Enchantée par Celui qui veille, le roman précédent de Louise Erdrich, je me suis laissé tenter par son dernier roman, La Sentence (traduit de l’américain par Sarah Gurcel), à la Librairie de l’Olivier (Nyons). J’en avais lu de bonnes critiques et caressé la belle couverture. La romancière l’a dédiée « à toutes celles et tous ceux qui ont travaillé à Birchbark Books, à nos clients, à nos fantômes » – c’est le nom de sa librairie à Minneapolis.
Birchbark Books & Native Arts / Minneapolis, Minnesota
« Quand j’étais en prison, j’ai reçu un dictionnaire. » Condamnée en 2005 à soixante ans de prison, Tookie, la narratrice, a cherché en premier dans le livre offert par Jackie, son ancienne professeure, le mot « sentence ». Alors dans la trentaine, elle buvait et se droguait comme à dix-sept ans. Amoureuse de Danae, son « crush » (son béguin, selon Reverso consulté plus d’une fois pour ces termes non traduits qui émaillent le roman), elle se laisse entraîner par sa « chère chavirée » dans un invraisemblable transport de cadavre qui tourne mal.
Tookie a fini par se faire arrêter par Pollux, de la police tribale, un « ancien boxeur au regard perçant », son « autre crush ». Dix ans plus tard, son avocat a pu prouver qu’on lui avait tendu un piège et la voilà « dehors ». Entretemps, Tookie a beaucoup lu et suivi un cursus universitaire. En 2015, elle tente sa chance et se présente dans la librairie où Jackie travaille.
« La porte bleue protégée par un store ouvrait sur un parfum de sweet grass, l’avoine odorante qui sert d’encens pendant les cérémonies, et sur soixante-quinze mètres carrés remplis de livres » consacrés à la culture « autochtone ». « J’ai réalisé que nous, Indiens d’Amérique, sommes plus brillants que je ne le pensais. » Tookie se montre pleine d’aplomb commercial et Louise (l’autrice) l’engage, même si sa librairie n’est pas au mieux financièrement.
En vivant chichement, en résistant aux tentations d’autrefois, en travaillant beaucoup, Tookie revit et savoure sa liberté. Quand Pollux la retrouve et lui demande de l’épouser, elle « fonce » vers une nouvelle vie – une petite maison, un jardin mal entretenu, du travail, de l’amour, le ventre plein – une vie ordinaire qu’elle juge « paradisiaque ».
En novembre 2019, « cinq jours après sa mort, Flora venait encore à la librairie. » Quand la boutique est vide et Tookie seule, celle-ci l’entend murmurer, remuer près du rayon Littérature, elle entend le léger bruit de ses boucles d’oreilles ou de ses bracelets. C’était une cliente assidue et agaçante. Persuadée d’avoir été « indienne dans une vie antérieure », Flora montrait à tout le monde la photo d’une « femme austère enveloppée dans un châle », sa prétendue arrière-grand-mère qui avait honte d’être indienne.
La fille adoptive de Flora apporte à Tookie le livre qui était ouvert à côté de sa mère quand elle est morte. Elle l’emporte chez elle, sans en parler aux autres vendeuses : Penstemon, passionnée par les écrivains et troublée d’être tombée amoureuse d’un blanc, et Asema, étudiante à l’université. Tookie (Ojibwé) n’en dit rien à Pollux (Potawatomi) qui, en plus de ses fonctions dans la police, est maître du feu dans les cérémonies traditionnelles, bricole, pêche, cuisine (il prépare la viande, elle le poisson), prend soin de sa nièce Hetta comme un père.
Peu avant Noël, Tookie finit par évoquer la présence de Flora tous les jours dans la librairie et apprend que « Louise a un fantôme chez elle depuis des années, mais c’est une présence propice. Personne qu’elle ait connu », quelqu’un qui « l’aide peut-être à écrire ». Tookie se sent harcelée, menacée même. Afin d’y voir plus clair, elle finit par ouvrir le « très vieux journal intime » que lisait Flora – « La Sentence. Une captivité indienne 1862-1883 » – puis le pose sur une des deux piles de livres près de son lit : la « laborieuse » (en attente d’énergie mentale) et non la « paresseuse » (lecture facile).
Voilà le cadre de La sentence de Louise Erdrich : une librairie hantée et ses employées, la vie privée et les tumultes intérieurs de Tookie, toute à ses émotions et à ses croyances, le mode de vie d’Amérindiens mêlant traditions et modernité. Bientôt les personnages seront confrontés à deux événements contemporains majeurs : la pandémie (qui transforme la boutique en stock de livraison) et la mort de George Floyd (qui bouleverse la ville de Minneapolis, ses communautés, le monde entier).
Le Monde des Livres traduit « birchbark » : « écorce de bouleau » (jadis en rouleaux comme support d’écriture, ou pour fabriquer les canoës, comme celui suspendu dans la librairie). Le Figaro littéraire loue la grâce, la tendresse et la lucidité de Louise Erdrich. Pour ma part, j’ai préféré Celui qui veille, un roman plus structuré que La Sentence. Ici, l’impulsive Tookie est plutôt foutraque, mais son amour des livres est fabuleux. Cadeau final : Louise Erdrich donne une « Liste totalement partiale des livres préférés de Tookie », et invite à fréquenter et à soutenir les librairies indépendantes comme la sienne.
Commentaires
Un auteur, un livre que je ne connais pas du tout, que tu me fais découvrir: merci!" J'ai lu comme un fou parce que je me suis cru perdu dans ce monde" disait Calaferte; lisons comme des folles pour soi et pour enrichir les autres! Nous serons moins perdu!
Merci pour cette belle citation, Anne, et oui, lisons, lisons !
Et "Faites-les lire", dixit Michel Desmurget.
Je n'ai pas encore lu "celui qui veille", je commencerai par lui. J'ai pris un peu de retard avec cette autrice que j'apprécie beaucoup.
Bonne découverte - j'irai voir les autres titres que tu as aimés.
Son tour viendra, je pense, il est à la bibli.
Il te faudra sans doute patienter, bonne lecture quand ton tour viendra.
Il faudrait plutôt aller voir sur mon ancien blog. Je m'aperçois que ce serait bien que je le mentionne quelque part sur le blog actuel. http://legoutdeslivres.canalblog.com/archives/2012/01/07/15933801.html
Merci pour le lien vers l'index de ton ancien blog - qui est resté dans mes favoris, mais la page d''index, c'est encore mieux.
J'ai noté "Le jeu des ombres", "Ce qui a dévoré nos cœurs" et "La chorale des maîtres bouchers". Bonne journée, Aifelle.
Chic : j'ai Celui qui veille dans mes bagages pour les vacances qui arrivent !
Bonne journée, Tania.
Bonnes vacances, Anne, bienvenues, j'imagine, après cette période chargée autour de tes dernières publications.
Il est noté et il me tarde à présent de découvrir cet auteur que je n'ai jamais lu. Merci pour ta chronique
Avec plaisir, Manou. L'oeuvre de Louise Erdrich nous permet d'accéder à la culture amérindienne, c'est un monde.
Moi aussi j'ai beaucoup aimé Celui qui veille ! Et je n'ai pas encore lu La sentence !
Je serai curieuse de lire ce que tu penses de ce roman-ci, Claudialucia. (J'ai mis un lien vers tes billets sur Aldrich sous l'extrait complémentaire.)