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Passions - Page 193

  • Carnet de montagne

    « Carnet de montagne » est le sous-titre du Garçon sauvage (2013, traduit de l’italien par Anita Rochedy, 2016), un récit de Paolo Cognetti publié quelques années avant son roman Les Huit montagnes. Il dédie ce carnet à ses « maîtres de montagne » et à son « esprit-guide », Chris McCandless, le jeune homme dont Krakauer a raconté l’histoire tragique dans Into the Wild. Cognetti cite à plusieurs reprises de beaux vers d’Antonia Pozzi, jeune poétesse milanaise comme lui, décédée à 25 ans à la suite d’une tentative de suicide en 1938.

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    https://www.yanezmagazine.com/paolo-cognetti-scrittore-montagna-534/

    A trente ans, Cognetti a eu « un hiver difficile » ; il se sentait « à bout de forces, désemparé et abattu ». Attiré par les « expériences de solitude » de Thoreau, de John Muir, d’Elisée Reclus et de McCandless, il décide de remettre les pieds à la montagne où il a passé tous les étés jusqu’à ses vingt ans, de renouer en lui avec cet « enfant sauvage » dont la vie citadine l’a tant éloigné.

    « Au printemps, je trouvai l’endroit idéal dans la vallée voisine de celle où j’avais passé les étés de mon enfance : une baita en bois et en pierre à deux mille mètres d’altitude, là où les dernières forêts de conifères cèdent la place aux hauts pâturages. […] à l’horizon, les montagnes qui ferment la Vallée d’Aoste au sud, en direction de Grand Paradis ; mais aussi une fontaine creusée dans un tronc d’arbre, les restes d’un muret de pierres sèches, le murmure d’un torrent. »

    Le chalet est resté fermé pendant des mois, il l’aère en grand quand il y arrive, retrouve « l’odeur du bois et de la résine » qui lui donne le sentiment d’être « de nouveau à la maison ». Cela lui rappelle une nouvelle de Mario Rigoni Stern (1921-2008), Mes quatre maisons. Celle que Cognetti habite,  construite pour abriter bêtes et bergers pendant l’estivage, comporte deux pièces : l’étable en bas, devenue une chambre, à l’étage une pièce de séjour.

    Parcourir la montagne en tous sens, pour la saisir dans son ensemble et dresser la carte des environs est son premier objectif – « passé les premiers jours de dépaysement, j’étais affairé de tous côtés » – avec un catalogue des animaux et des plantes qu’il observe, le ramassage du bois pour le poêle, le nettoyage du pré autour de la baita. A la mi-mai, il se réveille sous une neige tardive qui lui donne l’occasion de trouver les traces d’un lièvre, d’un couple de chevreuils, et de découvrir la source d’un grand fracas entendu pendant la tempête : un mélèze dont le tronc a cédé à trois mètres de hauteur, « étendu de tout son long, inerte et encore vivant ».

    Son premier contact humain, c’est la visite de Remigio, le propriétaire, venu s’assurer que tout va bien et qu’il a encore de quoi se chauffer. C’est lui qui avait rénové la baita, passionné par la remise en état des vieilles maisons, dont il a fait son métier. Ce bon lecteur remarque les livres qu’il a emmenés avec lui et leurs échanges lui plaisent : « quand il parlait, il choisissait ses mots avec soin ».

    « Jardin », « Nuit », « Voisins », un nom suffit pour intituler la plupart des chapitres de ce Carnet de montagne.  On y suit les gestes et les états d’esprit d’un solitaire à qui l’été apportera la compagnie des bêtes et des hommes montés aux alpages. Les jours de pluie ne manquent pas, il faut se méfier de l’orage quand on marche hors des chemins balisés et que parfois l’on se perd.

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    Le goût de la montagne, le goût des mots, le goût de la solitude et le goût des autres, voilà ce que raconte avec justesse et sans pose Le garçon sauvage. Après avoir assisté à la « désalpe » des autres, à l’automne, Paolo Cognetti finira par partir, lui aussi. « Il était temps de redescendre. Je savais déjà de quoi je rêverais tout l’hiver. »

  • Kriekebiche

    kriekebiche,lilie dans les étoiles,artisanat,textiles,zéro déchet,bijoux,cosmétiques,papeterie,pour bébés,produits locaux,créateurs locaux,schaerbeek,1030,ateliers,boutique en ligneKriekebiche, la boutique d’artisanat de Lilie dans les étoiles, rouvre ses portes bientôt, le 12 mai, à la chaussée d’Helmet de 1030 Schaerbeek (n° 145, à l’arrêt du tram 55). J’avais découvert ses créations textiles « zéro déchet » grâce au Comptoir des Talents, venu occuper cet espace temporairement en décembre dernier, et j’ai été ravie de voir s’y installer Kriekebiche en février 2020, une bonne nouvelle pour la vie du quartier et le développement de l’artisanat local.

    Je vous recommande entre autres ses charlottes pour couvrir les plats, jolies et pratiques, qu’on peut obtenir dans différentes tailles et dans le même tissu – vous découvrirez son assortiment en ligne si cette « boutique de créateurs et ateliers » est située trop loin de chez vous. On trouve à Kriekebiche un peu de tout : cosmétiques, bijoux, articles pour bébés, articles de papeterie, produits locaux, gourdes et mugs…

    C’est aussi un endroit idéal pour dénicher sur place de petits ou grands objets cadeaux – en bois, en céramique, en verre, en tissu… – fabriqués par des artisans/artisanes ou créateurs/créatrices schaerbeekois/es. La boutique vaut le détour. Si vous n’habitez pas à proximité, vérifiez au préalable les heures d’ouverture, le reste du temps de Lilie étant réservé au travail dans l’atelier à l’arrière. Bonne réouverture à Kriekebiche le 12 mai prochain !

  • Pour la localisation

    Connaissez-vous Helena Norberg-Hodge ? Un entretien de Sabine Verhest avec cette « lauréate du prix Nobel alternatif » (Right Livelihood Award, 1992), dans La Libre Belgique du 27 avril 2020, m’a donné envie d’en savoir un peu plus sur cette philosophe écologiste britannique et de partager son analyse avec vous, dans la continuité de la « décroissance heureuse » de Maurizio Pallante.

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    Helena Norberg-Hodge au Ladakh, 1986

    « Les crises auxquelles nous sommes confrontés partagent une racine commune : la mondialisation économique. L’antidote ? La localisation. » Helena Norberg-Hodge et l’organisation Local Futures prônent une nouvelle économie qui nous préserve des dérives sociales et des pénuries constatées aujourd’hui à cause de notre dépendance envers les monopoles mondiaux. En prenant conscience de la trop grande vulnérabilité de nos sociétés qui en découle, nous voilà plus nombreux, il me semble, à nous ouvrir aux idées qu’elle a développées dans Le local est notre avenir.

    Non seulement la localisation raccourcit la distance entre la production et la consommation, autrement dit les circuits courts, mais elle réduit aussi la consommation d’énergie et la pollution. « En même temps, la localisation reconstruit le tissu d’une véritable communauté, le sentiment d’être dépendant d’autres êtres humains, au lieu de bureaucraties lointaines et de forces anonymes. »

    Le sentiment de connexion ainsi ravivé répond à un besoin humain fondamental : le lien « avec les autres et avec le monde vivant qui nous entoure ». C’est pourquoi Helena Norberg-Hodge parle d’une « économie du bonheur », une formule que je ne trouve pas très adéquate, mais elle décrit très bien l’insatisfaction causée par la séparation entre les gens, la distance, la déconnexion auxquelles conduit la mondialisation, alors que l’économie locale amène des relations « lentes » avec les autres, plus profondes et porteuses de sens.

    Elle appelle de ses vœux « un mouvement mondial pour le changement », un encadrement de l’économie par des valeurs écologiques et sociales, afin de « prévenir d’autres destructions » que celles dont nous sommes déjà les témoins : le fossé entre les riches et les pauvres qui s’élargit, l’appauvrissement de notre environnement, l’accroissement de l’anxiété.

    Sur le site de Local Futures, dont l’histoire commence au Ladakh, en Inde, il y a plus de quarante ans, vous trouverez leurs projets, leurs activités, leurs propositions économiques. Sur leur blog, je vous signale, entre autres, un article de GRAIN publié au début du mois d’avril sur l’origine de Covid-19, et un autre intitulé « Une perspective de décroissance sur la crise des coronavirus » qui explique comment cette crise, si elle n’est pas une décroissance, montre combien la décroissance est nécessaire et possible.

    Souvent, les soignants et les autres « aidants » que nous applaudissons tous les soirs à vingt heures – cela faiblit un peu dans ma rue, lassitude ou effet du déconfinement annoncé et espéré – et aussi les personnes qui se sont mises à coudre des masques, à distribuer de l’aide alimentaire, à faire des courses pour leurs voisins, expriment souvent à quel point ce qui les soutient dans la crise actuelle, c’est la conscience de faire quelque chose qui a vraiment du sens, qui va vraiment aider les autres.

    J’aime la façon dont le mouvement Local Futures relie les réalités économiques aux réalités sociales, insiste sur le sens de nos relations avec les autres et avec le monde qui nous entoure. Nous pouvons tous avancer vers une « économie du bonheur » avec Helena Norberg-Hodge, non seulement en faisant quelque chose qui soit à notre portée pour rendre le monde meilleur, mais aussi en nous opposant à « la dérégulation du commerce et de la finance, qui donne aux entreprises mondiales monopolistiques plus de puissance, plus d’argent, plus de droits, pendant qu’on restreint les droits de tous les autres. »

    P.-S. Signalée par Colo, une opinion de Gil Bartholeyns sur la crise sanitaire, pour compléter la réflexion (La Libre.be, 9/5/2020)

     
  • Solidarité

    modiano,dora bruder,récit,littérature française,juifs,occupation,paris,kichka,culture,shoah,histoire,société« Parmi les femmes que Dora a pu connaître aux Tourelles se trouvaient celles que les Allemands appelaient « amies des juifs » : une dizaine de Françaises « aryennes » qui eurent le courage, en juin, le premier jour où les juifs devaient porter l’étoile jaune, de la porter elles aussi en signe de solidarité, mais de manière fantaisiste et insolente pour les autorités d’occupation. L’une avait attaché une étoile au cou de son chien. Une autre y avait brodé : PAPOU. Une autre : JENNY. Une autre avait accroché huit étoiles à sa ceinture et sur chacune figurait une lettre de VICTOIRE. Toutes furent appréhendées dans la rue et conduites au commissariat le plus proche. Puis au dépôt de la Préfecture de police. Puis aux Tourelles. Puis, le 13 août, au camp de Drancy. Ces « amies des juifs » exerçaient les professions suivantes : dactylos. Papetière. Marchande de journaux. Femme de ménage. Employée des PTT. Etudiantes. »

    Patrick Modiano, Dora Bruder

    Photo prise à Malines, Kazerne Dossin.
    Musée et Centre de Documentation sur l’Holocauste et les Droits de l’Homme

  • De Modiano à Kichka

    Dora Bruder est le premier récit que je lis de Patrick Modiano, prix Nobel de littérature 2014. Je ne me souviens plus du titre d’un roman dont j’avais abandonné la lecture, ce qui ne m’arrive pas souvent, il y a bien des années.

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    Avec celui-ci, on est très vite au diapason. Au début des années 1990, Modiano lit dans un vieux Paris-Soir de 1941 une petite annonce : « On recherche une jeune fille, Dora Bruder, 15 ans, 1m55, visage ovale, yeux gris-marron, manteau sport gris, pull-over bordeaux, jupe et chapeau bleu marine, chaussures sport marron. Adresser toutes indications à M. et Mme Bruder, 41 boulevard Ornano, Paris. » Un quartier qu’il connaît depuis longtemps, où il allait avec sa mère au marché aux Puces de Saint-Ouen.

    Et le narrateur de décliner ses souvenirs du trajet qu’ils suivaient dans son enfance, de ce qu’il voyait sur le parcours à toutes les saisons : personnes, cafés, commerces, voitures, entrée du cinéma Ornano 43… « D’hier à aujourd’hui » (le titre de la rubrique où se trouvait l’annonce), les années se superposent dans sa mémoire, en particulier deux hivers : l’hiver 1965 où il habitait le quartier – il ne savait rien alors de Dora Bruder – et l’hiver 1942.

    « Il faut longtemps pour resurgisse à la lumière ce qui a été effacé. Des traces subsistent dans des registres et l’on ignore où ils sont cachés et quels gardiens veillent sur eux et si ces gardiens consentiront à vous les montrer. Ou peut-être ont-ils oublié tout simplement que ces registres existaient.
    Il suffit d’un peu de patience. »

    Ainsi, il a fini par apprendre que la famille Bruder habitait déjà là dans les années 1937 et 1938, « une chambre avec cuisine au cinquième étage, là où un balcon de fer court autour des deux immeubles ». En mai 1996, il revient dans le quartier pour observer les lieux et mener l’enquête sur l’école du quartier qu’a dû fréquenter la jeune Dora, mais aucune ne retrouve son nom. Il a mis quatre ans à découvrir sa date de naissance : le 25 février 1926, dans le XIIe arrondissement.

    Comme il n’était pas de la famille, il a dû surmonter bien des obstacles pour obtenir un extrait d’acte de naissance, qui l’a renseigné aussi sur les parents de Dora Bruder : un père autrichien, manœuvre, et une mère hongroise qui a accouché au 15, rue Sancerre, à la maternité de l’hôpital Rotschild, comme « de nombreux enfants de familles juives pauvres qui venaient d’immigrer en France ».

    Chaque élément retrouvé – date, lieu, nom, document – permet au narrateur enquêteur de restituer des bribes de l’existence de la jeune fugueuse inscrite en mai 1940 dans un internat religieux, rue de Picpus, le pensionnat du Saint-Cœur-de-Marie tenu par des Sœurs des Ecoles chrétiennes de la Miséricorde, où ses parents avaient cru sans doute la mettre à l’abri. Quand les juifs ont dû se faire recenser, à l’automne, Ernest Bruder n’avait pas déclaré sa fille.

    Mêlant les faits avérés de la vie de Dora et de ses parents à ses propres souvenirs, passant d’une époque à l’autre, de la description d’un quartier à un souvenir de lecture ou de cinéma, Modiano superpose leurs existences, trouve des points de rencontre. Ainsi, les fugues de Dora, puisqu’il y en a eu plusieurs, il les rapproche de celle qu’il a faite lui-même en 1960, bien qu’il n’y ait pour seul point commun entre elles que la saison : l’hiver.

    « Dora Bruder est autant le récit d’une vie que le récit d’une recherche. » (Jeanne Bem, Dora Bruder ou la biographie déplacée de Modiano) Peu à peu, l’écrivain rend de l’épaisseur à ces années de guerre dont il retrouve des traces, même si elles ne sont plus visibles dans le Paris contemporain – des immeubles disparus, des quartiers modifiés, des noms de rue même. En mettant ses pas dans ceux des Bruder, en accueillant les coïncidences, Patrick Modiano leur restitue une part d’existence dans le Paris de l’Occupation et les suit jusqu’à leur arrestation, leur déportation en 1943.

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    Henri Kichka

    Je terminais de lire Dora Bruder quand j’ai appris la mort de Henri Kichka, victime du Covid-19. Ce survivant des camps de concentration nazis, issu d’une famille juive d'origine polonaise, a été le seul de sa famille à survivre à la déportation (en passant par la Caserne Dossin). Une fois pensionné, Henri Kichka a été un infatigable témoin de la Shoah, en particulier auprès des jeunes, participant à de nombreux voyages commémoratifs à Auschwitz. Fidèle au devoir de mémoire, il était une figure bien connue en Belgique. Son fils Michel a mis sur son blog leur arbre généalogique, dessiné pour ses 90 ans. Henri Kichka était né à Bruxelles, le 14 avril 1926, moins de deux mois après Dora Bruder.