abomination que l'on n'a pas senti et ressenti tout au fond de ses entrailles: la faim, la maladie, l'humiliation, la peur, la solitude, le doute, le désespoir.

  • C'est une remise en cause pour moi, je fais partie de ceux qui ont été agacé par le traitement médiatique de l'affaire ! en lisant ce billet je me dis que j'ai jugé sans doute un peu vite en mettant dans un même sac une femme et l'image médiatique que l'on en a fait
    En dehors de ça l'épreuve subie est au delà de l'entendement, et comme toutes les expériences limites c'est sans doute quasiment impossible à raconter
    je ne sais pas si je lirai ce livre mais j'aime le regard empathique porté sur cette femme

  • @ Damien : C'est quelque chose qui me surprend toujours : la société est si prompte à juger, alors qu'il faut du temps pour bien s'informer, analyser, comprendre, nuancer. Bon week-end, Damien.

    @ Dominique : Le battage médiatique m'exaspère aussi, chère Dominique, et malheureusement, toutes les chaînes télévisées, tous les journaux, même ceux qui étaient autrefois les garants d'un certain recul (il semble que ce soit vrai pour la France comme pour la Belgique) se sentent obligés d'y participer, dans une ennuyeuse et bruyante uniformité.
    J'ai emprunté ce livre à la bibliothèque sans a priori, curieuse de connaître la version de la principale intéressée. J'ai trouvé son récit remarquable et bien écrit, avec un bel équilibre entre les anecdotes et la réflexion personnelle.

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