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Nature - Page 62

  • Au jardin des Alpes

    Elles sont la récompense des marcheurs, au-dessus de deux mille mètres d’altitude, les fleurs des Alpes aux coloris éclatants. Si de loin, les prés paraissent verts, dans l’herbe poussent tous les mauves, les bleus, les roses, les jaunes et les blancs imaginables.

    Dans le second récit de la création, Dieu confie à l’homme la tâche de donner un nom aux animaux et aux plantes. J’y repense à chaque fois que je retrouve les sentiers de montagne et, en même temps, ce jeu dont je ne me lasse pas : celui de donner à chaque fleur son nom. Ne soyons pas présomptueuse : s’il est facile de repérer les plus grandes, comme la gentiane jaune ponctuée ou le lys martagon impérial, le Guide des fleurs sauvages de Richard et Alastair Fitter, (illustré par Marjorie Blamey, Delachaux et Nestlé, Neuchâtel - Paris, 1984) m’est très précieux pour les identifier, avec ses clefs basées sur la taille, la forme et la couleur des fleurs, individuelles ou groupées, le nombre de leurs pétales ou lèvres, rassemblées par famille.

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    C’est en lisant qu’on devient liseron, ai-je envie d’écrire - bien que ce dernier ne pousse pas si haut. Le joli Guide des fleurs de montagne de Silvio Stefenelli (Duculot, 1979), où les couleurs apparaissent sur la tranche du livre, accompagne chaque photo d’un tableau facile à déchiffrer à l’aide d’un carton mobile explicatif, c’est un premier outil bien pratique pour s’y retrouver. Les deux tomes des Fleurs des alpages de Helmut Gams (avec les photos superbes prises par Paula Kohlhaupt, Hatier, 1966) les complètent utilement.

    Mais je reviens à mon sujet, le jeu de nommer. A ceux que la montée en montagne rebute ou que la longueur du chemin décourage, l’attention aux touches vives, aux formes des fleurs et des feuilles, fournit un dérivatif amusant qui distrait de l’effort. Cela n’empêche pas de regarder d’abord où l’on pose le pied (de plus en plus d’accidents de randonnée pédestre en moyenne montagne, relate Le Temps, l’excellent journal suisse) et de lever les yeux vers le paysage. Pour ceux dont le jardin se réduit aux quelques mètres carrés d’une terrasse d’appartement en ville, où les plantes en pot offrent un îlot de verdure, la promenade dans le paradis alpin offre une vraie cure de jouvence.

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    Mes préférées ? La joubarbe des montagnes, cette belle étoile rose dont j’ai appris récemment qu’elle était la première à s’installer là où un glacier s’est retiré ; la gentiane délicate et la printanière – avant d’en avoir vu, je n’imaginais pas qu’un tel bleu existât dans la nature ; la nigritelle ou orchis vanille, petite pyramide rouge foncé qu’il faut absolument sentir de près pour découvrir son incroyable parfum ; l’anémone de montagne, aux pétales mauves et au cœur jaune d’or, parfois encore visible au tout début de l’été. Délicates avec leurs tons pastel, la rose primevère farineuse, la clochette bleu clair finement découpée de la soldanelle des Alpes. Le pied de chat, lui, appelle la caresse du doigt sur son velours blanc crème parfois rosé.

    La plus improbable, je l’ai cherchée toute une après-midi, en vain, sur un plateau au milieu des bois, lors d'un séjour dans le Val de Cogne, où persiste une fleur rare découverte par Linné. N’y pensant plus, un autre jour, sur un sentier qui grimpait fort dans la forêt, d’un tout autre côté, je me suis soudain immobilisée, avec un cri de triomphe : « linnaea borealis ! » Solitaire, la linnée boréale avait poussé au bord du chemin étroit où un pied ignorant pouvait à tout instant l’écraser, une petite clochette blanc rose, discrète, et croyez-moi, émouvante de candeur.

    N.B. Amateurs de balades curieuses, vous pouvez aussi vous promener sur le blog de la famille Marcassin d’Arlon, au joli titre de « Prenez l’air avec vos jambes » sur http://marcassin.blog4ever.com/blog/index-211516.html

  • Le premier roman "écologique"

    Les racines du ciel, 1956-1980. Romain Gary commence ainsi sa préface à l’édition définitive du roman : « On a bien voulu écrire, depuis la parution de ce livre il y a vingt-quatre ans, qu’il était le premier roman « écologique », le premier appel au secours de notre biosphère menacée. Je ne mesurais cependant pas moi-même, à l’époque, l’étendue des destructions qui se perpétraient ni toute l’ampleur du péril. »

    Au milieu du vingtième siècle, trente mille éléphants étaient abattus chaque année en Afrique. Un Français, Morel, au nom de l’amitié entre les hommes et les animaux, se lance dans le combat contre cette chasse en vogue à l’époque. « Tous ceux qui ont vu ces bêtes magnifiques en marche à travers les derniers grands espaces libres du monde savent qu’il y a là une dimension de vie à sauver. » Il comprend que, pour les Africains, l’éléphant soit de la viande avant tout, mais compte sur des conditions de vie meilleures qui leur permettent de se nourrir d’une autre manière. Aux chasseurs blancs avides de sensations, d’ivoire à collectionner ou à vendre, à ceux qui capturent des éléphanteaux pour les parcs zoologiques (la plupart mourant avant d’arriver à bon port), il déclare la guerre. « L’espèce humaine était entrée en conflit avec l’espace, la terre, l’air même qu’il lui faut pour vivre. »

    a0cbe681703a68da396fdef003da6a7c.jpgPour les responsables de l’Afrique-Equatoriale Française de l’époque, Morel, en lançant sa pétition pour la protection des éléphants, est au mieux un doux rêveur, un idéaliste, un misanthrope ; au pire, un fou, un « amok », un bandit d’honneur, un malfaiteur qui s’en prend aux propriétés des grands chasseurs, puis aux chasseurs eux-mêmes, et qu’il faut arrêter avant que cela n’aille trop loin. On veut voir dans sa généreuse défense des pachydermes une preuve de sa naïveté, un écran de fumée qui masque une alliance avec la rébellion africaine contre les colons, pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. N’Dolo, un de ces rebelles, met lui aussi en cause « l’alibi écologique », dans lequel il voit une espèce de bonne conscience complice du colonialisme et du capitalisme : « nous ne voulons plus être le jardin zoologique du monde, nous voulons des usines et des tracteurs à la place des lions et des éléphants », réclame-t-il. Mais pour Morel, l’étudiant doit encore faire son « éducation humaine », apprendre à respecter cette marge de liberté qu’exige la protection de la nature : si les hommes  « s’obstinaient à considérer cette marge comme un luxe, eh bien ! l’homme lui-même allait finir par devenir un luxe inutile. »

    Les compagnons d’aventure de Morel ont chacun leur objectif : pour le naturaliste danois Peer Qvist, qui a dénoncé la disparition des forêts finlandaises transformées en pâte à papier, celle des baleines ensuite, le sort des éléphants illustre le même gâchis monstrueux de la civilisation lorsqu’elle détruit irrémédiablement la nature ; pour Waïtari, le brillant étudiant africain formé en France, il s’agit avant tout de donner le pouvoir de décision aux Africains eux-mêmes ; pour Minna, l’Allemande violée par les soldats russes à Berlin pendant la guerre, suivre Morel s’impose pour donner un sens à sa vie. « L’Islam appelle cela « les racines du ciel », pour les Indiens du Mexique, c’est « l’arbre de vie » […] leur besoin de justice, de liberté, d’amour – ces racines du ciel si profondément enfoncées dans leur poitrine. »

    Dans ce roman centré sur la  traque de Morel, à abattre pour certains, à arrêter vivant pour les autres, Romain Gary use abondamment du récit rapporté. Chaque personnage lié de près ou de loin au héros égrène ses confidences. La parole est donnée à l’un, à l’autre, ils racontent leurs souvenirs de cette affaire, leurs rencontres avec Morel, leur version des choses. Et cela donne au roman un ton et un rythme très particuliers, envoûtants.

    Il y a parfois du Zola chez Gary. Les racines du ciel, troisième partie : « Car il fallait que l’opinion publique sût qu’en ce siècle de défaitisme et d’acceptation, des hommes continuaient à lutter pour l’honneur du nom d’homme et pour donner à leurs espoirs confus un élan nouveau. […] Du Baïkal à Grenade et de Pittsburgh au Tchad, le printemps souterrain qui vivait sa vie cachée dans la profondeur des racines allait surgir à la surface de la terre de toute la puissance irrésistible de ses milliards de pousses faibles et tâtonnantes. » -- fin de Germinal : « Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre. »

    Où en sont aujourd’hui l’Afrique, les éléphants, les hommes ? Romain Gary,  il y a plus d’un demi-siècle, posait les bonnes questions.