Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Passions - Page 517

  • Jeanne, son charme

    Qui a croisé la route de Jacqueline de Romilly sait avoir rencontré une grande dame, remarquable helléniste, professeur inoubliable. Jeanne, le portrait de sa mère qu’elle a écrit en 1977, après sa mort, a été publié à titre posthume en 2011, selon sa volonté. 

    romilly,jeanne,récit,littérature française,mère,fille,biographie,hommage,culture

    « Jeanne au bracelet d’argent »,  bracelet reçu à seize ans d’un oncle revenu d’Indochine, c’est le père d’une amie qui la surnomme ainsi. Jacqueline de Romilly le retient pour ce qu’il évoque de l’élégance de Jeanne, qui aimait se déguiser, rire, une femme pour qui « l’ironie a toujours été son arme, en même temps que son charme. » Qu’a ressenti sa mère, se demande-t-elle, à la mort de sa propre mère ? Elle se reproche de n’avoir pas été assez curieuse de la vie d’une femme qui mettait « son courage, qui était grand » à lui « éviter toute pensée triste ».
     

    Jeune, Jeanne avait des amies avec qui converser, partager ses lectures, noter « de belles pensées » dans un carnet. Pour le plaisir, avec Marie Rod, dont le père, écrivain, recevait beaucoup et correspondait avec Zola, Rodin, Proust, Verhaeren…, elle assistait au cours de Bergson et c’est là qu’elle a fait la connaissance d’un philosophe brillant et musicien fervent, quelqu’un de gai, aux belles manières mais sans le sou, socialiste, juif. Jacqueline de Romilly a retrouvé les lettres « d’une époque révolue » – les fiançailles de ses parents avaient fait scandale des deux côtés.
     

    « Joie de vivre pour un autre ». Mariée, Jeanne écrit des contes pour gagner un peu d’argent, puis c’est la naissance de Jacqueline, leur Jacquinot, leur « grenouille », un « gros bébé heureux ». Sa mère n’aime pas les gens « comme il faut » ni faire « comme tout le monde ». Son mari part à la guerre de 1914, il est tué le soir même dans la Somme, le frère de Jeanne quelques mois après. Sa mère fait tout pour préserver Jacqueline de la tristesse et met tout son art à élever son enfant sans souci visible.
     

    A Paris, dans une rue tranquille du XVIe, Jeanne leur trouve un appartement « selon son cœur », à la fois sage et original, bourgeois et fantaisiste. Des fenêtres « en plein midi », une vue sur des jardins et un acacia. Elle en arrange les pièces « pour le loisir et l’élégance », sans salle à manger, une table roulante faisant l’affaire pour leurs repas à deux. Dans la chambre de sa fille, rose et verte, elle place un tapis ancien en soie « du bon rose », lui confère comme à leur séjour « un charme incroyable ». Ingénieuse, sa mère aménage tout cela sans argent, coud, peint, garnit elle-même des sièges.
     

    Jeanne travaille huit heures par jour, du secrétariat, puis écrit un premier roman, La victoire des dieux lares (Grasset, 1923). « Femme de lettres », elle a besoin de reconnaissance, mais reste fière, conjugue liberté de l’artiste et vertus : sagesse, droiture, honnêteté. Sa famille la juge trop libre, alors qu’aujourd’hui elle paraîtrait trop bourgeoise. Lorsqu’elle entame une liaison véritable, dix ans après la mort de son mari, l’homme qu’elle aime est tué à la chasse.
     

    Jacqueline de Romilly raconte la passion de sa mère pour le théâtre, où elle a connu quelques succès sans lendemain. Elle avait beaucoup d’attaches dans ce milieu et sera déçue de ne pas voir monter ses pièces, qui passeront pour la plupart à la radio. En même temps, elle s’occupe bien de sa fille, lui achète un collier en or aux perles pleines, plus beau encore que celui, admiré, d’une petite amie riche. « Telle était, pour Jeanne, la joie de la richesse : pouvoir me donner tout ce dont j’avais un instant envie. » Avec des amis, elles voyagent, mènent une vie variée et chaleureuse. Puis Jeanne rencontre Bob qui devient son ami permanent, « officiel ». 

     

    Jacqueline connaît une adolescence aisée et brillante, grâce à sa mère très active, qui en plus d’écrire devient journaliste à la Chambre des Députés, se forme à la reliure, coud, crochète, toujours avec le goût du travail bien fait. Toutes ces occupations ne l’empêchent pas d’être gaie – « Je recevais tout. Je ne m’en étonnais pas. » Excellente élève, Jacqueline réussit bien à l’Ecole normale, se passionne pour Thucydide (dans une belle édition en sept volumes que sa mère lui a achetée chez un bouquiniste). Jeanne signe alors de son double nom, Jeanne Maxime-David, Amélie, une œuvre encensée par la critique. 

     

    C’est à cette époque qu’elle se lie avec un musicien célèbre, mari depuis peu d’une amie d’enfance, futur grand chef d’orchestre et idole de Paris, qui lui écrit de très belles lettres et qu’elles appellent le brigand : « le brigand changea nos vies ». Il leur apporte « lumière et spontanéité », Jeanne l’aide pour son courrier, puis Jacqueline aussi. Dans ses papiers, sa mère a mis à part un paquet : « A garder : Clinou et le Brigand ».

     

    La deuxième guerre mondiale vient tout bouleverser. Jacqueline est nommée professeur à Bordeaux, emmène sa mère avec elle, les rôles s’inversent. Elle se marie avec un homme d’une grande famille, avec terres et maisons. Sa belle-famille ne s’intéresse guère à Jeanne. Il leur faut déménager à Toulouse, puis à Aix-en-Provence, et se débrouiller avec le statut des juifs : son mari l’est aux trois quarts, Jacqueline le devient par son mariage. Pas de retour possible à Paris, elle perd son poste.

     

    Et pourtant sa mère prend ces années d’exil, de guerre et de peur avec allant, écrit, noue des amitiés nouvelles. Jacqueline en garde l’image d’une Jeanne encore jeune, heureuse. Le retour à Paris en octobre 1944 change la donne, les sépare. La fille de Jeanne enseigne, accompagne son mari éditeur en week-end, voyage. L’époque, les goûts ont changé, Jeanne n’arrive plus à faire accepter ses textes, même si elle travaille dans un comité de lecture des manuscrits de pièces radiophoniques, alors elle les signe d’un pseudonyme, et ses pièces diverses, étonnantes de naturel, aux dialogues excellents, connaissent le succès. 

     

    « A force d’attendre et de se battre, on vieillit et la vie passe. » Jacqueline de Romilly rend hommage à l’énergie magnifique de sa mère, que des problèmes d’audition finissent par obliger à habiter chez sa fille. Elles ne savent pas encore que leur vie à deux, à cause de circonstances inattendues, reprendra un jour, dans un autre appartement. Avec pudeur, Jacqueline de Romilly rend compte des dernières années d’une vie. Jeanne retrace le destin d’une mère et dévoile, avec ses pleins et ses manques, l’amour d’une fille éperdue de reconnaissance. Jacqueline de Romilly s’y montre sans complaisance, dans le désordre de sa mémoire. Elle a reçu de Jeanne cette grande « élégance morale » qu’elle admirait tant, le courage, et aussi quelque chose qui ne définit pas aisément, un charme fou.

     

  • Sauvagerie

    « Je suis dans un pays superbe de sauvagerie, un amoncellement de rochers terrible et une mer invraisemblable de couleurs ; enfin je suis très emballé quoique ayant bien du mal, car j’étais habitué à peindre la Manche et j’avais forcément ma routine, mais l’Océan c’est tout autre chose. »

    Claude Monet à Gustave Caillebotte (Catalogue Monet au musée Marmottan et dans les collections suisses, Fondation Pierre Gianadda, Martigny, 2011)  

    monet,exposition,fondation gianadda,martigny,marmottan,suisse,peinture,art,culture

    Claude Monet, Tempête sur la côte de Belle-Ile, 1886 (collection particulière)

     

     

     

  • Monet à Martigny

    En prenant la route de Martigny pour voir à la Fondation Gianadda « Monet au Musée Marmottan et dans les collections suisses », je me demandais si j’y serais surprise. Après la formidable exposition de l’Hermitage, ne serait-ce pas un accrochage, disons, plus conventionnel ? C’est sans doute à cela qu’on reconnaît les grands peintres, ils nous surprennent toujours, même quand nous croyons déjà les connaître.

    Monet, Le jardin de Vétheuil.jpg
    Claude Monet, Le jardin de Vétheuil

    Chronologique, cette exposition retrace le parcours pictural et la vie de Claude Monet. Sur la plage à Trouville (Musée Marmottan-Monet), une mère et sa fille en vêtements rayés de bleu et de blanc, révèle dès la première période du peintre, initié au plein air par Boudin, sa volonté de restituer la lumière, les lumières. Soleil, nuages, neige, à chaque paysage son atmosphère, à chaque heure du jour, à chaque saison ses ambiances. La Promenade d’Argenteuil (collection particulière) offre une belle perspective le long d’un chemin de halage qui mène à une grande demeure, à l’horizon, prétexte à de multiples correspondances : reflets des nuages dans la Seine, cheminée d’usine faisant écho à une tour, panache de fumée jouant avec les couleurs du ciel.

    monet,exposition,fondation gianadda,martigny,marmottan,suisse,peinture,art,culture
    Claude Monet, La promenade d'Argenteuil

    Trois ans plus tard, en peignant La Neige à Argenteuil (Musée d’art et d’histoire, Genève), Monet compose un paysage d’hiver où les gris, les jaunes, les roux rendent un merveilleux crépuscule doré. Deux petites silhouettes féminines ponctuent La Promenade d’Argenteuil, ici une femme de dos, dont la jupe balance, passe devant les maisons, plus loin deux personnages rejoignent déjà l’horizon.

    monet,exposition,fondation gianadda,martigny,marmottan,suisse,peinture,art,culture
    Claude Monet, Au parc Monceau

    Les Tuileries vues d’en haut, Le Pont de L’Europe à la gare Saint-Lazare dans les panaches des locomotives, vu d’en bas, c’est le Paris traditionnel et c’est la ville moderne, ou encore des maisons qu’on devine à travers les feuillages des arbres, Au parc Monceau (c.p.), à l’ombre desquels des promeneuses se sont assises et des enfants jouent, dans le tournant d’une allée. Tous les verts, tous les bleus, et ces touches de blanc qui donnent vie à la scène.

    Les Champs de coquelicots près de Vétheuil (Fondation Bührle, Zurich), choisis pour l’affiche et la couverture du catalogue, offrent un de ces spectacles ravissants où Monet combine l’enchantement des fleurs – les coquelicots couvrent quasi la moitié inférieure de la toile –, le charme d’une promenade à la campagne – un couple et ses deux enfants forment des bouquets –, une vue de Vétheuil sous les nuages dont les couleurs froides contrastent avec cet avant-plan joyeux.  

    monet,exposition,fondation gianadda,martigny,marmottan,suisse,peinture,art,culture
    Claude Monet, Champs de coquelicots près de Vétheuil

    Mais Le Jardin de Vétheuil (c.p.) a ma préférence, avec ses longs tuteurs posés à l’enfourchure d’un arbre dans un jardin sans apprêt dont l’allée, éclairée çà et là par le soleil à travers le feuillage, conduit le regard vers l’escalier devant la maison. Ombres bleues et taches de lumière, courbes et droites, le cadrage réunit comme par magie la liberté des formes végétales et les lignes de l’habitation, et invite l’œil à se promener sur la toile dans ses moindres recoins. La barrière en bois qui clôt La Terrasse à Vétheuil souligne de la même manière la grâce du jardin où une femme en chapeau, à l’ombre d’un arbre, lit près d’une table ronde, devant un massif fleuri.

    Des marines par temps divers, la Seine prise dans les glaces, des paysages normands (Fécamp, Falaise), italiens (Bordighera) mais aussi des plans rapprochés, comme un Poirier en fleurs (c.p.) qui s’épanouit au-dessus d’un portillon, un virage sur une Route près de Giverny (c.p.), des Pivoines (c.p.) qui couvrent la toile (de quoi inspirer William Morris), et tout à coup, le Portrait de Poly, pêcheur de Kervillaouen, « avec son teint de brique, sa barbe éparse et rude comme une touffe de varech, sa bouche serrée, ses regards aigus qui voient les poissons et les coquillages au fond de l’eau et au creux des rocs, son chapeau déteint, son tricot vert et bleu, couleur de la mer » (Gustave Geffroy, Notes prises lors de sa première rencontre avec Monet à Belle-Ile-en-Mer, 1886).

    monet,exposition,fondation gianadda,martigny,marmottan,suisse,peinture,art,culture

    On croit connaître Monet, on en a vu tant de posters « décoratifs » qu’une exposition comme celle-ci rafraîchit la vue, avec ces toiles qui montrent un homme hyperattentif aux jeux du jour sur les choses, qu’il cherche à rendre rapidement, sans trop y ajouter : « Quant au fini, ou plutôt au léché, car c’est cela que le public veut, je ne serai jamais d’accord avec lui. » (Claude Monet à Paul Durand-Ruel, 3 novembre 1884) Magnifique Matinée sur la Seine (c.p.) : dans un format carré, le ciel et l’eau se répondent de part et d’autre de l’horizontale qui les sépare, moitié-moitié.

    Et puis, bien sûr, Giverny, l’étang aux nymphéas, les iris du jardin, les agapanthes, les saules pleureurs et les extraordinaires glycines qui inspireront Joan Mitchell. Le Musée Marmottan a prêté de grandes toiles splendides.
    Un seul regret : le manque, ici, d’éclairage naturel.
     

    Deux oiseaux en vol.jpg 

    Au sous-sol de la Fondation Gianadda, on peut découvrir une très intéressante sélection d’estampes japonaises collectionnées par Monet et prêtées par la Fondation Monet de Giverny. Deux oiseaux en vol (une corneille noire, oiseau de bon augure et symbole d’amour filial dans la culture japonaise, et une aigrette blanche) forment un duo harmonieux qui a trouvé sa place dans ma bibliothèque (une carte postale). Beaucoup de figures féminines, de beaux visages par Utamaro (« Quand souffle une brise fraîche », « Jeune femme au voile de gaze »), des scènes familières de Kiyonaga, et des paysages par Hiroshige, Kuniyoshi, Hokusai

    Ecoutez ce titre évocateur : « La rivière de cristal où l’on bat le linge pour lui donner de l’éclat » (Toyokuni). Les estampes japonaises couvraient les murs de la maison de Monet, elles ont inspiré les aménagements du « jardin d’eau ». Comme les maîtres du « monde flottant », Claude Monet a poursuivi avec passion les variations de la lumière et les palpitations du temps.

  • Plaisirs secrets

    « Certains d’entre nous sont destinés à vivre dans une case dont il n’est de libération que temporaire. Nous autres aux esprits endigués, aux sentiments entravés, aux cœurs arrêtés et aux pensées réprimées, nous qui aspirons à exploser, à déborder en un torrent de rage ou de joie ou même de folie, nous n’avons nulle part où aller, nulle part au monde parce que nul de veut de nous tels que nous sommes, et il n’y a rien d’autre à faire qu’embrasser les plaisirs secrets de nos sublimations, l’arc d’une phrase, le baiser d’une rime, l’image qui prend forme sur le papier ou la toile, la cantate intérieure, la broderie cloîtrée, le travail d’aiguille sombre ou rêveur venu de l’enfer ou du ciel ou du purgatoire ou d’aucun des trois, mais il faut que viennent de nous quelque bruit et quelque fureur, quelques éclats de cymbales dans le vide. Qui nous priverait de la simple pantomime de la frénésie ? Nous, les acteurs qui allons et venons sur une scène sans spectateurs, entrailles palpitantes et poings levés ? » 

    Siri Hustvedt, Un été sans les hommes 

    un-ete-sans-les-hommes.jpg

     

     

  • Sans les hommes

    Septième dans les meilleures ventes de livres en Suisse (Le Temps, 23 juillet 2011), Un été sans les hommes (The Summer without Men, 2011, traduit par Christine Le Bœuf)) est le dernier roman de Siri Hustvedt. Les lecteurs de fictions sont surtout des lectrices : Mia, la narratrice, une poétesse américaine, reviendra sur cette réalité et interrogera à d’autres occasions la sous-valorisation du féminin en littérature comme dans la société, encore aujourd’hui. 

    the-summer-without-men-book_SWBMTQ0NDcyMDI1Mg==.jpg

    Mais d’abord le sujet : Mia, cinquante-cinq ans, perd le nord quand son époux neurologue, Boris, lui annonce après trente ans de mariage, sans signes prémonitoires, qu’il souhaite prendre une « pause ». La Pause, comme l’appelle Mia, est une collègue française de vingt ans plus jeune qu’elle. Mia en devient folle, se retrouve à l’hôpital en plein délire, éperdue de souffrance. Le Dr S. l’aide à en sortir. Elle décide alors de quitter Brooklyn pour passer l’été dans le Minnesota de son enfance, trouve un arrangement avec l’université et accepte d’animer là-bas, au Cercle artistique local, un atelier de poésie pour des jeunes. 

     

    A Bonden, elle loue une petite maison non loin de la résidence où vivent sa mère et ses amies, baptisées par elle « les Cinq Cygnes » pour leur force de caractère et l’autonomie dont elles font encore preuve malgré diverses affections. Sa mère la soutient, sa sœur Béa aussi, qui l’a laissé pleurer dans ses bras à l’hôpital, moins impressionnée par son triste état que sa fille Daisy. 

     

    « Il est impossible de deviner l’issue d’une histoire pendant qu’on la vit, elle est informe, procession rudimentaire de mots et de choses et, soyons francs : on ne récupère jamais ce qui fut. La plus grande partie en disparaît. » Mia trouve chez sa mère, dans une anthologie de poésie, le poème de John Clare intitulé « I Am » et se rappelle avoir écrit et réécrit « I am, I am Mia » pour contrer le mépris des autres. Au cours de la deuxième semaine de son séjour, au début de juin, elle se sent prendre un léger tournant. « La conscience est le produit du recul. »

    Il y a d’abord les « amusements secrets » d’Abigail, 94 ans, bossue d’ostéoporose et quasi sourde, une artiste de l’aiguille. A Mia, elle montre ce qu’elle n’a jamais confié à personne, ce qui se cache à l’envers des dessins charmants de ses anciens ouvrages : des scènes secrètes, sadiques, étranges, érotiques  « j’étais complètement timbrée à l’époque ». « Que diable savons-nous de qui que ce soit ? » s’interroge Mia.  D’Ashley, la plus enthousiaste de ses élèves, l’assurée, l’amie d’Alice l’introvertie, elle reçoit un courriel où on la considère comme « un ange », et puis, d’un inconnu qui signe « M. Personne » : « Vous êtes Dingue, Cinglée, Siphonnée. » Enfin, Boris lui écrit qu’il souhaite, aussi pour leur fille, rester « en communication ».

    Dans la maison voisine, Mia les découvre peu à peu, habitent la petite Flora et le bébé Simon, Lola et Pete, leurs parents, aux disputes fréquentes. Voilà bien des personnalités à observer, des relations qui s’ébauchent, de quoi distraire Mia de ses doutes à propos des « vaines fulminations d’une poétesse rousse isolée face aux ignares et aux initiés et aux faiseurs de culture qui n’ont pas su la reconnaître », même si un prix lui a offert un jour quelque reconnaissance. Les vieilles dames en particulier, sa mère et ses amies, sont des puits de réconfort et de lucidité pour Mia. Sa mère lui explique qu’elle s’attache à toucher ses amis – « dans un endroit comme celui-ci, beaucoup de gens ne sont pas touchés suffisamment. » Leurs propos sur les hommes de leur vie font écho à ses pensées sur son passé avec Boris et les hypothèses sur leur futur.

    Lola, un peu plus âgée que sa fille, intéresse Mia avec sa vie morose entre ses jeunes enfants et un mari anxieux et colérique. Elle fabrique des bijoux en fils d’or mais a du mal à les vendre. Elles se racontent l’une à l’autre. Boris informe Mia de son installation provisoire avec sa nouvelle compagne dans leur appartement. Dans un sens, elle s’avoue qu’elle est « mieux sans lui », mais que de bons souvenirs en commun…

    Et puis, l’ambiance s’électrise : Mia trouve un mouchoir taché de sang sur son bureau au Cercle artistique, elle finit par questionner M. Personne – « Qui êtes-vous et qu’attendez-vous de moi ? » –, une crise se produit dans la maison voisine et de plus, « quelque chose mijote, oh oui, il y a un frichti de sorcières qui mijote. » D’après sa fille Daisy, Boris n’a pas l’air bien.

    Siri Hustvedt tient ses lecteurs en haleine, alterne les épisodes narratifs, les plongées introspectives, les réflexions générales sur la vie en couple, les femmes et les hommes, mais aussi sur les différentes facettes que la vie taille à même notre peau. Graves, drôles, imaginaires, pertinents, combatifs, les « flux de mots » intérieurs de Mia se muent parfois en poèmes, parfois en messages, parfois en apostrophes directes aux lecteurs. De cet été entre femmes, entre filles, les hommes ne sont pas exclus, on l’aura compris, mais Un été sans les hommes, avec acuité et franchise, les laisse à leur place et décrit, à travers des voix de femmes de plusieurs générations, comment celles-ci vivent la vie sans eux et trouvent entre elles, en elles, des ressources vitales.