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Passions - Page 521

  • Un siècle en Norvège

    Résumer Cent ans ? Le récit d’Herbjørg Wassmo (2009, traduit du norvégien par Luce Hinsch) nous promène dans l’histoire d’une famille où les prénoms sont de meilleurs repères que les dates, la chronologie un peu bousculée. Son point de départ est essentiel : une petite fille cache sa honte dans une étable pour y écrire dans son carnet de notes, son journal intime au contenu « terrifiant » – c’est la narratrice. 

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    Roman ? Autobiographie rêvée ? « Dans ce livre je suis à la recherche de mes aïeules et de leurs époux. Mais c’est une grande famille qui ne demande qu’à être découverte. Certains restent cachés, ou bien laissés dans l’ombre. Lui demande plus de labeur que les autres. Il écrase tout, il n’apporte que le chaos et l’obscurité. » Considérer sa famille comme un ensemble, le considérer, lui aussi, comme un être humain qui a été un jour un enfant, interroger cette énigme qu’est l’être humain, collectionner les signes, voilà l’entreprise de la conteuse.

     

    C’est une brochure sur la cathédrale des îles Lofoten, à Kabelväg, avec la reproduction en couleurs d’un retable qui représente Jésus à Gethsémani signé Frits Jensen, qui donne le coup d’envoi. Le peintre, un pasteur, s’est inspiré d’un modèle vivant pour « l’ange qui tend le calice au Christ » : Sara Suzanne Krog, née en 1842 dans le Nordland. « Ce qui me frappe d’abord est le jour de sa naissance, identique à celui de mon fils, et le fait que cent ans exactement nous séparent, elle et moi. »

     

    Et nous voilà embarqués dans une succession de morts et de naissances, de déménagements, de rencontres, de mariages… Sara Suzanne aux cheveux roux est la sixième des neuf enfants de Jacob Lind et Anne Sophie Dreyer. A la mort du père, c’est sur le fils aîné que repose l’avenir de la famille. Il y a trop de bouches à nourrir et la grande sœur de Sara Suzanne est la première à s’éloigner, en se mariant.

     

    En 1862, Sara Suzanne a quitté sa mère, elle aussi, pour un poste de gouvernante à Bø. Johannes Krog, qui se tait le plus souvent pour ne pas gêner les autres par son bégaiement, vient la demander en mariage cet été-là. Sara Suzanne ne ressent rien pour lui, mais Arnoldus, son frère qu’elle aime tant, trouve que c’est un homme bien, et l’occasion d’alléger la charge maternelle. Elle accepte. « Johannes prononça son oui sans bégayer. Il est vrai que le mot était court. Il n’empêche que cela fit une certaine impression. » La mariée, elle, pense que c’est « le dernier jour de sa vie ». Sa peur s’envole pendant leur nuit de noces, Johannes est plein de douceur, leurs corps s’accordent.

     

    Sara Suzanne et Johannes, qui vont acquérir deux ans plus tard un comptoir commercial à Havnnes, une grande maison et ses annexes, « juste à l’entrée du port, bien à l’abri du vent et du mauvais temps », forment le premier couple dont Cent ans reconstitue l’histoire, étape par étape. Le second, qu’on suit en alternance, appartient à la génération suivante : Elida, la plus jeune fille de Sara Suzanne, son douzième enfant, se marie à dix-huit ans avec Fredrik, « contre l’assentiment de sa mère ».

     

    Eux aussi auront de nombreux enfants, dont certains seront placés en nourrice. La narratrice voudrait comprendre pourquoi, comment on peut ainsi abandonner un enfant. En effet, sa propre mère, Hjørdis, a été élevée par une autre femme jusqu’à l’âge de cinq ans. Fredrik était très malade, c’était leur principal tourment. Les maternités successives d’Elida sont une « immense fatigue » à laquelle peu de femmes échappent à cette époque. Sa petite-fille s’imagine être la préférée de grand-mère Elida, qui lui parle de sujets que les autres n’abordent pas, l’amour, l’envie de vivre ailleurs, et lui dit un jour : « Mon enfant, toi, tu es un enfant du dimanche. Ceux-là, ils ont tout, mais doivent aussi tout donner. »

     

    C’est lors d’une réception où Johannes est absent, « le traditionnel grand dîner de morue fraîche chez les Drejer, où c’était un grand honneur d’être invité », que Sara Suzanne a fait la connaissance du pasteur Jensen, un homme qui ne parle ni pêche ni commerce. Fritz Jensen ne pense qu’à peindre et à écrire de la philosophie : il veut peindre lui-même un nouveau retable pour l’église et a besoin d’un modèle, pour l’ange. Ce sera elle. Les séances de pose dans l’église sont le cœur battant du récit, les pages les plus réussies d’Herbjørg Wassmo. Un homme et une femme s’y parlent à mots couverts d’abord, puis se dévoilent de plus en plus l’un à l’autre. La femme du pasteur est jalouse de ces heures d’intimité, surtout quand elle découvre qu’en plus du retable, Jensen a commencé un portrait de Sara Suzanne. Et c’est là aussi que prend corps le goût de Sara Suzanne pour la lecture à voix haute, qui va devenir un rituel dans sa maison.

     

    La Norvège où se déroulent les différents épisodes de cette saga familiale est bien sûr très présente avec son climat rude, la mer qui assure le revenu des pêcheurs, les bateaux qu’on prend pour aller d’une région à l’autre, les difficultés matérielles, le contraste entre la vie à la campagne et à la capitale. Mais ce sont les mystères cachés au sein des familles qui occupent le premier plan, les soucis, les blessures, et plus rarement les joies de ces femmes travailleuses, dévouées, courageuses, et de leurs hommes, sur quatre générations – une fresque familiale pleine d’émotions.

  • Ma question

    « Il détourna la conversation sur notre atelier. Les poèmes que nous avions lus, ceux d’Ovide, et mes propres poèmes. Il alluma un second cigarillo hollandais et souffla deux minces filets de fumée. Les coins de ses yeux étaient ridés comme s’il avait regardé le soleil en face et son incisive droite semblait ébréchée. Après notre atelier intensif de deux heures, il n’avait pas l’air fatigué, mais nerveux.

    « Gillian, avez-vous des questions ? Je pense que oui. »

    Je le regardai sans comprendre.

    Carol Oates Couverture.jpg

    Sauf que : je voulais effectivement savoir pourquoi dans les Métamorphoses le bonheur humain n’était possible qu’à condition de se métamorphoser en quelque chose de moins qu’humain. « Tout ce qui les sauve, Philomèle par exemple, c’est qu’ils se transforment en oiseaux, en bêtes, en monstres… Pourquoi ne peuvent-ils rester humains ? »

    Ma question surprit peut-être M. Harrow, qui téta un instant son cigarillo d’un air songeur. Puis il dit : « C’est le jugement d’Ovide sur l’« humain ». Il n’y a pas de bonheur à être humain, mais seulement à échapper aux conflits. » »

     

    Joyce Carol Oates, Délicieuses pourritures

  • Trouble Carol Oates

    Joyce Carol Oates évoque dans Délicieuses pourritures (Beasts, 2002, traduit de l’américain par Claude Seban) l’atmosphère des années septante dans une université du Massachusetts. « Je vous aime, pourries, / Délicieuses pourritures. / … merveilleuses sont les sensations infernales, / Orphique, délicat, / Dionysos d’en bas. » L’extrait de Nèfles et sorbes de D. H. Lawrence, en épigraphe, donne le ton de ce roman d’initiation où liberté sexuelle et créativité se mélangent hardiment – et tragiquement. 

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    Figurine de style de Teotihuacan, VIe-VIIe siècle (Détours des mondes) 

    C’est devant un totem, au Louvre, que la narratrice vacille, un jour de 2001, bouleversée. Gillian a quarante-quatre ans, et cette Figure maternelle, une sculpture en bois de plus de trois mètres de haut, réveille le souvenir d’un cauchemar, d’un incendie où ont disparu deux personnes qu’elle a aimées. En 1975, elle habitait avec une douzaine d’autres filles dans une résidence sur le campus de Catamount College (inspiré du Smith College). Les alarmes, les sirènes des pompiers les avaient réveillées cette année-là en sursaut à plusieurs reprises, au milieu de la nuit, suscitant chaque fois l’inquiétude. Les incendiaires restaient introuvables.

     

    Gillian, vingt ans, ouvre son journal secret pour y raconter comment elle a suivi Dorcas, la femme d’Andre Harrow, son professeur de poésie dont elle est tombée amoureuse, jusqu’au bureau de poste, dans un mélange d’excitation et de plaisir. « Dorcas était une artiste, une sculptrice. On admirait son travail ou on le détestait. On l’admirait ou on la détestait. C’était aussi simple que cela, et pourtant ce n’était pas simple du tout. » Sur un mur de l’université, l’artiste avait apposé ces mots provocateurs pour accompagner son exposition : « Nous sommes des bêtes et c’est notre consolation. » Connue pour mépriser la vie universitaire et les conventions bourgeoises, Dorcas fascine Gillian, qui trouve ses sculptures-totems laides mais retourne plusieurs fois les voir. Quelle n’est pas sa surprise quand, à la poste, sa cible se retourne vers elle et, soulevant les longs cheveux ondulés de l’étudiante, murmure en français : « Belle, très belle » avant de lui demander « Et laquelle d’entre elles es-tu ? »

     

    Les tensions s’exaspèrent entre les étudiants. On soupçonne l’une ou l’un d’entre eux d’être à l’origine des incendies, quelqu’un de malade ou qui voudrait attirer l’attention. Les filles de la résidence en discutent entre elles, s'observent. Toutes celles qui fréquentent l’atelier de poésie d’Andre Harrow sont plus ou moins amoureuses de lui. Gillian a l’impression que quand il leur lit un poème de D. H. Lawrence plein de sensualité, il la regarde en particulier, elle, comme quand il conclut : « Lawrence nous enseigne que l’amour – l’amour sensuel, sexuel, charnel – est notre raison d’exister. Il détestait l’amour de « devoir »… pour les parents, la famille, la patrie, Dieu. Il nous dit que l’amour devrait être intense, individuel. Pas illimité. Cet amour illimité sent mauvais. »

     

    Le professeur, dans la trentaine, est très conscient de l’effet qu’il produit sur les jeunes filles. Il les pousse à écrire sur leur moi intime, à tout explorer. Gillian cache ses sentiments : « Dans l’amour de loin, il faut inventer tant de la vie. Dans l’amour de loin, on apprend les stratégies du détour. » Mais elle n’arrive pas à lui parler avec la même désinvolture que ses compagnes, ni à l’appeler par son prénom.

     

    Le jour où il la convoque dans son bureau, après plusieurs remarques sur son manque d’expression au cours, il la surprend en lui parlant de sa femme, qui a eu l’impression d’être suivie par elle. Gillian dément, prétexte une course à la poste. Il lui parle aussi de ses poèmes, toujours intéressants d’un point de vue technique, mais « inaccomplis » : « Comme si vous aviez mis tous vos efforts à construire les barreaux d’une cage où un papillon s’est pris au piège ; le papillon bat des ailes pour être libéré, et vous ne le voyez pas. » – « Je savais. Je savais qu’il avait raison. »

     

    L’étudiante s’est renseignée sur le couple Harrow, qui n’a pas d’enfant. Elle sait que, de temps à autre, ils invitent chez eux une étudiante, ou l’engagent comme stagiaire, et parfois l’emmènent en voyage avec eux. Il y a plein de bruits qui courent, et quand elle en parle à une amie, Dominique, qui a été vue en leur compagnie, celle-ci nie tout et s’en sort avec des taquineries. C’est Harrow qui, un soir où ils se retrouvent côte à côte sur un chemin verglacé à la lisière des bois, la questionne – « On ne peut déterminer à la lecture de vos poèmes si vous avez un amant. Des amants ? Vous êtes d’une circonspection exaspérante. » – avant de l’embrasser.

     

    Délicieuses pourritures dissèque, au fil des mois, la relation trouble entre un professeur et une étudiante, pas la première à se laisser prendre dans ses filets. Où cela les conduit, quel rôle joue sa fascinante épouse, Joyce Carol Oates le dévoile peu à peu, tout en relatant les rituels et les drames d’une vie universitaire d’avant l’ère du « politiquement correct ». C’est pervers, on l’aura compris. Des Gens chics (1970) à Folles nuits (2011), la prolifique romancière américaine, née en 1938, ne s’intéresse pas aux bons sentiments, mais à tout ce qui se trame derrière les visages, les corps, dans les coulisses, là où parfois, des vies basculent.

  • Un jardin inattendu

    Jusqu’au 23 décembre, vous pouvez découvrir « Le jardin d’essai » de Gérard Edsme au Centre culturel de Schaerbeek. Ce peintre né en France a longtemps résidé en Afrique. Dans ses dernières expositions, il s’attache à rendre « la poétique du lieu ». Ici, le Jardin d’essai du Hama à Alger (où il a vécu trois ans et demi), conservatoire d’espèces végétales datant de l’époque coloniale. Abandonné pendant quelques années, il a été rénové et rouvert au public. Un espace luxuriant « prétexte à peinture ».

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    Le bassin aux escaliers © Gérard Edsme

    « Au Jardin d'essai à Alger,

    Les fusains en bouquets esquissent
    la géométrie dessinée d'une chanson exquise.
    Et les hauts palmiers échevelés
    oscillent sur le ciel déchiré. » (Gérard Edsme)

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    Un arbre © Gérard Edsme

    « Un arbre », à l’entrée, ouvre ce jardin inattendu, offert au soleil. Les verts s’y éclairent de jaune, on devine derrière une pluie de lumière un bleu de Méditerranée. Toutes les œuvres exposées sont des huiles sur bois de format carré, où l’artiste cadre les verticales, horizontales et obliques d’une végétation foisonnante.

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    Bambous et ciel © Gérard Edsme

    « A l'ombre des fusains, dans le parfum de la térébenthine, cultiver en carré les coulures et les aplats. Sur l'esquisse arborescente poser l'or paille solaire et sur le plan du sol étendre les terres d'ombres colorées. Dessiner dans un fou fouillis le gribouillis des herbacées. » (Gérard Edsme, Chronique d’atelier)

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    Vernissage de l’exposition

    L’espace sobre et aéré du Centre culturel – murs blancs ou noirs, mezzanine aux multiples fenêtres – met en valeur les œuvres de Gérard Edsme, qui y trouvent leur respiration. Avant de monter, je me suis attardée devant trois beaux panneaux de 60 sur 60, aux verts et bleus plus sombres. C’est la palette du soir, quand les arbres se serrent l’un contre l’autre, silhouettes presque humaines, quand le courant clair d’un ruisseau circule entre des pierres presque noires. C’est « Ombre et lumière », un mariage de bleu marine et de vert foncé dans les massifs d'où émergent des troncs graciles, teintés d’orange par le couchant.

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    Jours sous le vent © Gérard Edsme
     

    De plus grands formats (120 sur 120) sont accrochés à l’étage où ils profitent de la lumière naturelle. « Jours sous le vent » rend hommage à la diversité végétale : lignes sinueuses, feuilles recourbées, rondeurs. Toutes les nuances du vert. Quelques éclats de rouge orangé jouent les poissons dans « Onde ». Puis le jardin se fait parc, avec une statue au centre d’un plan d’eau, ou théâtre dans « Le bassin aux escaliers ». Edsme a peint des allées très ensoleillées, d’autres plus sombres. Des fleurs de géraniums rouge clair ponctuent gaiement une improvisation estivale.

    Gérard Edsme Géraniums.jpgImprovisation aux géraniums © Gérard Edsme
    Photos Gérard Edsme (par courtoisie de l'artiste, présent à l’exposition le jeudi de 14 à 16 heures.)

    Une petite vingtaine d’œuvres (sur les 85 réalisées là-bas) suffisent à recréer nature et clarté. Les peintures de Gérard Edsme ne montrent pas ce « jardin d’essai », le jardin les habite. N’hésitez pas à visiter ce jardin de peintre dans une petite rue schaerbeekoise qui le cache bien, pas loin de la Maison Autrique, à deux pas de l’église Saint-Servais, en haut de la fameuse avenue Louis Bertrand. Par ces journées d’automne de plus en plus courtes, vous y trouverez un amoureux de l’été, de la couleur et de la lumière.