Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Passions - Page 383

  • Chagall texto

    Le catalogue de la rétrospective Chagall à Bruxelles permet de la revisiter à travers de très belles illustrations, la part des textes y est aussi essentielle. Michel Draguet, commissaire de l’exposition, qui écrit dans la préface que « Chagall n’a, sans doute, jamais été autant d’actualité », y signe une belle analyse : « Chagall et la modernité : entre fable et utopie ».

    chagall,catalogue,exposition,bruxelles,2015,autobiographie,mémoires,peinture,art,vie,culture
    Photo de Chagall © Studio Lipnitzki / Roger-Viollet

    Pourquoi Chagall « texto » ? Parce que si on connaît son autobiographie Ma vie, écrite en 1921-1922, on découvre ici pour la première fois la traduction française de ses notes ultérieures en russe, retrouvées dans les archives de Marc et Ida Chagall. « Mémoires » de Marc Chagall, un texte d’une trentaine de pages, fournit une splendide entrée à ce catalogue.

     

    « Les années passent, les mois et les jours s’envolent. Tant de pluie est tombée, tant de neige ! On se réveille un beau matin et il semble qu’un an vient de passer, mais ce n’est qu’un nouveau jour, et çà et là une nouvelle ride a surgi : dans le dos, au plafond, sur la joue. Que de tristesse, de sourires, d’attentes, de rencontres et d’espoirs ! Quand vais-je laisser mes pinceaux et prendre la plume pour écrire encore quelques lignes sur ma vie ? Il y a près de cinquante ans, à Moscou, j’ai écrit en hâte ce petit livre sur neuf ou dix cahiers d’école, et voici la question : qui suis-je ? Je ne suis ni Michel-Ange, ni Mozart, ni Haydn, ni Goya, mais simplement un certain Chagall de Vitebsk, et je n’ai aucune envie d’imposer ma biographie aux autres. »

     

    C’est le début de ce texte émouvant, où l’artiste qui a tant aspiré à la paix cherche à guérir de la guerre, des larmes, des souffrances. Après la seconde guerre mondiale, il veut récupérer à Berlin les tableaux laissés chez Walden, à la galerie Der Sturm. Le galeriste lui demande de nouveaux tableaux, maintenant qu’il est célèbre – « Mais vos vieux tableaux, je ne les ai plus. » Au procès contre Walden, le juge lit à voix haute une lettre où Robert Delaunay a écrit que « Chagall ne connaît pas son métier. » Déception, amertume des amitiés trahies. De retour à Paris – « Quel air, quel mirage, quelle ivresse ! » –, Chagall constate qu’à La Ruche aussi, toutes ses affaires ont disparu : tableaux, lettres, livres, photographies, son chevalet même.  

    chagall,catalogue,exposition,bruxelles,2015,autobiographie,mémoires,peinture,art,vie,culture
    Marc Chagall, rétrospective 1908-1985, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique, Fonds Mercator/MRBAB, Bruxelles, 2015.

    « Tout art est le résultat du travail : du travail en atelier, de l’observation de la nature. C’est ainsi. Mais depuis longtemps je considère que tout ce qui nous traverse l’esprit – même si ce n’est pas toujours logique – est aussi important que le reflet du monde extérieur. C’est peut-être justement l’expression de notre monde intérieur mais aussi du monde extérieur lui-même. Pour moi, dans l’art, les soupirs ont de l’importance. »

     

    La Bible, les voyages, l’exil, la musique, Kafka (« Non seulement je le connais, mais je le porte en moi, ou bien c’est moi qui suis en lui, depuis l’enfance »), les couleurs, le plafond de l’Opéra de Paris…, Chagall écrit sur tout ce qui compose sa vie d’homme, sa vie d’artiste. Il ne faudrait pas que ses merveilleuses couleurs et sa fantaisie fassent oublier les difficultés et les malheurs qu’il a rencontrés.

     

    Draguet le rappelle : « l’œuvre de Chagall s’ouvre sur une fuite éperdue du village juif prisonnier de la Russie impériale de la fin de siècle. » Antisémitisme d’Etat, racisme ordinaire ont fait de lui un exilé habité par l’héritage hassidique de sa vie en Russie ; « le blasphème que constitue le simple acte de dessiner » l’a isolé de son milieu familial. Le voilà « nomade », voué à peindre et figurer sans cesse son « pays de nulle part », un monde imaginaire ancré dans l’existence terrestre.

     

    « Dieu, toi qui te dissimules dans les nuages,
    Ou derrière la maison du cordonnier,
    Fais que se révèle mon âme,
    Ame douloureuse de gamin balbutiant.
    Montre-moi mon chemin.
    Je ne voudrais pas être pareil à tous les autres :
    Je veux voir un monde nouveau (…) »

     

    « Seul est mien
    Le pays qui habite mon âme
    J’y entre sans passeport
    Comme chez moi
    Il voit ma tristesse et ma solitude
    Il m’endort
    Et me couvre d’une pierre parfumée »

    Jean-Claude Marcadé examine le terreau russe dans l’oeuvre de Chagall, il souligne sa « très grande affinité » avec le monde poétique d’Essénine. Marcello Massenzio met en garde contre les lieux communs réduisant son art « à la seule dimension onirico-fantastique ». A côté des toiles « idylliques », d’autres expriment les drames de son époque. Dès 1933, sa peinture devient l’une des cibles principales de la propagande nazie antisémite – Le rabbin jaune est transporté dans les rues de Mannheim puis exposé pour faire savoir au contribuable « comment on gaspille (son) argent », c’est la campagne contre « l’art dégénéré ». Cette année-là, Chagall peint La chute de l’ange et Solitude. L’Apocalypse en lilas. Cappricio (gouache de 1945-1947, ci-dessous), montrée à l’exposition, projet d’une œuvre jamais réalisée, est une puissante vision de l’Holocauste. 

    chagall,catalogue,exposition,bruxelles,2015,autobiographie,mémoires,peinture,art,vie,culture
    Marc Chagall, Apocalypse en lilas. Capriccio, 1945 © The London Jewish Museum of Art

    L’analyse des tableaux de Chagall par Ugo Volli non comme un espace fictif ou narratif, mais comme un discours où la présence simultanée de figures ou de « nuages de figures » est avant tout « relation de sens », aide à comprendre comment les motifs récurrents y fonctionnent, surtout comme des symboles ou des attributs (« Une peinture hiéroglyphique ? »). Enfin pour tous ceux qui aiment les petits commentaires éclairants, le catalogue offre une très utile « lecture critique » d’une cinquantaine d’œuvres de Chagall. Un beau livre à acquérir ou à emprunter en bibliothèque, je vous le recommande.

     

     

     

     

  • Gaie et sociable

    Dernières lignes des Essais de Montaigne   

    « Les plus belles vies sont, à mon avis, celles qui se conforment au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans rien d’extraordinaire et sans s’écarter [de ce modèle]. [Je dirai] maintenant que la vieillesse a quelque peu besoin d’être traitée plus tendrement. montaigne,les essais,en français moderne,essai,littérature française,autoportrait,philosophie,vie,vieillesse,cultureRecommandons-la au dieu protecteur de la santé et de la sagesse* – mais une sagesse gaie et sociable : 

    Frui paratis et valido mihi,
    Latoe, dones, et precor, integra
     

    Cum mente, nec turpem senectam 

    Degere, nec cythara carentem.** 

     

    [Accorde-moi, ô fils de Latone, de jouir avec une santé robuste des biens que j’ai acquis et, je t’en prie, avec des facultés intellectuelles intactes ; fais que ma vieillesse ne soit pas déshonorante et qu’elle puisse encore toucher la lyre.]

    * Apollon / ** Horace, Odes, I, 31, v.17-20.

    Anonyme, Portrait de Montaigne, vers 1590.

     

  • Moi que je peins

    Avertissant d’emblée le lecteur des Essais qu’il écrit sans autre fin « que domestique et privée », Michel de Montaigne (1533-1592) est explicite : « C’est moi que je peins ». Voici pour ce troisième billet quelques lignes de cet autoportrait aux couleurs changeantes. « Il se produit mille mouvements de l’âme irréfléchis et capricieux chez moi. Ou l’humeur mélancolique s’est emparée de moi, ou bien c’est l’humeur colérique, et sous leur autorité particulière, à telle heure la tristesse prédomine en moi, à telle autre l’allégresse. » 

    montaigne,les essais,en français moderne,essai,littérature française,autoportrait,philosophie,vie,culture
    Montaigne vers 1580, à l'âge de 47 ans © Montaigne Studies

    Quand Montaigne entreprend de se décrire, c’est d’abord au physique : « la taille forte et ramassée, le visage, non pas gras, mais plein ; la complexion, entre le jovial et le mélancolique, moyennement sanguine et chaude (…) ». A peine écrit-il qu’il a la santé « forte et vigoureuse,  rarement troublée par les maladies jusqu’à un âge bien avancé » qu’il corrige : « J’étais tel, car je ne me considère plus [ainsi] à l’heure actuelle où je suis engagé dans les avenues de la vieillesse, ayant depuis longtemps franchi les quarante ans. » Il a 47 ans. « Ce que je serai dorénavant, ce ne sera plus qu’un demi-être, ce ne sera plus moi. Je m’échappe tous les jours, et je me dérobe à moi. » 

    Puis au moral : « rien de vif », seulement « une vigueur pleine et solide », et ne valant rien s’il a un autre guide que sa « pure et libre volonté », « extrêmement oisif, extrêmement libre et par nature et par dessein prémédité. » Montaigne ne cache pas son caractère délicat et « incapable de [supporter] l’inquiétude », à tel point qu’il préfère qu’on lui dissimule les pertes et les désordres qui le touchent. Ni sa manière d’être, « endormie et insensible (…) devant les événements malheureux qui ne (le) frappent pas directement – « manière d’être que je considère comme l’une des meilleures qualités de mon état naturel ».

     

    Il déteste les masques : « Un cœur noble ne doit pas déguiser ses pensées : il veut se faire voir jusqu’au-dedans : ou tout y est bon, ou au moins, tout y est humain. » Non qu’il faille toujours tout dire, « mais ce qu’on dit, il faut que ce soit tel qu’on le pense ; autrement, c’est de la perversité. »

     

    Le Livre III commence bien : « Personne n’est exempt de dire des sottises. Le malheur est de les dire avec sérieux. » Montaigne y répète son objectif : « J’expose une vie humble et sans gloire ; cela n’a pas d’importance : on attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie ordinaire et privée qu’à une vie de plus riche étoffe : chaque homme porte [en lui] la forme entière de la condition humaine. »

     

    De qui recherche-t-il la société ? De ceux qu’on appelle « honnêtes hommes » et « habiles hommes » (savants, talentueux). « Je reconnais les gens qui me conviennent à leur silence lui-même et à leur sourire et je les découvre  mieux, peut-être, à table que dans la salle du conseil. »

     

    Accablé à trente ans par la mort de son ami La Boétie, Montaigne s’en est distrait par l’amour et c’est pour lui l’antidote à la tristesse que de changer de pensée quand une pensée pénible l’occupe. « Toujours le changement soulage, désagrège et disperse. Si je ne veux pas combattre cette pensée, je lui échappe, et en la fuyant je m’écarte du chemin, je ruse : changeant de lieu, d’occupation, de compagnie, je me sauve dans la foule d’autres passe-temps et pensées, où elle perd ma trace et me perd. » (« Sur la diversion »)

     

    Voyageur à cheval plutôt qu’à pied – « Je réponds ordinairement à ceux qui me demandent pourquoi je fais des voyages que je sais bien ce que je fuis, mais non ce que je cherche » –, Montaigne sait que « ce plaisir de voyager porte témoignage d’inquiétude et d’inconstance. » Il le confesse : « seule la variété me contente, et la possession de la diversité, si du moins quelque chose me contente. » – « Une seule corde ne suffit jamais à me retenir. « Il y a de la vanité, dites-vous, dans ce passe-temps. » Mais où n’y en a-t-il pas ? Et ces beaux préceptes sont vanité, et vanité toute la sagesse. »

     

    Terminer la lecture des Essais dans cette version en français moderne « destinée au plus vaste public », ce n’est certes pas en avoir fini avec Montaigne, ni même avec ses trois Livres qui n’ont jamais fini de dire ce qu’ils ont à dire, pour reprendre une des définitions d’Italo Calvino (Pourquoi lire les classiques).

     

    Comment ne pas y revenir ? Montaigne dans sa « librairie » se peint de façon si vivante qu’il nous entraîne à réfléchir sur mille et un aspects de notre vie, de notre condition. Compagnon, témoin, penseur, il écrit pour lui, pour nous, ni juge ni moraliste sinon de lui-même : « La peste de l’homme c’est de penser qu’il sait. »

  • Majesté

    « Quinze ans ! c’est l’âge rêvé pour un éphèbe. Pour un chat, c’est un âge de majesté et de face-à-main, d’irritabilité aussi, surtout s’il est de ce poids, de ce poil, de cette taille, de cette opulente sombre tacheture.

    le-gout-des-chats.jpgLe voici qui est arrivé, parce que l’avenue cesse et que c’est la maison avec les quatre volets clos et la porte close aussi, afin de faire la nuit parce que tout le monde dort.

    Vous lui dites mille termes aimables. Il s’assied : établit sur vous un vieux regard ferrugineux royal.

    Vous voudriez le prendre. Le porter, le tenir – c’est émouvant un animal pareil ! Mais d’abord, le pourriez-vous faire, il ne ronronnerait pas – je sais bien que c’est ça, ce tonnerre entre des enrochements du Zambèze ou du Niagara que vous voudriez entendre ; eh bien il ne le ferait pas – ensuite il s’en faut de beaucoup que vous le puissiez jamais atteindre. Voyez où il est déjà, et comme il marche plein d’offense et en se retournant ! Dans les hauts pois de senteur, il y a un peu d’ombre. Va-t-il dormir ? Plutôt, il a une idée. Il se dresse et se fait les griffes de toute sa longueur et de toute sa force contre une borne qui est là qui lance des étincelles. »

     

    Charles-Albert Cingria, Canicules sardes in Le goût des chats

  • Le goût des chats

    Quoi de mieux qu’un chat sur les genoux, entre le bureau et mes mains au clavier, pour vous parler de ce petit livre pour aficionados ? Le goût des chats, dans l’esprit de la collection du Petit mercure, réunit des textes choisis et présentés par Jacques Barozzi, un de ses auteurs réguliers. Une centaine de pages, une trentaine d’auteurs, de Louis Nucéra à J.-K. Huysmans. 

    le goût des chats,essai,extraits,chats,littérature,culture
    Mina

    Dans l’introduction, Barozzi cite Théophile Gautier : « Les chats se plaisent dans le silence, l’ordre et la quiétude, et aucun endroit ne leur convient mieux que le cabinet du littérateur. » (Gautier aimait aussi les chiens, rappelez-vous Fanfreluche.) Et Mallarmé qui parle dans une lettre de Neige, « une adorable maîtresse toute blanche ». Il y aura bien d’autres jolis de noms de chats dans ce petit recueil comme Muezza, la chatte préférée de Mahomet ou Mysouff, le chat d’Alexandre Dumas, qui le conduisait tous les matins « jusqu’à la rue de Vaugirard » et tous les soirs l’y attendait.

     

    Baudelaire est bien sûr à la place d’honneur : « C’est l’esprit familier du lieu ; / Il juge, il préside, il inspire / Toutes choses dans son empire ; / Peut-être est-il fée, est-il dieu ? » (Le chat, II) Je révise le sonnet des Chats, me souvenant d’un mémorable dîner d’anniversaire à Moscou, où, après que Sergueï, notre guide-interprète, nous avait fait la grâce de réciter des vers russes, pour nous faire entendre la poésie dans sa langue, je m’étais lancée : « Les amoureux fervents et les savants austères… »

     

    Poésie, prose, conte, mémoires, le chat se faufile dans tous les genres. Frédéric Vitoux, à qui l’on doit l’excellent Dictionnaire amoureux des chats, rapporte ce mot de Léautaud à Céline : « Vous allez sans doute être liquidé à la Libération, et vous l’aurez bien cherché, je ne verserai pas une larme, mais vous pourrez mourir en paix, sachez que je suis prêt à recueillir Bébert qui seul m’importe. » Qui sait si ce gros matou de Bébert n’a pas inspiré à Marcel Aymé, ami fidèle de Céline, ses fameux Contes du chat perché ?

     

    Le goût des chats ménage des rencontres entre Esope et La Fontaine, Buffon et Chateaubriand. On y fait la connaissance de Gouttière (Forlani) et de Beauty (Balzac), on y retrouve Le Chat Murr d’Hoffmann, un de ces textes dont je reporte je ne sais pourquoi la lecture – il en va de certains livres comme de certains voyages, qu’on entretient longtemps à l’état de rêve.

     

    Yves Navarre a décidé de faire raconter sa vie de chat par son Tiffauges après sa mort –  Michel Tournier, « qui disait ne pas aimer les chats » lui avait offert ce chaton –, « Abel Tiffauges est le héros du Roi des Aulnes ». Anny Duperey est de la partie avec ses Chats de hasard. Paul Léautaud ne cache aucun détail de la mort de Souris, « la merveilleuse petite chatte angora gris-bleu de la rue Garancière », treize jours à peine après l’avoir recueillie chez lui.

     

    Beaucoup plus d’écrivains que d’écrivaines dans Le goût des chats (en plus de Duperey, Mme Michelet, Colette, Doris Lessing). Mâle ou femelle, le chat en littérature serait d’essence féminine, selon Barozzi, tandis que le chien serait perçu comme masculin : je me garderai bien d’en débattre. Saviez-vous que Du Bellay avait écrit une Epitaphe de deux cents vers à la mémoire de Beleau, son petit chat gris ?