La Bibliotheca Wittockiana, près du parc de Woluwe, attire les amoureux des beaux livres. L’exposition « Rassenfosse ou l’Esthétique du Livre », offre une excellente occasion de pousser la porte du Musée de la Reliure et des Arts du livre (l’histoire de ce musée unique en son genre est racontée sur son site). La Fondation Roi Baudouin, qui gère le Fonds Armand Rassenfosse, met ici en valeur le travail du graveur et peintre liégeois dans le domaine de l’édition (jusqu’au 31 janvier 2016, entrée libre).
Les parents d’Armand Rassenfosse (1862 – 1934) tenaient une boutique d’objets d’art et espéraient que leur fils unique poursuive leur activité, mais très tôt celui-ci se passionne surtout pour le dessin et la gravure. A Liège d’abord, puis auprès de Félicien Rops qui le conseille et l’encourage. Rassenfosse se fait peu à peu connaître, en Belgique et en France : affiches publicitaires, estampes pour des revues, illustrations littéraires, ex-libris... Au XXe siècle, il se montrera en peinture aussi un chantre de la femme, son sujet de prédilection.
Le coin de l’aquafortiste : Armand Rassenfosse dans son atelier en 1910, manipulant la presse sur laquelle travaillèrent également
Adrien de Witte, François Maréchal, Auguste Donnay et James Ensor. Photographie anonyme, Liège, 1910 (coll. privée).
Dans ce musée moderne où l’amour du beau livre se décline sous toutes les formes – aux collections permanentes s’ajoutent un atelier de reliure, une bibliothèque –, on est véritablement accueilli, cela mérite d’être souligné. Une belle photographie de Rassenfosse à la presse dans son atelier précède les premières vitrines consacrées aux illustrations de jeunesse, comme cette couverture de Rassenfosse pour Nos plages, Guide du littoral (imprimé chez Bénard, son premier employeur), des gravures pour Albert Mockel, dont il dessine l’ex-libris, entre autres.
La brochure du visiteur contient les légendes de toutes les pièces exposées (en petits caractères). Pour les non-initiés, le vocabulaire est parfois mystérieux : le « chagrin » bordeaux, par exemple, est une « peau de chèvre tannée à grain assez petit » (on trouve quelques définitions affichées près de l’atelier). Quant au « frontispice » souvent mis à l’honneur, c’est l’« illustration placée au début d’un livre, généralement sur la fausse page (verso) qui fait face à la page de titre (recto) », explique le glossaire à la fin de la publication très bien illustrée de la Fondation Roi Baudouin (prix modique).
Armand Rassenfosse, Lettres ornées, parues dans Le Courrier français des 12 et 26 juillet 1896, encre de Chine,
Coll. Fonds Armand Rassenfosse, Fondation Roi Baudouin, © Studio Philippe de Formanoir
L’exposition stimule avant tout le plaisir de l’œil à se poser sur ces images que les éditeurs d’antan commandaient aux artistes pour accompagner les textes littéraires. En comparaison, la plupart des livres que nous lisons aujourd’hui sont très standardisés. La littérature est devenue plus accessible, mais quand on a sous les yeux, ou entre les mains, un de ces beaux ouvrages anciens, il y a de quoi comprendre comment naît une passion de bibliophile.
Armand Rassenfosse, Illustration pour Les yeux de Berthe in Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Paris, Les Cent Bibliophiles, 1899,
gravure à la pointe sèche et à l’aquatinte, Coll. Fonds Armand Rassenfosse, Fondation Roi Baudouin, © Studio Philippe de Formanoir
Comme illustrateur, Rassenfosse atteint un sommet avec la fameuse édition de 1899 des Fleurs du Mal de Baudelaire, au cœur de l’exposition. La Société des « Cent Bibliophiles » lui demande d’illustrer en couleurs chacun des textes du recueil, un travail énorme (158 poèmes, le frontispice, les titres de chapitres, plus 160 culs-de-lampe lithographiques !) On peut voir des dessins originaux de Rassenfosse sur une édition courante de Baudelaire, où il essaie des figures, et puis de très belles pages sous verre, ainsi qu’un magnifique exemplaire privé aux « contreplats ornés de deux gouaches originales de Rassenfosse, La Sagesse et La Folie ».
Charles Baudelaire, Les fleurs du mal, Paris, Les Cent Bibliophiles, 1899, illustrations d'Armand Rassenfosse.
Exemplaire n°81/115 d'Arthur Monnereau relié par A. Cuzin en plein marocain bordeaux mosaïqué et enrichi de deux gouaches originales de Rassenfosse, La Sagesse et La Folie, intégrées dans les plats de la reliure (coll. privée)
(Désolée pour la piètre qualité de la photo.)
Dans tous les livres exposés, ce sont les raffinements des dessins, des vignettes, de la mise en page qui captivent. Par exemple, cette tête de femme pour la collection « To the Happy few » (Anna de Noailles, De la rive d’Europe à la rive d’Asie ; Le dernier amour de Ronsard signé P. de Nolhac ; Au courant de la Vie, par Camille Saint-Saens). Ou la légèreté de ces figures dansantes pour La maison de la petite Livia (Pierre de Querlon).
Vitrine consacrée à La maison de la petite Livia de Pierre de Querlon, Paris La connaissance, 1924.
En feuillets sous couverture cartonnée d'éditeur. Ouvrage illustré de 15 dessins hors-texte (...)
Cà et là, quelques huiles sur carton : L’amateur d’estampes, Les jeunes sorcières (un chat noir, une goutte de peinture en guise de boucle d’oreille), des portraits de Baudelaire, de Rops. Rassenfosse a illustré des auteurs comme Claude Farrère, son ami (différentes étapes pour illustrer Shahrâ sultane), des écrivains belges et français : Colette, Lemonnier, Eekhoud, Debussy, Barbey d’Aurevilly (Les Diaboliques)...
Devant une couverture réalisée par Rassenfosse pour Claudine à Paris, un portrait de Colette à l'encre de Chine (coll. privée)
Quelques ouvrages de la bibliothèque personnelle de Rassenfosse, évidemment amateur de beaux livres, offrent à voir gravures et dédicaces. Un de mes coups de cœur, c’est la trentaine d’ex-libris exposés (il en a dessiné une centaine), dont celui-ci de Marie Rassenfosse, son épouse.
Ex-libris de Marie Rassenfosse
Le service pédagogique (dossier ici) propose un atelier aux groupes scolaires : « Qu’est-ce qu’un ex-libris ? À quoi sert-il ? (…) Viens le découvrir tout au long de cet atelier : amène ton livre préféré à la Wittockiana et apposes-y ton propre ex-libris ! » Tentant, non ?
Armand Rassenfosse, Imprimerie Bénard S. A. Liège, 1908, lithographie,
Coll. Fonds Armand Rassenfosse, Fondation Roi Baudouin, © Ville de Liège – photo Marc Verpoorten
Ne manquez surtout pas les affiches de Rassenfosse à l’étage : un inattendu « Salon anti-boche » (1929), des affiches publicitaires (« Huile russe », « Soleil » (bec à gaz), « Calorifère Bijou »), à côté d’affiches pour diverses expositions. La belle bibliothèque du musée est juste à côté. La Bibliotheca Wittockiana conserve des collections permanentes riches et variées : reliures anciennes et modernes, livres-objets, almanachs de Gotha, sculptures, et même des hochets. Pour info, elle participera le 22 octobre aux Nocturnes des musées bruxellois.
Commentaires
Que vont devenir le livre et le beau livre parés de leur reliure cuir et leur gravures or, enrichis de leurs illustrations, … parfois jusqu’à chaque page comme cette édition des « Fleurs du mal » … On reste rêveur ! … C’est fini, sans doute, avec les techniques sophistiquées actuelles de l’illustration et de la reproduction … (Voir la qualité graphique de la documentation de Tania) … Le livre lui-même enrichira-t-il les collections particulières et les musées ? … Génération de la tablette oblige !!! …
je ne connaissais pas du tout!
@ Doulidelle : Fini, non (je retournerai d'ailleurs un jour à la Wittockiana pour découvrir ses ouvrages contemporains), mais cet art du livre sera sans doute réservé davantage encore à un public d'initiés, d'amateurs, d'artistes, de collectionneurs. Et comme tu l'écris, ce genre de livre restera dans les musées un objet d'art à part entière - a fortiori si le livre comme support du texte devait disparaître, ce que j'ai du mal à imaginer malgré les nouvelles technologies.
Quant à l'édition numérique, je ne la fréquente pas (encore?), mais peut-être connaîtra-t-elle aussi ses illustrateurs de renom, si ce n'est déjà le cas ?
@ Adrienne : Il suffit parfois d'une personne qui vous a parlé d'un peintre ou d'un lieu pour avoir envie d'en savoir plus. C'est la lettre d'information de la Fondation Roi Baudouin qui a titillé ma curiosité.
Je me pose les mêmes questions que Doulidelle et je pense comme toi que l'objet beau livre sera encore plus réservé à une petite élite qui aura les moyens de se les offrir. Les illustrations de ton billet sont splendides.
"La littérature est devenue plus accessible, mais quand on a sous les yeux, ou entre les mains, un de ces beaux ouvrages anciens, il y a de quoi"...s'inquiéter, je me permets de terminer ainsi votre phrase. Même si je ne suis en rien aveuglément hostile aux nouvelles technologies, car elles rendent leurs services spécialisés, le livre contemporain n'est plus qu'un assemblage banal de pages sans âme, excepté si l'on veut y mettre du prix, ce que personnellement je réserve, faute de budget, pour les grands cadeaux.
Je me console en empruntant dans les bibliothèques les livres luxueux, dès leur acquisition si possible, pour les toucher et les contempler tout neufs. Signe des temps peut-être, je suis souvent le premier à les demander.
Il fût un temps (mon père travaillait dans les entrepôts qui alimentaient les kiosques et une grande librairie liégeoise) où des livres de qualité étaient à la portée de tous, moyennant un prix acceptable. Ce n'est plus le cas.
Le numérique évince l'objet livre, la couverture elle-même n'est plus qu'un repère sommaire. L'ebook, je le regrette, c'est l'éphémère, le jetable. On ne prête pas un livre numérique avec des inquiétudes (prenez en bien soin, svp), on se le refile sans souci. Je pense pourtant que les générations futures, ainsi que le montrent les indicateurs dans certains pays, verront une progression très marquée de ce mode de lecture.
Autre sujet d'inquiétude, (je possède depuis quelques temps une tablette), est l'impossibilité d'être DANS une lecture avec cet engin très enclin à me solliciter ailleurs.
Rassenfosse était omniprésent dans la bibliothèque de ma grand-mère, je le connais, enfin ses illustrations depuis toute jeune. Et tu sais que j'ai un certain livre célèbre illustré par lui. Des dessins superbes, provocants parfois.
Je suis bien contente de le savoir mis en valeur dans cette exposition.
"Assemblage sans âme" : au niveau de la présentation, entendons bien ce que je veux dire.
@ Aifelle : Les illustrations de qualité m'ont été aimablement transmises par la Bibliotheca Wittockiana, j'y ai ajouté quelques "ambiances".
@ Christw : Votre expérience de l'édition numérique est sans appel. J'imaginais que peut-être on y verrait la naissance de nouveaux illustrateurs, mais vous avez sans doute raison.
Il reste des maisons d'édition comme Citadelles & Mazenod (il faudra que je montre un jour ce cadeau que je me suis offert à la Foire du Livre) ou Diane de Selliers qui font le bonheur des esthètes, mais ce sont des prix réservés à quelques-uns. Votre exploration en bibliothèque me donne des idées de flâner entre certains rayons. Je regrette comme vous ce temps où les éditions pour tous offraient ce supplément d'âme au texte et à la lecture.
@ Colo : Quel trésor qu'une telle bibliothèque, je comprends que tu en aies de beaux souvenirs ! J'ai plus souvent vu des peintures que des illustrations de Rassenfosse en salle de ventes (où j'ai beaucoup appris). J'espère que le facteur te déposera bientôt mon envoi.
C'est magnifique et tentant, tu l'as dit! Oui, on comprend , en voyant tes illustrations pourquoi on peut devenir fou de ces livres!
@ Claudialucia : N'est-ce pas ? Et sans aller jusqu'à ces éditions précieuses, quel plaisir de retrouver dans sa bibliothèque des échos de cette époque révolue, comme les lettrines et les culs-de-lampe.