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Littérature - Page 84

  • Les armoires vides

    « Ecrire la vie ». Annie Ernaux, cherchant en 2011 un titre pour le Quarto rassemblant son œuvre, a choisi celui-ci « comme une évidence » : « écrire la vie. Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie. La vie, avec ses contenus qui sont les mêmes pour tous mais que l’on éprouve de manière individuelle : le corps, l’éducation, l’appartenance et la condition sexuelles, la trajectoire sociale, l’existence des autres, la maladie, le deuil. »



    Annie Ernaux - Les armoires vides (1974) (Archives de la RTS / Vidéo YouTube)

    Pour la biographie qui ouvre ce gros volume, elle a préféré au déroulement factuel « l’alliance de deux documents personnels, l’album photo et le journal intime ». Dans cette « sorte de photojournal », les clichés suivent l’ordre chronologique, mais pas les extraits, choisis en fonction des photos. Cela permet de voir et de lire un parcours familial et social à travers les photos de sa famille, des lieux où elle a vécu – le café-épicerie de ses parents et Yvetot d’abord – et d’elle-même aux différentes périodes de sa vie.

    Il en ressort un leitmotiv de son œuvre : le désir de retrouver ce passé enfui ou enfoui pour le revivre dans l’écriture. « Je ne suis pas culturelle, il n’y a qu’une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir. » (1989) – « Revivre tout mais sans la douleur. Cette chose n’existe que dans l’écriture, par l’écriture. » (2001)

    Les armoires vides, son premier roman publié en 1974 (à 34 ans), est un coup de poing. Durant son avortement, par une « vieille » qui brandit « une petite sonde rouge, toute recroquevillée, sortie de l’eau bouillante », la narratrice, Denise Lesur, décrit ses sensations, tout ce qui lui traverse l’esprit – rien dans la littérature qui puisse aider « une fille de vingt ans qui est allée chez la faiseuse d’anges, qui en sort, ce qu’elle pense en marchant, en se jetant sur son lit » –, la nausée, l’impossibilité de se concentrer sur quoi ou qui que ce soit, même ses parents.

    « Voir clair, raconter tout entre deux contractions. Voir où commence le cafouillage. Ce n’est pas vrai, je ne suis pas née avec la haine, je ne les ai pas toujours détestés, mes parents, les clients, la boutique… Les autres, les cultivés, les profs, les convenables, je les déteste aussi maintenant. J’en ai plein le ventre. A vomir sur eux, sur tout le monde, la culture, tout ce que j’ai appris. Baisée de tous les côtés… »

    Avec réalisme et dans un langage cru, elle raconte comment on vivait chez eux, la bonne marche du café-épicerie des parents avec sa « clientèle à gogo », son père tenant le bistrot, sa mère la boutique, en bonne commerçante. Elle se rappelle les histoires racontées, les conversations chuchotées, et pour elle, « la profusion, tout ce qui se mange est offert dans les rayons » où elle touche à tout, les jeux avec son amie Monette et les autres du quartier de la rue Clopart – le temps où seuls ses parents étaient « des gens comme il faut ».

    La coupure a lieu à l’école libre où sa mère l’a inscrite pour qu’elle apprenne à bien se tenir, à bien causer, « la bonne éducation ». Là, elle ne reconnaît rien : il y a « un monde » entre le milieu de cette école, ses manières, son langage, et le leur. C’est le début d’un « faire comme si continuel », pour « faire comme tout le monde ». La comparaison inévitable entre les deux mène à l’humiliation – « Je me sentais lourde, poisseuse, face à leur aisance, à leur facilité, les filles de l’école libre. » L’image bourgeoise de la société véhiculée par l’enseignement reçu lui semble fallacieuse ; il y a un gouffre entre ces deux mondes.

    « Au fond, c’est la faute de ma mère, c’est elle qui a fait la coupure ». Elle voulait que sa fille devienne « quelqu’un », sans mesurer combien son regard changerait sur ce milieu de « boutiquiers cracra », combien elle aurait honte de sa famille. Denise se réfugie dans les devoirs, les livres, les « dix sur dix » répétés, s’éloigne, se tait. Elle trouve ses parents supérieurs à leurs clients, mais lamentables avec ceux qui leur sont supérieurs, « minables ».

    Au fur et à mesure de son excellent parcours scolaire, elle observe leur manque d’éducation, la grossièreté de leur mode de vie et de leur langage, de la maison sans entrée ni w-c. Elle n’a plus grand-chose à leur dire, bien qu’ils lui paient tout ce qui lui fait envie – « Ne pas pouvoir aimer ses parents, ne pas savoir pourquoi, c’est intenable. » Quand ses premières règles surviennent, elle se sent renaître, explore son corps, court les garçons. Premiers baisers, premières caresses, le goût du plaisir.

    Devenir étudiante à la fac de lettres, avoir une chambre à la Cité universitaire, c’est le couronnement de ses grandes lectures, « la vraie supériorité » qui la libère de ses parents chez qui elle retourne de moins en moins. Entre étudiants, pas d’étiquette – on se rencontre dans les amphis, à la bibliothèque («  l’église à livres », son grand bonheur). Elle emprunte aux autres « des manières, des mots, des goûts ». Quand elle rencontre Marc, étudiant en droit, au baratin si supérieur, elle veut lui ressembler.

    Plaisir de « grimper », plaisir d’être appréciée par les profs, plaisir de réussir, plaisirs du corps. Mais une fois enceinte, « la dé-fête, ça va vite ». Marc n’a plus de temps pour elle, « l’exam… » Dernières phrases, de retour dans sa chambre après l’avortement : « Je ne voudrais pas crever. La concierge est toujours en bas, le dimanche, à la Cité. »

    Avec Les armoires vides, Arnie Ernaux fait une entrée fracassante dans la littérature française. Elle choque en parlant d’un sujet tabou, l’avortement (elle y reviendra dans L’Evénement en 2000), de choses qu’on ne dit pas et dont on n’a jamais parlé comme ça, dans le désarroi, l’emportement, la révolte. Elle réussit à rendre avec intensité ces choses vécues qui lui reviennent et la remplissent de sentiments contradictoires – une sorte de bilan pour mémoire, cherchant et trouvant les mots pour l’écrire.

  • Le même été

    josé carlos llop,solstice,roman,littérature espagnole,majorque,enfance,été,famille,écriture,culture« Tous les étés étaient le même été. Toutes les mers étaient la même mer. Notre vie était identique chaque mois d’août. Et c’était justement cela qu’on recherchait dans ma famille (et dans tant d’autres familles à l’époque). Ou du moins ce que recherchait mon père. Grâce à lui, j’ai découvert l’unité du temps, ou plutôt j’ai ébauché ma première conception de cette unité : en été il n’y avait pas de passé, ni de futur ; seulement le présent, et ce présent se projetait sur le reste de la vie comme un royaume ancien se projette sur les civilisations qui lui succèdent. Un présent solaire, méditerranéen, classique. »

    José Carlos Llop, Solstice

  • Paradis privé

    « Si vous ne pouvez vous résoudre à abandonner le passé, alors vous devez le recréer ». Cette citation de Louise Bourgeois entre en résonance avec le sujet de Solstice de José Carlos Llop (2013, traduit de l’espagnol par Edmond Raillard, 2016). L’enfance et la jeunesse, son île, sont sources d’inspiration pour l’écrivain majorquin, romancier et poète. 

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    Cales de Betlem (source)

    « Je dois mon paradis privé à deux circonstances singulières : à ma condition d’insulaire et à l’armée. » (Et in Arcadia ego, chapitre 1) La phrase d’ouverture semble renvoyer à une autobiographie, mais l’auteur affirme qu’il ne suit pas « la piste d’une forme de littérature autobiographique : l’enfant n’est pas l’axe du récit, il est le regard sur le paysage du récit ; ceci arrive car le narrateur n’a pas encore de voix littéraire, il ne fait que regarder » (cité sur Espaces, instants).

    Dans les années 1960, sa famille passait les vacances d’été à la Batterie, en zone militaire – une batterie d’artillerie installée le long de la côte par Franco dans les années 1930 – « dans un paysage d’une beauté sèche et ancienne ». Le premier août, une Simca rouge cerise de l’armée de terre venait les chercher en ville et emmenait à Betlem, dans la baie d’Alcúdia, au nord-est de Majorque, le père lieutenant-colonel, la mère et leurs trois fils.

    « Traverser l’île était un voyage qui représentait la traversée d’un continent – c’est ainsi que les insulaires voyaient l’île – et sa durée – une matinée entière –, la fuite en Egypte. » De ses cinq à douze ans, chaque été, l’enfant retrouve trois repères sur la route : un « diable », un micocoulier sinistre « aussi mort que le figuier auquel Judas s’est pendu », enfin « un homme armé d’un fusil et coiffé d’un chapeau de paille ». Puis c’est le domaine, royaume de la lumière.

    Solstice est un roman avant tout visuel, qui parle bien sûr aux connaisseurs de l’île par toutes ses facettes, mais touche aussi les amoureux des côtes méditerranéennes. Montagnes et collines, arbres et plantes sauvages appelés par leur nom, murs de pierre sèche, le paysage des vacances en famille est si bien intériorisé « que ce paysage et aucun autre serait toujours le paysage du bonheur ».

    Un livre de récits mythologiques offert par son grand-père maternel nourrit l’imaginaire du garçon. José Carlos Llop rapproche souvent ce paradis de l’Attique grecque et n’hésite pas, pour décrire les perceptions de l’enfant, à les relier à sa culture d’adulte. Ainsi, pour la tonnelle couverte de passiflore bleue : « La tonnelle avait un petit air japonais – Art déco japonais, même si à la maison personne ne m’avait parlé de l’Art déco – et quelque chose de la peinture moderniste, de Fortuny par exemple, ce qui contrastait avec son côté mystique. »

    Visions et sensations sont décrites de façon très précise, expressive : « Il y avait deux mers dans la baie. La première était placide et silencieuse, bleu pâle, presque blanche, veinée de différents tons de vert quand on s’en approchait. […] L’autre mer était tempétueuse et rugissante, bleu foncé, à la surface éclaboussée de lave blanche et avec de grandes vagues rageuses qui vomissaient des giclées d’écume blanche en arrivant à la côte, comme sur une estampe d’Hokusai. »

    Jeux avec ses frères, baignades en famille avec le rite maternel, au retour, pour éviter l’insolation, de leur faire enlever leur chapeau de paille pour leur verser un seau d’eau sur la tête, les journées d’août s’égrènent en activités de plein air. Le père en est le héros, observé et souvent admiré, jusque dans l’art de manier sa canne de buis ; la mère, au second plan du récit bien qu’essentielle, est magnifiquement évoquée dans un chapitre intitulé simplement « Elle ».

    Ils mènent une vie simple entre eux à la Batterie, puis leur vie sociale est évoquée d’abord dans une autre maison, avec une tour et en bord de mer : « Hospitalière et gaie, mais sans excès. » « cohabitaient le goût de la culture et l’enracinement dans la terre. » On y lisait deux revues étrangères : « Epoca, en italien, et Paris-Match, en français ». On y disait souvent « Es molt hermós » (« C’est très beau », en majorquin) – « les choses étaient belles parce qu’elles étaient faites par Dieu et la beauté créée par les hommes était leur hommage au Créateur. »

    Les amis des parents, quand ils leur rendent visite, les appellent Juanito (seulement les hommes, les femmes disent Juan) et Adela. Le narrateur voit arriver ces deux couples dans leurs automobiles comme des émissaires d’une vie moderne, plus luxueuse que la leur. Il observe les tenues, les comportements, écoute les conversations où se mêlent des noms de philosophes et d’écrivains, des mots choisis. Il y a aussi des scènes très drôles dans Solstice.

    José Carlos Llop réussit par son écriture magnifique (même en traduction, cela se sent) à rendre la lumière de ces années de plénitude, creuset de son œuvre littéraire. Le rapport Stein racontait une émouvante histoire d’amitié au collège ; Parle-moi du troisième homme, l’adolescence du fils d’un capitaine. Solstice illustre les trois seules choses, selon lui, qu’on puisse faire avec le paradis : « l’aimer, le perdre et s’en souvenir. »

  • De l'être

    anne le maître,un si grand désir de silence,essai,littérature française,silence,retrait,sens,lenteur,être,spiritualité,abbaye,culture« J’ai appris que le silence n’est pas une modalité de vie mais un état de l’être. Qu’on peut être en paix au milieu d’une foule et en effervescence au sommet d’une colline déserte. Et qu’il dépend de chacun d’être à lui-même ou non son bruit ou son silence. »

    Anne Le Maître, Un si grand désir de silence

     

    Fernand Khnopff, Le silence de la neige (détail), 1916

  • Désir de silence

    Parfois des fils imprévus lient des lectures l’une à l’autre. De Nathalie Skowronek à Lola Lafon, par exemple. Et même de l’album de Pastoureau, Blanc, à Un si grand désir de silence d’Anne Le Maître. Pas seulement pour l’éventail et le bol figurant sur la nature morte de la couverture, ou pour le blanc monacal qui s’invite ici et là. On parle de « blanc » lorsqu’un silence soudain se produit à la radio ou dans une conversation. Le blanc serait-il la couleur du silence ?

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    « Car faire silence, et c’est peut-être là le point de départ de ma réflexion, ce n’est pas la même chose que se taire, ou du moins on ne saurait l’y réduire. » Le silence n’est pas que le contraire du bruit. « Le silence porte accueil et disponibilité, ascèse, écoute et ouverture. »  L’introduction d’Anne Le Maître donne déjà des clés : « pour moi le silence est une source. Et pour moi le silence est un combat. »

    Un petit matin dans sa maison « emmitouflée de nuit et de brouillard », quasi silencieuse, ne lui fait que mieux entendre « gronder » la rumeur du monde : toutes les choses à faire, les soucis, les « mouches noires » qui tournent dans la tête – « Malgré le silence de l’aube, dans le parfum doux du thé qui fume, je ne suis que bruit. »

    « Cette heure d’avant le jour » est son défi quotidien : se laisser inviter par le silence, se taire, se mettre à l’écoute. Avec l’entraînement, s’en faire « un îlot de paix ». Et voilà une distinction importante, entre vie active et vie contemplative, lié chez elle à un « rêve d’abbaye » ; elle fréquente volontiers l’abbaye de Landévennec, trouve un havre dans les lieux de silence, à l’écart de notre « civilisation du vacarme ».

    L’homme moderne « se doit d’être agissant, positif et plein de vie », reléguant le silence en compagnie de « ces trois repoussoirs du monde moderne que sont l’inactivité, la religiosité et la mort ». En 2020, quand du confinement contre la pandémie a surgi un calme inattendu dans le ciel, les rues, les jardins où on réentendait le chant des oiseaux, la tranquillité a vite été troublée par l’agitation médiatique, les débats, les protestations, un trop-plein de chiffres et d’images.

    « La quête de sens, le silence, la lenteur n’ont aucune valeur sur le marché du tohu-bohu ambiant. En revanche, notre attention – notre « temps de cerveau disponible » – est devenue un bien marchand sur lequel des cohortes de négociants ont des vues très précises. » Si Anne Le Maître dénonce les travers de notre époque « bavarde », ce n’est pas par conservatisme ou nostalgie. Elle réhabilite la place du vide et de l’ennui dans nos existences, montre l’importance de se « désencombrer » : « Il est possible de jeûner de bruit comme on jeûne de nourriture. » On y retrouve de l’énergie.

    Le silence ouvre la porte à la vie intérieure – il y a sans doute aussi un fil entre ce livre et L’Esprit de solitude de Jacqueline Kelen ou, dans une approche très différente, Histoire du silence d’Alain Corbin – mais ce travail ou disons cet exercice sur soi-même n’exclut pas l’autre, au contraire. « Prendre le temps d’une retraite, d’un retrait du monde : vivre un temps fécond plutôt qu’utile. » Se taire, c’est aussi se mettre à l’écoute. De soi, de « plus grand que soi », des autres, du vivant.

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    Anne Le Maître de retour d'Ouessant (Bleu de Prusse)

    Un si grand désir de silence n’est ni un essai philosophique, ni un ouvrage d’érudition. Cette réflexion me parle beaucoup parce qu’elle est irriguée d’expérience personnelle, de peurs et de douleurs, de marche et de contemplation, de lectures et d’aquarelles. « Le silence accorde intérieur et extérieur : je suis dans le flot du réel comme un nageur heureux dans le courant, baigné, porté, serein. Je suis la rivière des heures. » Magnifique métaphore. Sagesse de l’herbe nous invitait à cheminer, ce nouveau texte d’Anne Le Maître, beau et nourrissant, propose toutes sortes de manières de faire silence, d’être pleinement vivant.