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Passions - Page 386

  • La maladie d'amour

    Charles Swann, dans A la recherche du temps perdu, est un esthète aux cheveux roux, aux yeux verts, porté sur les jolies femmes. Ce flirteur invétéré n’hésite pas à se servir de ses relations pour s’en rapprocher, aussi le grand-père du narrateur s’écrie quand il reçoit une lettre de lui : « Voilà Swann qui va demander quelque chose : à la garde ! »  

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    Source : http://www.lemotlachose.com/un-amour-de-swann-a-la-recherche-de-pierre-alechinsky/

    Un amour de Swann peut se lire comme un roman isolé, Proust lui-même y voyait une bonne porte d’entrée dans son œuvre. C’est une des incarnations littéraires les plus inoubliables de la maladie d’amour. Le récit des circonstances dans lesquelles Swann rencontre Odette de Crécy, « demi-mondaine » comme on disait alors pour ce genre de femme entretenue, la revoit, la cherche, l’aime, la soupçonne, la regarde s’éloigner de lui, puis regrette d’avoir gâché des années de sa vie pour une femme qui n’était pas son genre, est un flash-back, un récit dans le récit, un microcosme.

     

    Voire une mise en abyme : cette liaison se déroule à l’époque de la naissance du narrateur, qui se la fera raconter – « (…) bien des années plus tard, quand je commençai à m’intéresser à son caractère à cause des ressemblances qu’en de tout autres parties il offrait avec le mien (…) »

     

    Au physique, Odette déplaît d’abord à Swann, et la beauté de son corps pourtant « admirablement fait » est gâchée par la mode de l’époque qui donne « à la femme l’air d’être composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres » (formidable description de sa toilette). Tout changera quand il retrouvera ses traits dans la Zephora de Botticelli. 

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    Botticelli, Les Epreuves de Moïse, détail, Chapelle Sixtine (de face, Zephora, "la fille de Jethro")

    La première vedette féminine (l’histoire débute avec elle), c’est Mme Verdurin et son « noyau » de « fidèles », ses soirées qui ne ressemblent en rien à celles des « ennuyeux » (les aristocrates à ses yeux de bourgeoise). Elle les anime, du haut de son siège-escabeau suédois « en sapin ciré », un cadeau, comme férocement résumé ici : « Telle, étourdie par la gaîté des fidèles, ivre de camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin, juchée sur son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dans du vin chaud, sanglotait d’amabilité. »

     

    Odette, « un amour », une des seules femmes admises dans son cercle avec l’épouse du Dr Cottard, y introduit Swann après l’avoir harponné, et c’est là qu’il réentend la « phrase musicale » de Vinteuil qui va l’envoûter. « Les êtres nous sont d’habitude si indifférents que, quand nous avons mis dans l’un d’eux de telles possibilités de souffrance et de joie pour nous, il nous semble appartenir à un autre univers, il s’entoure de poésie, il fait de notre vie une étendue émouvante où il sera plus ou moins rapproché de nous. » Il y a là de merveilleuses pages sur l’écoute de la musique, l’ivresse auditive.

     

    Relire Un amour de Swann, c’est s’arrêter aux détails sautés la première fois ou bien oubliés, par exemple quand Odette, qui prétend aimer les « antiquités », déplore que son amant habite dans un hôtel du quai d’Orléans « indigne de lui » et lâche, à propos de la décoration chez une de ses amies où tout est « de l’époque » (laquelle ? impossible pour Odette d’éclairer Swann sur ce point) : « Tu ne voudrais pas qu’elle vécût comme toi au milieu de meubles cassés et de tapis usés ». 

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    Livre de Poche 1971, 1988, 2006

    L’arrivée du comte de Forcheville chez les Verdurin, qui a l’art de se fondre dans sa coterie contrairement à Swann, marque le tournant de ses relations avec Odette. «  L’amour est une maladie, on le sait, ou plutôt, on ne le sait pas assez. Le véritable organe sexuel de Proust, c’est la jalousie. » (Roland Barthes) Swann dissimule sa jalousie, pour ne pas donner à Odette « cette preuve qu’il l’aimait trop, qui, entre deux amants, dispense, à tout jamais, d’aimer assez, celui qui la reçoit. »

     

    Relire, c’est prendre le temps de s’arrêter, page 289 (Pléiade 1984), sur une « musique stercoraire » ; page 292, sur « aller villégiaturer dans des latrines » ; page 304, sur « le chimisme même de son mal ». Sur des effets de style, page 354, où Swann se dit : « On ne connaît pas son bonheur. On n’est jamais aussi malheureux qu’on croit » ; quelques lignes plus loin, « il se dit qu’on ne connaît pas son malheur, qu’on n’est jamais si heureux qu’on croit. »

     

    Et pour finir, sur la silhouette bien croquée de Mme Cottard, croisée par Swann dans l’omnibus, en pleine « tournée de visites « de jours », en grande tenue », qu’il suit des yeux quand elle en descend, « l’aigrette haute, d’une main relevant sa jupe, de l’autre tenant son en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre, laissant baller devant elle son manchon. » De quoi nourrir une amusante leçon de vocabulaire.

     

    Relire La Recherche (2)

     

    Relire La Recherche (1)

     

  • Mon art

    Chagall Ma vie couverture.jpg« Mais mon art, pensais-je, est peut-être un art insensé, un mercure flamboyant, une âme bleue, jaillissant sur mes toiles.

    Et je songeais : « A bas le naturalisme, l’impressionnisme et le cubisme réaliste ! »

    Ils me rendent triste et contraint.

    Toutes les questions – volume, perspective, Cézanne, la plastique nègre – sont ramenées sur le tapis.

    Où allons-nous ? Qu’est-ce que cette époque, qui chante des hymnes à l’art technique, qui divinise le formalisme ?

    Que notre folie soit la bienvenue !

    Un bain expiatoire. Une révolution du fond, non seulement de la surface.

    Ne m’appelez pas fantasque ! Au contraire, je suis réaliste. J’aime la terre. »

     

    Marc Chagall, Ma vie

  • Sa vie par Chagall

    Je vous ai déjà parlé de Chagall cette année, de la rétrospective bruxelloise qui vient de fermer ses portes, de son catalogue, du musée de Nice. En 1922, à Moscou, le peintre achevait d’écrire Ma vie, l’autobiographie de ses années russes. Bella, sa femme, a traduit en français ce texte qu’accompagnent une trentaine de dessins. 

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    Pages de l'édition 1931 de "Ma Vie"

    Marc Chagall est né en 1887 à Vitebsk, « ville triste et joyeuse ! », le jour d’un grand incendie dans le quartier des pauvres juifs : « Je n’ai pas voulu vivre. Imaginez une bulle blanche qui ne veut pas vivre. Comme si elle s’était bourrée de tableaux de Chagall. On l’a piqué avec des épingles, on l’a plongé dans un seau d’eau. Enfin, il rend un faible piaulement. Pour l’essentiel, je suis mort-né. » 

     

    Son père a travaillé comme ouvrier pendant trente-deux ans dans un dépôt de harengs. « Le soir entrait avec lui. » La mère de Chagall n’a pas eu la vie facile, il la revoit frappant la toile cirée de la table, sans « personne avec qui causer. » Elle aimait tant parler – « Mon fils, cause avec moi. »

     

    Chagall se souvient du grand-père barbu, « précepteur religieux », et de l’autre, boucher, et de l’indifférence des siens pour son art. Un oncle a peur de lui tendre la main – « Si je me mettais à le dessiner ? Dieu ne le permet pas. Péché. » Un autre, excellent coiffeur, le seul à être fier de son neveu dans tout le voisinage, refuse pourtant son portrait.

     

    « Au-dessus de la ville » (ci-dessous) montre ce que Chagall voyait du grenier, d’où il aimait observer les allées et venues des habitants, les oiseaux, le ciel, l’agitation quand survenait un incendie. Un temps, il prend des leçons de chant chez un chantre qu’il assiste à la synagogue. Il rêve d’entrer au Conservatoire, d’apprendre le violon ou de devenir danseur, poète…

     

    « Cependant les années s’avançaient. Il fallait commencer à imiter les autres, leur ressembler. » Sa mère l’envoie étudier la Bible chez un rabi, dont le vieux chien roux l’effraye. Un jour, l’animal le mord au bras et à la jambe, avant d’être abattu – il avait la rage. Le médecin ne laisse au garçon que quelques jours à vivre, on l’envoie à Pétersbourg. Lui se sent un héros, l’hôpital lui plaît – « coucher seul dans un lit blanc », du bouillon et un œuf pour déjeuner.  

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    Marc Chagall, Au-dessus de la ville

    Guéri, il rentre à la maison. A treize ans, Marc Chagall est triste, il craint l’âge adulte. A l’école, il se sent devenir « encore plus bête », se met à bégayer. Un camarade regarde ses dessins au mur de la chambre : « Ecoute, tu es donc un vrai artiste ? » Le mot entre en lui, il ne sera jamais commis, comptable ou photographe, comme l’a imaginé sa mère. Elle finit par accepter de l’inscrire à l’Ecole de peinture de M. Pènne, qui lui trouve « des dispositions ».

     

    La vie ordinaire charrie ses malheurs : sa petite sœur Rachel meurt, puis un voisin, veillées, cimetière... Un élève de Pènne, fils d’un gros marchand, devient son ami, et lui laisse « espérer valoir plus que l’humble gosse de la rue de Pokrawskaja ». Ils projettent de poursuivre leurs études artistiques à Pétersbourg. Son père lui jette alors vingt-sept roubles sous la table (« Je lui pardonne, c’était sa manière de donner »), les seuls jamais reçus de lui. 

     

    « L’essentiel, c’est l’art, la peinture, une peinture différente de celle que tout le monde fait. » Où trouver de l’argent et surtout, comment obtenir l’autorisation ? « Je suis israélite. Or, le tzar a fixé une certaine zone de résidence dont les Juifs n’ont pas le droit de sortir. » En 1907, à vingt ans, il s’en va « vers une vie nouvelle, dans une ville nouvelle ».

     

    Tourmenté par les filles – Nina, Aniouta, Olga, Théa –, il finit par oser les approcher, les embrasser. Puis Chagall rencontre Bella : « Je sentis que c’était elle, ma femme. » Il cherche une chambre où elle puisse venir le voir, poser pour lui. Subventionné quelques mois par un ami des arts, il travaille ensuite comme domestique chez un avocat, puis, après avoir été arrêté, s’engage chez un peintre d’enseignes pour pouvoir habiter la capitale.

     

    L’Ecole d’art lui semble du temps perdu, son maître trop négatif. Chagall entre alors à l’Ecole de Bakst chez qui passe « un souffle européen ». Mais de là aussi, il s’en va frustré – est-il incapable de s’instruire ? Trois mois plus tard, Bakst apprécie enfin une toile de lui et l’accroche au mur. Espoir. Le jeune peintre voudrait suivre Bakst à Paris, ses parents refusent de l’accompagner : il doit partir pourtant, écrit-il, même pour vivre seul dans une cage. 

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    Winawer, un député de la Douma, « presque un père », lui achète deux toiles (son premier acheteur !) et subventionne son séjour à Paris. Le Louvre l’éblouit, il lui semble tout découvrir, « surtout l’art du métier ». A la Ruche, il peint sur tout ce qu’il trouve, nappes, chemises, seul devant sa lampe à pétrole, affamé. Bakst qu’il revoit aux Ballets russes accepte de venir voir son travail : « Maintenant, vos couleurs chantent. » 

     

    Chagall raconte ses débuts parisiens, les rencontres avec des artistes, des poètes. La vie est difficile, mais il s’écrie : « Paris, tu es mon second Vitebsk ! » Rentré en Russie pour le mariage de sa sœur, le jeune peintre y est retenu par la guerre : où aller ? Il épouse en 1915 Bella Rosenfeld, fille de bijoutiers. Elle préfère les grandes villes, lui la campagne. Son beau-frère lui trouve un emploi dans un bureau militaire, qu’il abandonne juste avant la révolution de février.

     

    Son nom est proposé au Ministère des Arts, et malgré la méfiance de sa femme, Chagall accepte de diriger l’Ecole des Beaux-Arts à Vitebsk où il se démène pour obtenir des crédits, des professeurs, des élèves – « J’engendrais des dizaines de peintres. » Mais le costume de fonctionnaire soviétique ne lui va pas. Trahi par ses amis, il est expulsé de son école, repart à Moscou où on viendra pourtant le rechercher plus tard.

     

    Sa belle-famille est ruinée – après les pogroms antijuifs viennent les pillages antibourgeois – et Chagall se rend compte que sa peinture n’a plus de place dans l’art prolétarien. Malgré la misère, il veut garder son âme. « Exaspéré, je me suis jeté avec acharnement sur le plafond et les murs du Théâtre de Moscou. » Il réclamera en vain d’être payé. Désespéré, Chagall décide de laisser tout ça pour Paris, les Russes n’ont pas besoin de lui. « Et peut-être l’Europe m’aimera et, avec elle, ma Russie. »

  • Rythme

    proust,a la recherche du temps perdu,du côté de chez swann,combray,roman,littérature française,relire,pluie,culture« Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l’avait heurté, suivi d’une ample chute légère comme de grains de sable qu’on eût laissés tomber d’une fenêtre au-dessus, puis la chute s’étendant, se réglant, adoptant un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle : c’était la pluie. 

    – Eh bien ! Françoise, qu’est-ce que je disais ? Ce que cela tombe ! Mais je crois que j’ai entendu le grelot de la porte du jardin, allez donc voir qui est-ce qui peut être dehors par un temps pareil. »

    Marcel Proust, Combray (Du côté de chez Swann)

     

    Photo : Vue de la fenêtre de la chambre d'enfant de Marcel, après la pluie. Le Combray de Marcel Proust à Illiers-Combray © Silvia López / Pinterest

     

  • Retour à Combray

    J’ai trop souvent différé de reprendre A la recherche du temps perdu, cette fois je m’y mets, in extenso. Dans Du côté de chez Swann, relu tant de fois, Combray est le splendide portail de La Recherche. Ce texte de Marcel Proust ne s’ouvre pour moi ni sur la phrase fameuse, ni sur le sifflement des trains, mais sur celle-ci qui m’est chère, au deuxième paragraphe : « J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. » 

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    Première édition chez Grasset, 1913

    L’édition en trois volumes dans la Pléiade (la dernière en comporte quatre) est préfacée par Maurois. « Définir Proust par les événements et les personnages de son livre serait aussi absurde que définir Renoir : un homme qui a peint des femmes, des enfants et des fleurs. Ce qui fait Renoir, ce ne sont pas ses modèles, c’est une certaine lumière irisée dans laquelle il place tout modèle. »

     

    « Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. » C’est une autre de ces phrases magiques à l’orée d’un paragraphe. Proust parle d’un monde qui n’est plus, mais nous nous y retrouvons. Et quand il écrit : « le branle était donné à ma mémoire », c’est comme s’il frappait sur un gong qui ébranle la mienne.

     

    J’irai donc lentement, pour savourer le texte à l’aise, y faire des allers retours, m’arrêter aux passages nouveaux pour moi – il y en a toujours qui nous ont échappé, que les yeux ont parcourus pendant que la pensée se promenait, encore à méditer ce qui précédait ou à suivre quelque écho intérieur. 

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    Le premier portrait de Swann, décrit ici tel que le narrateur le voyait enfant, à travers les propos de sa grand-tante, de ses grands-parents, voisins du « fils Swann » à Combray, est l’occasion pour Proust de s’arrêter à « l’acte si simple que nous appelons « voir une personne que nous connaissons », « en partie un acte intellectuel » :

     

    « Nous remplissons l’apparence physique de l’être que nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui, et dans l’aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n’était qu’une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons. »

     

    C’est peine perdue, écrit Proust, de chercher à évoquer notre passé par les efforts de l’intelligence seule, juste avant l’épisode de ce morceau de gâteau amolli dans une cuillerée de thé qui fait naître en lui « un plaisir délicieux », une « puissante joie », sans explication jusqu’à ce que le souvenir de la petite madeleine que sa tante Léonie lui offrait le dimanche matin, quand il allait lui dire bonjour dans sa chambre, lui apparaisse et avec lui « tout Combray et ses environs ». 

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    Après la mort de son mari, cette tante n’a plus quitté Combray, puis sa maison, sa chambre et pour finir son lit, son existence limitée à deux pièces contiguës. « L’air y était saturé de la fine fleur d’un silence si nourricier, si succulent, que je ne m’y avançais qu’avec une sorte de gourmandise ». Quelle description que celle de la première chambre où il attendait de pouvoir entrer chez elle, des odeurs et des formes, du feu déjà allumé jusqu’au couvre-lit à fleurs ! Et celle du tilleul, « capricieux treillage dans les entrelacs duquel s’ouvraient les fleurs pâles » !

     

    Marcel Proust m’éblouit, me comble par sa manière de rendre à la fois la perception des choses et le cours de la pensée. Quand il fait parler ses personnages, il les rend plus présents encore : « Tâchez de garder toujours un morceau de ciel au-dessus de votre vie, petit garçon », dit M. Legrandin, à qui la grand-mère du narrateur reproche « de parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre, de ne pas avoir dans son langage le naturel qu’il y avait dans ses cravates lavallière toujours flottantes, dans son veston droit presque d’écolier. »

     

    Combray, ce sont les délicieuses lectures, à l’intérieur ou au jardin, les heures qui sonnent au clocher de Saint-Hilaire et que parfois il n’entend pas – « l’intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées et effacé la cloche d’or sur la surface azurée du silence. » Ce sont les deux « côtés » pour se promener : le côté de Méséglise-la-Vineuse autrement dit le côté de chez Swann parce qu’on passe alors devant sa maison, et le côté de Guermantes, alors si loin l’un de l’autre en apparence, « dans les vases clos et sans communication entre eux d’après-midi différents ».

     

    A relire cette première partie, je suis à nouveau stupéfaite de voir tout ce qu’elle contient déjà de La Recherche, personnages, motifs, thèmes, emmêlés aux plaisirs de la table, aux habitudes familiales, aux rencontres, aux couleurs du ciel et des paysages. A la fin de Combray, le narrateur confie ses appréhensions : sur quoi donc écrira l’écrivain qu’il veut être un jour ? a-t-il des dispositions, du génie, ou renoncera-t-il ? Le jour où il arrive à rendre sur une page le plaisir spécial qu’il a ressenti à suivre du regard les deux clochers de Martinville et celui de Vieuxvicq depuis la voiture du docteur Percepied (qui les ramène à Combray en passant chez un malade à Martinville-le-Sec), la réponse se dessine :

     

    « Je ne repensai jamais à cette page, mais à ce moment-là, quand, au coin du siège où le cocher du docteur plaçait habituellement dans un panier les volailles qu’il avait achetées au marché de Martinville, j’eus fini de l’écrire, je me trouvai si heureux, je sentais qu’elle m’avait si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu’ils cachaient derrière eux, que comme si j’avais été moi-même une poule et si je venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à tue-tête. »

     

     Relire La Recherche (1)