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Passions - Page 516

  • Bass chante le Yaak

    Voilà un livre que je n’avais pas envie de terminer – trop beau ! Le journal des cinq saisons de Rick Bass ou douze mois dans une vallée sauvage, le Yaak. Si The Wild Marsh : Four Seasons at Home in Montana (2009) a gagné une saison dans la traduction française (par Marc Amfreville, 2011), c’est sans doute pour attirer l’attention sur le titre, mais c’est dans le texte, je vous en reparlerai.

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    Rick Bass, géologue, écologiste et écrivain, s’est demandé si les réflexions de Thoreau (Côte Est) dans Walden ou la vie dans les bois (1854) s’appliquent à l’Ouest où il s’est installé avec sa femme dans une vieille ferme en 1987, au nord-est du Montana, non loin de la frontière canadienne. S’il a beaucoup œuvré pour la protection officielle de cette vallée reculée en tant que réserve naturelle, il a conçu ce livre-ci, à 42 ans, avant tout comme un hymne à la vie sauvage : « célébration et observation, sans jugement ni plaidoyer militant ».

     

    Tous les matins, Bass écrit dans sa cabane au bord du marais. Son Journal compte douze chapitres, un par mois. Pour le réveillon de l’an 2000, il a fait des réserves, comme tous les gens de la région qui vivent à des kilomètres les uns des autres. De gros problèmes avaient été annoncés pour ce nouveau millénaire, mais en fait, sa famille et ses hôtes n’affrontent qu’une panne d’électricité passagère et une tempête de neige qui les met d’humeur joyeuse.

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    Janvier sonne la fin de la chasse aux canards et aux oies. La vie ralentit. Rick Bass s’inquiète pour la survie des cerfs. Pour les hommes, c’est le mois de la convivialité, du ski, des sous-vêtements longs. Il conduit ses deux filles à l’école. Pour le reste, il goûte le « plaisir simple des besognes les plus rudimentaires » : retirer la neige du toit, mettre du foin dans la niche des chiens. Dépressions hivernales, renaissances.

     

    Février est parfois plus rude encore, un « couloir enneigé, froid et sombre ». Après la neige, l’arrivée de la glace entraîne maux et chutes. Les arbres – mélèzes, trembles, saules et aulnes – « reviennent à la vie ». Les températures sont plus clémentes, et un soir, « l’hiver se fend en deux comme une pierre précieuse que l’on aurait frappée juste au bon endroit. » La neige bleuit, les lichens noircissent, le vent se lève et au bord du marais, il observe des traces de cerfs et de wapitis, « signature de la faim ».

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    Nuages noirs © 2003-2010 Elizabeth Hughes Bass

    « Rien ne dort jamais éternellement » dans la nature. Canards et oies reviennent, les gros rhumes « de quatre semaines » finissent par passer, et à partir du 20, on rêve déjà au printemps en apercevant les grands pics qui fondent sur les arbres à la recherche d’insectes, les roitelets, les essaims de mésanges à tête noire. Le mois le plus court de l’année est « d’une certaine façon, le plus émotionnel, intense. »

    De mois en mois, nous suivons Rick Bass dans sa contemplation du monde sauvage. Voilà la cinquième saison, entre hiver et printemps : « février, mars, avril, saison de la gadoue, longue nuit brune de l’âme, sont les mois où la beauté de l’univers nous exalte plus que jamais » - « Nous appartenons à cette vallée aussi sûrement que chaque pierre et chaque torrent, chaque forêt et chaque champ, que n’importe quel animal qui y vit. » Eclat jaune des saules avant son anniversaire, le 7 mars. S’il parle surtout de la nature, l’écrivain raconte aussi les hommes et sa vie de famille, évoque son expérience personnelle.

     

    C’est le bonheur qu’il veut dépeindre, mais comment taire son inquiétude devant les nouvelles coupes claires, la frénésie d’exploitation forestière – « quelle espèce d’individus prédateurs et ineptes peut permettre qu’on fasse pareille violence à la terre ? » Fin mars, il cherche des ramures abandonnées par les cerfs. Il les connaît, il les aime, même s’il en abat un par an à la chasse.

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    Un voisin lui avait proposé, à son arrivée dans la région, de draguer le marais pour en faire un étang. Rick Bass a refusé. Il est attaché au marais, « à l’esprit qui en émane ». Dans ce « réservoir de couleurs et de parfums », son corps reposera un jour. A ses filles, il tente de transmettre ses valeurs : paix, joie, respect, modération, économie, prudence et patience. Il se réjouit de les voir grandir entourées de la « grâce infinie du monde ».

     

    Feuillages et fleurs, naissance des faons, aiguilles des mélèzes, parfum des églantiers : nous suivons la marche du printemps, les alternances de chaleur et de pluie. Bass, un jour, met le feu aux herbes en croyant pouvoir le maîtriser, mais l’incendie se rapproche dangereusement de la maison. Il se bat comme un fou pour l’éteindre avant le retour de sa femme et de ses filles, implore l’esprit des bois pour que le vent retombe. Et fait semblant de rien quand sa famille rentre et découvre le champ tout noir…

     

    En juillet, mois peu propice à l’écriture, il donne la préséance aux filles, songe dans sa cabane à tout ce qu’il fera ensuite, impatient d’en sortir. Tout est vert et or. « Où est Dieu ? » demande un jour sa fille – « Partout » – et il la regarde sourire aux arbres. Pique-niques, canoë, nage dans le lac. Le temps est comme suspendu – « rien que la beauté et le repos. » Couleurs des papillons, chants des oiseaux – « wizi wizi wizi » fait la paruline de Townsend.

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    Paruline de Townsend, Photo Slodocent (Wikimedia commons)

    Mais l’été file, août ramène les incendies, le feu bénéfique qui régénère, dont il faut protéger les hommes et les maisons. Orange et noir, couleurs du feu, couleurs d’Halloween.  Bass va camper avec sa femme Elizabeth, qui est peintre. Il cueille les fraises avec ses filles, leur apprend à « regarder et écouter ».

    Le journal des cinq saisons respire l’accord profond entre un homme et un lieu – « cet endroit qu’on a choisi et qui vous a choisi. » Rick Bass chante le Yaak, déborde d’amour pour son paysage farouche. Il y prend des leçons d’équilibre, d’harmonie, de rythme. C’est envoûtant. La vallée des cerfs, des couguars et des grizzlis n’a besoin ni de touristes négligents, ni de nouvelles routes. Le Yaak a besoin d’être préservé, transmis tel quel aux générations à venir. Un témoignage pour les naturalistes de l’an 2100 ? En tout cas, un régal.

  • Représentation

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    Vue du livre-guide du visiteur, avec des cartes postales détachables

    « La représentation de l’Homme est devenue une préoccupation pratiquement obsessionnelle dans l’histoire de la peinture occidentale. Contrairement à d’autres cultures, l’art européen et nord-américain a mis l’humain à l’avant-plan de manière proéminente. »

    Guide de la « Biënnale van de schilderkunst 2012. De mens in beeld »

  • L'homme en image

    « De mens* in beeld / L’homme en image » (*l’être humain, en néerlandais). C’est le thème de la troisième « biennale de la peinture » des Musées Dhondt-Dhaenens (Deurle) et Roger Raveel (Machelen-Zulte), dans la région des peintres de Laethem-Saint-Martin. Un parcours sur la figure humaine vue par des artistes contemporains, en dialogue avec quelques peintres de leurs collections permanentes. A visiter jusqu’au 30 septembre 2012.

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    Vue du Musée Dhont-Dhaenens

    Qu’il est agréable de déambuler dans ces musées modernes à taille humaine où la lumière circule si bien ! Le premier, destiné d’abord à abriter la collection des époux Dhont-Dhaenens et à la rendre accessible – une manière aussi de valoriser cette belle région de la Lys en Flandre, se consacre à l’art du XXe siècle et contemporain. Depuis 1999, le musée Roger Raveel – quelle consécration pour un artiste d’avoir de son vivant, dans son village, son propre musée – présente un ensemble considérable d’œuvres de l’artiste et des expositions contemporaines. 

    Au musée DD entouré de verdure, dix artistes en dialogue avec Constant Permeke et Frits Van den Berghe. Surprenante entrée en matière, à gauche de l’entrée, avec les Autruches dansantes de la portugaise Paula Rego : en tutu noir, Lila Nunes, mannequin, a posé dans des attitudes grotesques inspirées du film Fantasia de Walt Disney.

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    Sans titre (Musical chair) © Francis Alÿs

    Tout en finesse et légèreté, plus loin, des peintures et dessins sur calque de Francis Alÿs. Ce Belge de réputation internationale réside à Mexico City. Des œuvres de petit format sur le mouvement et la répétition attirent ici l’attention sur les pieds. Soulier ciré (études pour une animation sur DVD visible à l’exposition, Shoe Shine Blues) ; personnages en marche ; soulier soulevant un tapis rouge ; couple autour d’une chaise, en deux scènes inversées. 

    Dans le couloir central, une série de petits cadres révèlent un artiste qui m’a fait forte impression, avec ses bonshommes tristes – du bleu surtout, du noir, du doré. Trait acéré, dates incisives à l’encre de Chine qui sont à la fois titres et motifs, lames menaçantes, l’univers de Florin Mitroi (1938-2002) évoque l’impuissance, l’angoisse, le désespoir. « Only one trait, only one colour, only one truth » (un seul trait, une seule couleur, une seule vérité) écrit Erwin Kessler à propos de ce professeur à l’Académie des Beaux-Arts de Bucarest. Sa peinture éloignée du réalisme social imposé par le régime communiste n’a guère exposée de son vivant. Après sa mort, des centaines d’œuvres sur toile, bois, verre et papier ont été retrouvées dans son atelier. C’est terrible et intense, inoubliable.

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    Technique mixte sur verre © Florin Mitroi

    Les personnages d’Elizabeth Peyton, une Américaine née en 1965, appartiennent à un univers très différent, eux sont dans le monde, mondains même. Gens célèbres ou familiers, elle les représente dans leur solitude, rêveurs, fragiles, incertains. Parmi ses portraits, ceux de Martin Creed les yeux dans le vague, d’Elizabeth (Arden) et Georgia (O’Keeffe) en noir et blanc, ou d’une femme seule devant un verre de vin (belle aquarelle exposée au musée Raveel). 

    Le Rêve (La Création) de Frits Van den Berghe représente un homme couché, les yeux clos, la tête appuyée sur une main. De son corps émergent de petits personnages colorés – l’imaginaire prend possession de l’artiste. Les figures solides peintes par Van den Berghe (1883-1939) appartiennent à sa région, les formes sont généreuses, les couleurs chaudes. Les œuvres présentées ici font la part belle à l’imagination et certaines illustrent les fantasmes sexuels de l’artiste, non sans humour (La pédicure, Fertilité, L’impudique). 

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    Le rêve (La Création) de Frits Van den Berghe

    Après une pause en terrasse – plaisir d’une belle journée d’été – et quelques pas dans Laethem-Saint-Martin où les anciennes maisons restaurées et les belles résidences rivalisent de chic, et aussi leurs jardins, non loin des champs et de la Lys où les bateaux de plaisance défilent en ce chaud dimanche d’août, nous prenons la route en direction du musée Roger Raveel. 

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    Vue du Musée Roger Raveel

    Comment présenter cet artiste inclassable, né en 1921 ? Ce qui frappe dans ses toiles, c’est le jeu des structures, des couleurs. Beaucoup de blanc – sa devise est « Wit bewaar steeds je geheim » (Le blanc conserve toujours ton secret). Du jaune, du bleu, des couleurs vives, des rayures. Raveel ne dessine pas les visages en général, mais des silhouettes, des formes. Homme ou femme à ses occupations quotidiennes, de face, de dos, à une fenêtre ; parfois un paysage. Raveel mêle les motifs abstraits et figuratifs. Des miroirs sont intégrés dans de nombreuses toiles, et d’autres objets : grillage, tissu, cage à oiseau… 

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    Les visiteurs sont invités à entrer dans L’illusion, un ensemble d’éléments placés en enfilade : à travers le torse découpé d’un personnage, il faut regarder plus loin, à travers un autre cadre. Tout au bout, sur une toile au mur, l’image d’un homme, de dos, à sa fenêtre – l’artiste à son chevalet ? A l’étage, pas loin d’un tapis mural représentant la procession des images, une étonnante Charrette à accrocher le ciel, soit un cube sur roues dont la face supérieure est un miroir ; toutes les faces sont peintes, il faut tourner autour de cet objet astucieux. 

    Par une passerelle, on accède à l’étage réservé à la biennale 2012 (on peut y aller un autre jour, si l’on veut, avec le billet combiné). De Jan Van Imschoot, une série de portraits peints en 2001 à l’occasion d’une exposition dans un hôpital psychiatrique – le regard de Felix ! Une autre peintre dont je retiendrai le nom, Ellen de Meutter : autour de ses personnages en mouvement, le paysage bouge, les couleurs tourbillonnent.

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    Don’t run away from life © Ellen de Meutter

    Parmi les peintres « anciens », j’ai admiré Rachel par Spilliart, et aussi Seule : une petite fille sur le plancher d’un grenier – une scène de théâtre. Un hommage de Van Rysselberghe à la nuque d’Alice Sethe. Coquillages, croupes et mollusques du sarcastique Ensor. A voir aussi, dans une salle de photographies, l’album mural Genesis : des textes d’Hugo Claus illustrés par Raveel.

    Si vous aimez flâner en peinture, ne ratez pas cette biennale. N’imaginez pas revoir en même temps la collection permanente du Dhont-Daenens, elle est en voyage, mais ce serait bien le diable si vous ne vous arrêtiez pas, complètement happé, devant l’une ou l’autre œuvre de ces artistes (plus de trente) qui, de façon parfois si déroutante, ou émouvante, parlent d’eux et de nous.

  • Partout des livres

    « Autour de moi, partout des livres. La lumière de ma lampe promène ses doigts d’argent sur le cristal mat du papier qui recouvre tous les petits dos serrés. Derrière ces dos, il y a un corps simple et mystérieux, qui est celui même de l’esprit humain, dont l’essentiel est invisible. Un sauvage qui n’aurait jamais vu de livres et qui ne connaîtrait pas le secret de l’écriture, en ouvrant un de ces volumes, penserait peut-être à une fourmilière, ou aux brins d’herbe, ou au ciel criblé d’astres. Cet infini, sorti de nous, ne tient-il pas tête à l’infini dont nous sortons et qui nous écrase de ses regards vides ? Livre, firmament intérieur. Pays de mémoire, où les Mères nous bercent et nous sourient toujours. Petits livres à la mesure des mains humaines, souvent serrés sur le cœur. Livres sur lesquels penche le front, qui donnent au front son poids et sa clarté. Celui qui vous aime et qui vit en votre présence connaît la sérénité ; il a déjà commerce avec les immortels. Il sait que tout au long de son chemin terrestre, vous ne ferez jamais défaut. Avant que les livres disparaissent, l’homme aura disparu. »

     

    Adrienne Monnier, Le numéro un (La gazette des Amis des Livres)

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  • D'Adrienne Monnier

    A lire Les gazettes d’Adrienne Monnier, rédigées de 1923 à 1945, j’ai souvent pensé qu’aujourd’hui, cette libraire parisienne aurait tenu un blog littéraire de haut vol. Née en 1892, Adrienne Monnier a perdu son père d’un accident de travail en 1914. C’est grâce à ses indemnités qu’elle a pu ouvrir une librairie : la Maison des Amis des Livres, au 7, rue de l’Odéon. Faute de place, elle n’y vend que les livres de ses amis : Claudel, Leiris, Joyce, Prévert, Gide, Hemingway… Des amis de choix ! 

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    Adrienne Monnier par Gisèle Freund © Gisèle Freund/IMEC/Fonds MC

    L’avant-garde littéraire de la première moitié du XXe siècle se retrouve chez la « nonne des lettres », comme on la surnomme. Séances de lecture, édition de revues, Adrienne Monnier participe au développement de la « jeune littérature » d’alors. « Les gazettes du « Navire d’argent », 1925-1926 » ouvrent ce recueil ; la libraire n’a pu continuer à diffuser sa brochure, elle lui coûtait trop cher, malgré les abonnements, et même avec l’aide de son amie Sylvia Beach qui avait ouvert Shakespeare & Co au n° 12, dans la même rue.

    « Description de la voix de Claudel », le premier texte, commence ainsi : « On ne peut la comparer qu’à l’action de manger. Elle se repaît des mots, elle les mâche, elle en éprouve le goût et en assimile la substance (…) » En moins de vingt lignes, une description superbe. Plus loin, elle parle de « crible machinal » pour rendre l’intonation de Paul Valery. Ecrivains, peintres, spectacles, expositions, Adrienne Monnier présente, cite, raconte, d’une plume très expressive.

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    A l’époque où l’on proposait encore aux clients de couvrir leurs livres de papier cristal, la libraire décrit l’un d’eux, Berthier, qui vient lui demander un recueil de Léon-Paul Fargue. Le poète est dans la librairie, mais son lecteur ne le connaît pas. Quand Fargue se met, par jeu, à déprécier ses propres poèmes, avec insistance, Berthier lui répond sèchement d’abord, puis se fâche. Alors Adrienne M. tend le livre au poète, avec le nom de Berthier sur un bout de papier, puis le lui rend, dédicacé – s’ensuivra une « poignée de main comme l’arc-en-ciel. »

    « Visite à Marie Laurencin » : Marcelle Auclair, Sylvia Beach et Adrienne Monnier prennent le thé chez la peintre qui fut un temps l’amante d’Apollinaire. Il est question d’une amie battue par son petit ami, de plusieurs façons de se coiffer – « Pour plaire aux hommes, il vaut mieux passer pour bête, moi je suis la reine des gourdes », déclare Marie Laurencin. Elle montre sa toile en cours, fait visiter son appartement plein de ces femmes aux « grands yeux vides et volubiles comme le ciel entre les murs », dans de jolis cadres.

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    Adrienne Monnier (1892-1955), libraire française, dans sa "Maison des amis des livres",
    7, rue de l'Odéon. Paris, 1935. © Roger-Viollet

    Les « Ecrits divers, 1923-1931 » comportent des critiques de livres, de poésie surtout, et des préfaces pour des expositions – « Une nature morte, quelle singulière façon d’appeler ces tentatives vraiment magiques de donner la vie à ce qui paraissait inanimé. » Idem pour « Les airs du mois de « La N.R.F. », 1934-1937 ». Sujet du temps, « Le swastika » : les Allemands en font un usage inquiétant, elle en cherche l’origine, distingue les graphismes, étudie le symbole.

    Adrienne Monnier aime le cinéma, s’enthousiasme pour une adaptation d’« Alice au pays des merveilles », pour Fernandel. Le cirque (illustration ci-dessous), les Folies-Bergère, un rayon « Chiens et chats de toutes races » à la Samaritaine, Maurice Chevalier ou Noël-Noël, c’est toute une vie parisienne dont elle se fait la chroniqueuse.

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    Parfois, la libraire s’échappe en Savoie (« Esquisse des Déserts ») ou à Tignes, à Venise, et note ses impressions. Mais c’est principalement Paris qui l’inspire : ce « coude du quai d’Orléans »« La Seine ouvre les bras et enserre la Cité. Ne disons plus rien, c’est trop beau. La ville et le fleuve chantent à l’unisson. L’hiver peut venir. » Et surtout le pont des Arts, qu’elle traverse lentement « parce que, des deux côtés, Paris est doux et magnifique, parce qu’on est là au seuil des îles, parce qu’on peut s’asseoir sur un banc, le regard perdu dans le regard fascinant et moqueur de la jeune femme fleuve. » (« Petite promenade »)

    Après les gazettes de « Vendredi », il y aura « La gazette des Amis des Livres », grâce à une « aubaine » : Gallimard lui a acheté la traduction d’Ulysse, un apport d’argent bienvenu dans une période difficile. La vie de libraire a comblé Adrienne Monnier – « j’exerçais depuis deux ans un métier dont je ne savais pas encore grand-chose, sinon l’ivresse de causer avec des gens qui aimaient les livres que j’aimais. » – mais elle n’en cache pas les difficultés.

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    Adrienne Monnier devant sa librairie

    Lire Les gazettes d’Adrienne Monnier, c’est passer des livres dont on coupe encore les pages à l’art, à une réflexion sur la guerre ou sur la société. L’élite, la classe, la bourgeoisie, la noblesse, voilà des notions qu’elle commente, à rebours des lieux communs. Les persécutions contre les Juifs en Allemagne lui inspirent des « Réflexions sur l’antisémitisme » en novembre 1938, une quinzaine de pages.

    Sa causerie sur « L’Ulysse de Joyce et le public français » (1931) constitue une belle introduction à la lecture. Barrault, « Verve » (Adrienne Monnier a écrit pour la revue d’art de Tériade), la survie dans Paris occupé (« Lettre aux amis de zone libre ») – on apprend par ailleurs que le chocolat manquait « terriblement » à Henri Michaux, « qu’il en avait besoin pour travailler »Madame Colette à qui elle lit les lignes de sa main... plus de septante sujets et autant d’entrées dans le monde d’une libraire dont on aurait aimé passer la porte.