Lumière au pinceau
D’un trait sur l’horizon
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LA NEIGE
Neige, neige
Plus blanche que linge,
Femme lige
Du sort : blanche neige.
Sortilège !
Que suis-je et où vais-je ?
Sortirai-je
Vif de cette terre
Neuve ? Neige,
Plus blanche que page
Neuve neige
Plus blanche que rage
Slave…
Rafale, rafale
Aux mille pétales,
Aux mille coupoles,
Rafale-la-Folle !
Toi une, toi foule,
Toi mille, toi râle,
Rafale-la-Saoule
Rafale-la-Pâle,
Débride, dételle,
Désole, détale,
A grands coups de pelle,
A grands coups de balle.
Cavale de flamme,
Fatale Mongole,
Rafale-la-Femme,
Rafale : raffole.
Marina Tsvetaïeva
Poème écrit en français en 1923
Marina Tsvétaïéva, Le ciel brûle, suivi de Tentative de jalousie, Poésie/Gallimard, 1999
Spilliaert, Végétation dans la neige
Textes & prétextes, 13 ans
Le ciel brûle, première partie du recueil poésie/Gallimard de Marina Tsvetaïeva (ou Tsvétaïéva ou Tsvetaeva selon les sources) rassemble des poèmes publiés en 1987 aux Cahiers des Brisants – le titre est tiré du dernier vers de « Rivale, un jour je te viendrai… ». La seconde reprend le titre des textes édités par La Découverte en 1986, Tentative de jalousie & autres poèmes, d’après le poème éponyme (« Comment ça va, la vie avec une autre... »). Ce n’est donc pas une suite, mais chacune des parties présente les poèmes dans un ordre chronologique.
Tentative de jalousie débute avec « Il en tomba combien dans cet abîme… », un poème qui médite sur la vie et la mort, y compris la sienne :
[…]
Et je disparaîtrai un jour sans rimes
Du globe, c’est certain
[…]
Et tout sera comme si sous le ciel
Je n’avais pas été !
[…]
– Ecoutez-moi ! – Il faut m’aimer encore
Du fait que je mourrai.
8 décembre 1913 (Marina a 21 ans.)
C’est à Koktebel qu’elle rencontre Ossip Mandelstam en 1915. Deux poèmes sont dédiés au jeune poète à propos de qui elle a écrit ceci : « Au printemps 1916, j’ai fait à Mandelstam le don de Moscou. » Leur liaison de quelques mois est mise, une fois de plus, sous le signe du feu, dans le poème qui suit. (D’un an son aîné, Mandelstam est mort avant elle en 1938, à 47 ans, dans un camp.)
… J’aimerais vivre avec vous
Dans une petite ville,
Aux éternels crépuscules,
Aux éternels carillons.
Et dans une petite auberge de campagne –
Le tintement grêle
D’une pendule ancienne – goutte à goutte de temps.
Et parfois, le soir, montant de quelque mansarde –
Une flûte,
Et le flûtiste lui-même à la fenêtre.
Et de grandes tulipes sur les fenêtres.
Et peut-être, ne m’aimeriez-vous même pas…
Au milieu de la chambre – un énorme poêle de faïence,
Sur chaque carreau – une image :
Rose, cœur et navire.
Tandis qu’à l’unique fenêtre –
Il neige, neige, neige.
Vous seriez allongé tel que je vous aime : paresseux,
Indifférent, léger.
Par instants, le geste sec
D’une allumette.
La cigarette brûle et se consume,
Et longuement à son extrémité,
– Courte colonne grise – tremble
La cendre.
Vous n’avez même pas le courage de la faire tomber –
Et toute la cigarette vole dans le feu.
10 décembre 1916
Prompte à s’enflammer (pour la « Sapho russe », Sofia Parnok, en 1915 ; pour Mandelstam en 1916 ; plus tard pour Rilke et Pasternak, je vous renvoie à leur correspondance évoquée ici), cette grande amoureuse qu’est Tsvetaïeva déclare dans « De pierre sont les uns, d’argile d’autres sont… » (1920) : « Trahir est mon affaire et Marina – mon nom, / Je suis fragile écume marine. » Ses passions finissent toujours par une séparation, mais elle reste mariée à Efron, le père de ses deux filles, qui se bat dans l’Armée blanche après la Révolution.
Après un séjour de retrouvailles à Berlin, la famille Efron s’installe à Prague, où naîtra leur fils, Guéorgi, dit Mour. C’est là-bas que Marina Tsvetaïeva écrit en 1924, dans un seul souffle, deux longs poèmes d’amour tragique, Le Poème de la montagne (dix pages) et Le Poème de la fin (trente pages) où tout est rythme et vitesse.
[…]
Dans la vie dont nous savons bien tous : bohème,
Boue, bazar, et caetera…
Témoignait encore que tous les poèmes
Des montagnes
s’écrivent
comme ça.
Le Poème de la montagne, 7
[…]
A mi-souvenir, mi-comprendre,
Comme de la fête enlevés…
– Notre rue ! – D’autres vont la prendre…
– Que de fois nous !... – Loin, ses pavés…
– Demain de l’Ouest le soleil part !
– David avec Dieu rompt les liens !
– Et nous, au juste ? – On se sépare.
– Il ne me dit strictement rien
Ce mot superabsurdissime :
Sé-pa-ra-tion. – Une sur cent ?
Un mot composé de dix signes :
Rien que le vide sous-jacent.
[…]
Puis ce sera la vie à Paris, misère et solitude racontées dans ses Confessions. En 1937, sa fille aînée Alia rentre à Moscou, puis Efron. Avant de retourner elle aussi à Moscou avec son fils en juin 1939, Marina Tsvetaïeva écrit Mars, poème du refus qui sonne comme une conclusion tragique. Peu après son retour, sa fille puis son mari seront arrêtés. Elle se suicidera le 31 août 1941.
MARS
Ô pleurs d'amour, fureur !
D’eux-mêmes — jaillissant !
Ô la Bohème en pleurs !
En Espagne : le sang !
Noir, ô mont qui étend
Son ombre au monde entier !
Au Créateur : grand temps
De rendre mon billet.
Refus d'être. De suivre.
Asile des non-gens :
Je refuse d’y vivre
Avec les loups régents
Des rues — hurler : refuse.
Quant aux requins des plaines —
Non !— Glisser : je refuse —
Le long des dos en chaîne.
Oreilles obstruées,
Et mes yeux voient confus.
À ton monde insensé
Je ne dis que : refus.
15 mars - 11 mai 1939
Etre ce que nul ne veut être,
– Ô, devenir de glace !
Sans savoir ce qui fut
Ni ce qui sera,
Oublier mon cœur qui se brisait
Et se recollait ensuite,
Oublier mes mots, ma voix
Et des cheveux l’éclat.
Oublier la turquoise ancienne
Qui ornait ma main –
Cette tige
Etroite et longue…
Oublier le petit nuage
Croqué de loin
Par le stylo de nacre
Saisi dedans la main,
Oublier mes jambes
Passant par-dessus haies,
Oublier mon ombre
Courant sur la route.
Oublier l’azur flamboyant,
Les journées de silence,
Les enfantillages, les orages –
Et tous mes vers aussi !
Mon miracle accompli
Chassera le rire.
Rose-éternelle, je serai
La plus pâle.
Et ne s’ouvriront pas – il le faut –
– Ô, pitié ! –
Ni pour l’aube ni pour un regard,
Ni pour les champs –
Mes paupières baissées.
– Ni pour les fleurs ! –
Ô, ma terre, pardonne-moi
Pour l’éternité !
Et les lunes fondront
Et fondra la neige,
Quand s’enfuira, charmant,
Ce siècle adolescent.
1913
Marina Tsvetaïeva, Le ciel brûle
Quand le gros volume Pasternak (avec cet hommage à la femme et à la poétesse) a trouvé place dans ma bibliothèque, j’en ai retiré le recueil de Marina Tsvetaïeva (1892-1941) dans la collection poésie/Gallimard : Le ciel brûle (rappelez-vous « l’auto-dévoration par le feu »), suivi de Tentative de jalousie. (P.-S. Ses poèmes sont traduits du russe par Pierre Léon et Eve Malleret.)
Photo de Marina Tsvetaïeva en 1914
De mes vers, écrits si tôt
Que je ne me savais pas poète,
Jaillis comme l’eau des fontaines,
Comme le feu des fusées,
S’engouffrant comme des diablotins
Dans le sanctuaire plein de rêves et d’encens,
De mes vers de jeunesse et de mort
– De mes vers jamais lus ! –
Jetés dans la poussière des librairies
(Où personne n’en veut ni n’en a voulu),
De mes vers, comme des vins précieux
Viendra le tour.
(Koktebel, mai 1913)
Deux poèmes de jeunesse (avant vingt ans) précèdent ceux écrits comme celui-ci en Crimée – dont « Si vous saviez, passants, atttirés... ». En 1911, un an après la publication de son premier recueil, L’Album du soir, Tsvetaïeva a été invitée dans cette station balnéaire sur la mer Noire, chez le poète symboliste Max Volochine. C’est là qu’elle a rencontré le journaliste Sergueï Efron, épousé en janvier 1912. En septembre est née leur fille Ariadna, dite Alia.
A S. E.
Avec défi, je porte son anneau !
Je suis sa femme devant l’éternité – pas sur papier.
Son visage est étroit
Comme une épée.
Sa bouche est muette, les coins abaissés,
Ses sourcils – douloureux et splendides.
Dans son visage tragique se sont mêlées
Deux dynasties anciennes.
Il est fin comme les branches naissantes.
Ses yeux – admirables, inutiles.
Sous les sourcils ailés déployés –
Deux précipices.
Je reste fidèle à son visage de chevalier,
– Pour vous tous qui mourez et vivez sans peur –
En des temps fatidiques – on chante
De telles stances – avant d’aller à l’échafaud.
(Koktebel, 3 juin 1914)
Marina Tsvetaïeva dédie souvent ses poèmes à ses proches, comme ceux à P. E., Piotr Efron, son beau-frère, malade de la tuberculose, ou pour sa grand-mère, en s’inspirant d’un portrait qui se trouvait dans la maison familiale à Moscou – elle apprendra plus tard qu’il représentait son arrière-grand-mère, morte dans les années 1850, la comtesse Bernatskaïa (précisé dans les notes en fin de volume).
L’ovale allongé, sévère,
Les plis de la robe noire…
Jeune grand-mère! Qui baisait
Vos lèvres hautaines ?
(Pour grand-mère, première strophe)
D’avant la Révolution encore, « Une fleur est accrochée à ma poitrine… » et « D’où me vient la tendresse… » (pour Ossip Mandelstam) m’ont émue, entre un court et beau poème qui s’accordait parfaitement à cette semaine très hivernale de février et un autre qui chante le mois d’août. « Tu n’es point femme mais oiseau, / Alors — vole et chante » écrit-elle (Légère est ma démarche…)
La vie n’est pas bruit ni orage,
Elle est ainsi : il neige,
La maison est éclairée,
Quelqu’un s’approche.
Lentement, la sonnerie étincelle,
Il entre. Lève les yeux.
Pas un bruit.
Les icônes flambent.
(1915)
Au mois d’août – les astres,
Au mois d’août – les étoiles,
Au mois d’août – les grappes
De raisin et de sorbier
Rouille – le mois d’août.
Avec une pomme impériale,
Lourde et bienveillante,
Tu joues comme un enfant.
Tu caresses le cœur comme une main.
Avec ton nom auguste :
Août ! – Cœur !
Le mois des baisers tardifs.
Des dernières roses, des dernières foudres !
Le mois des averses d’étoiles –
Août – Le mois
Des averses d’étoiles.
(7 février 1917)
Marina Tsvetaïeva montre une prédilection pour le tiret, le vers court, l’ellipse, les enjambements, des vers « comme le feu des fusées ». On l’imagine faisant lecture de ses poèmes, théâtrale, alternant les silences et les éclats. Lisant, par exemple, La lettre, dernier poème de la première partie du recueil. Je laisse la seconde pour un autre billet.
La lettre
On ne guette pas les lettres
Ainsi – mais la lettre.
Un lambeau de chiffon
Autour d’un ruban
De colle. Dedans – un mot.
Et le bonheur. – C’est tout.
On ne guette pas le bonheur
Ainsi – mais la fin :
Un salut militaire
Et le plomb dans le sein –
Trois balles. Les yeux sont rouges.
Que cela. – C’est tout.
Pour le bonheur – je suis vieille !
Le vent a chassé les couleurs !
Plus que le carré de la cour
Et le noir des fusils…
(Que le carré de l’enveloppe :
Encre et attraits !)
Pour le sommeil de mort
Personne n’est trop vieux.
Que le carré de l’enveloppe.
(11 août 1923)