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Littérature - Page 498

  • De noirs secrets

    La vie secrète de E. Robert Pendleton de Michael Collins commence comme un de ces romans au décor universitaire dont les Anglo-Saxons ont le secret : rivalités entre professeurs, problèmes de publication, fêtes rituelles. Tout oppose Pendleton, qui enseigne l’art d’écrire à l’université Bannockburn et s’y sent « vieux, inutile et perdu », au romancier Allen Horowitz, auteur à succès, qui vient y donner une conférence. « Y avait-il un jour précis où les choses changeaient, où l’on se retrouvait de l’autre côté de la vie ? » C’est le genre de question qui tourmente Pendleton en attendant l’arrivée de son « ennemi et compagnon d’autrefois à Columbia ».

    A ses côtés, le professeur sur le déclin peut tout de même compter sur une étudiante attardée, Adi Wiltshire, désignée pour le comité d’accueil, en plus du photographe attitré du campus, Henry James Wright. Il y a des années, celui-ci a suivi les cours de Pendleton dans l’intention d’améliorer sa formation de reporter, mais son admiration inconditionnelle pour Stephen King, méprisé par le professeur, a suscité entre eux d’interminables conflits. Adi s’étonne que Pendleton n’écrive plus et considère qu’il se sous-estime comme écrivain. Quand Horowitz débarque à l’aéroport en chemise hawaïenne et les pieds nus dans ses mocassins, la peau bronzée, il arrive sans peine à détourner sur lui l’attention de l’étudiante. Pendleton, encore une fois, se sent floué.

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    Mais le méli-mélo universitaire change rapidement de ton. Pendleton, au bout du rouleau, a décidé à cette occasion de mettre fin à ses jours. Adi arrive à temps chez lui pour appeler les secours, sa tentative échoue. C’est elle, à qui il a légué par lettre tous ses écrits, qui devient la « gardienne de sa vie, de sa maison et de son œuvre ». C’est elle qui fait la découverte capitale, près de la chaudière, d’un carton contenant des exemplaires reliés d’un roman inconnu de Pendleton, Le Cri.

    Adi découvre un « cauchemar autobiographique et existentiel, totalement personnel », un récit plein de haine de soi avec une scène de meurtre particulièrement horrible, celui d’une fille de treize ans descendue d’un bus scolaire et poursuivie dans les champs. Fascinée par la force épouvantable de l’œuvre, l’étudiante décide de la faire publier, avec l’aide d’Horowitz qui connaît toutes les ficelles de l’édition. Celui-ci, vaguement gêné par la tentative de suicide de Pendleton lors de sa visite, intéressé aussi à plus d’un titre par une association avec Adi, met tout en œuvre pour assurer à cette publication un succès rentable.

    Tout se complique lorsque Adi, maintenant certaine de pouvoir enfin décrocher un doctorat avec sa thèse sur Pendleton, découvre que le meurtre du Cri correspond exactement à un crime non élucidé, celui de Amber Jewel. Pire encore, elle observe que le cadavre en morceaux n’a été retrouvé qu’après la date d’impression qu’elle a découverte sur la facture d’impression dans la boîte en carton, ce qui fait de Pendleton le meurtrier présumé.

    L’enquête policière menée par Jon Ryder est déclenchée par l’envoi d’une bande enregistrée signalant la coïncidence entre le meurtre fictif et l’affaire Jewel. La vie secrète de E. Robert Pendleton tourne alors en un véritable roman noir. Liaisons sordides, traumatismes familiaux, suspects divers, désirs inavoués, policiers douteux, de terribles vérités émergent peu à peu. Adi commence à perdre le contrôle, Horowitz veut rester le maître du jeu. Pendleton ne reprend conscience que pour exprimer son désir d’en finir, quand son infirmière est tuée chez lui, peut-être parce qu’on l’a prise pour l’étudiante.

    Amateurs d’intrigues compliquées et de noirs secrets, ce livre est pour vous.

  • Le chat du prof

    « Je suis un chat. Je n’ai pas encore de nom. » C’est le début éponyme du roman de Natsume Sôseki, les premières phrases d’un chef-d’œuvre d’humour. L’introduction de Jean Cholley, qui l’a traduit pour la collection « Connaissance de l’Orient » publiée conjointement par Gallimard et l’Unesco, nous apprend qu’après des études en Angleterre, Sôseki est revenu au Japon en 1903 et a enseigné la littérature anglaise à l’Université impériale de Tôkyo, mais il déplaisait à ses étudiants. Lorsque Je suis un chat paraît en feuilleton, de 1905 à 1906, le succès est tel qu’il démissionne pour entrer au journal Asahi où il publiera la plupart de ses romans jusqu’à sa mort en 1916.

    Sôseki écrit le premier chapitre à la demande de Kyoshi, un ami poète. Durant l’été 1904, un chaton était arrivé dans sa maison, ce qui l’a sans doute inspiré. Après une lecture publique qui a soulevé l’enthousiasme de ses auditeurs, Kyoshi le fait publier dans un magazine. Les lecteurs raffolent de ce qu’on pourrait, écrit Cholley, sous-titrer « La Vie et les Opinions d’un chat », un roman sans pareil dans la littérature japonaise, mais où les influences occidentales, surtout anglaises, sont nombreuses (Swift, Sterne, Hoffmann).

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    Qui est ce chat ? Le compagnon d’un professeur d’anglais, Kushami. Marié mais sans intérêt pour sa femme, celui-ci ne trouve de plaisir qu’à bavarder avec ses amis intellectuels, « de paisibles désœuvrés » qui lui rendent visite. « Sôseki, mis en nourrice peu après sa naissance par ses parents qu’il retrouva seulement huit ans plus tard sans même savoir qu’ils constituaient sa vraie famille, était lui aussi un chat errant qui se sentait déjà plus ou moins adulte à sa naissance, entré un peu par hasard dans un monde dont la frivolité le faisait souffrir. » (Cholley)

    Nous découvrons donc la vie quotidienne de Kushami par les yeux de son chat. « Tout chat que je sois, il m’arrive de penser : un professeur a vraiment une vie heureuse. Si je renaissais en homme, je voudrais n’être que professeur. Si on peut occuper un emploi en dormant autant, un chat aussi en est capable. » Gris clair, avec un peu de jaune, notre héros chat découvre aussi le voisinage, hommes et semblables. Scandalisé par l’indifférence des gens envers les chats qu’ils croient tous pareils, il considère qu’« Il n’y a en somme qu’un chat qui puisse comprendre un autre chat. Quelque progrès que fassent les hommes, cette compréhension leur sera toujours refusée. » Il faudra quelques cartes de vœux au Nouvel An, illustrées par son portrait ou par celui d’autres chats, voire la mention de salutations à transmettre à son chat sans nom, pour que son maître le traite avec davantage de considération, « une lueur de respect dans son regard ».

    Le point de vue du félin penseur permet à Sôseki d’ironiser à l’aise sur le comportement des êtres humains et les usages de la société japonaise. Pourquoi son maître « au caractère d’huître » rit-il joyeusement quand Tofu lui relate les exigences extravagantes de Meitei au restaurant ou Meitei ses dernières inventions ? Ces conversations entre amis sont souvent déroutantes, voire absurdes, mais toujours drôles, qu’il s’agisse de critique littéraire, du suicide ou du nez prodigieux de la voisine, Madame Kaneda, qui donnerait volontiers sa fille en mariage à leur ami Kangetsu, à condition qu’il obtienne son doctorat - à défaut de fortune, il lui faudrait un titre.

    Le roman de Sôseki est rempli d’allusions à la culture japonaise (les notes en bas de page sont utiles). Pour faire passer le temps, il écrit : « Les narcisses du vase en porcelaine blanche se sont fanés peu à peu, cependant que les rameaux de prunier d’un autre vase se sont mis à fleurir. » Après l’euphorie printanière du début, le chat aux « 88 880 poils » se laisse gagner par la mélancolie de son maître. N’ayant jamais attrapé de souris, il est conscient de ne pas être « un chat du tout-venant » et se pose de plus en plus en philosophe. Mêlée aux situations burlesques, la critique de la « civilisation du progrès » s’accentue dans les derniers chapitres.

    Pour les amateurs, la description des mœurs de chat est un régal.
    « Les pattes de chat font oublier leur existence ; on n’a jamais entendu dire qu’elles aient fait du bruit par maladresse, où qu’elles aillent. Les chats se déplacent aussi silencieusement que s’ils foulaient de l’air ou que s’ils marchaient sur des nuages. Leur pas est doux comme le bruit d’un gong en pierre qu’on frappe dans l’eau, doux comme le son d’une harpe chinoise au fond de quelque caverne. Leur marche est parfaite comme l’intuition profonde et indescriptible des plus hautes vérités spirituelles. »

  • Le Monde des Livres

    A qui veut suivre l’actualité littéraire, Le Monde des Livres (supplément du Monde du jeudi en France, du vendredi en Belgique) est indispensable. Celui du 23 mai 2008 était consacré aux Assises internationales du roman qui se tiennent actuellement à Lyon (Villa Gillet), sur le thème « Le roman, quelle invention ! »

    On y apprend qu’un livre vendu sur quatre est un roman – 93,6 millions d’exemplaires vendus en 2006 - et que le chiffre d’affaires de l’édition française a connu en 2007 une croissance de 1,7  %, avec une forte hausse des essais et des documents. Pour le sociologue Jean-Claude Kaufmann, à notre époque marquée par « un questionnement sans fin », « il n’y a rien de mieux que de voir d’autres êtres en situation, de pouvoir éventuellement s’identifier à eux, à travers des histoires vraies, des témoignages ou des fictions. » Dans un entretien, il décrit la lecture comme « un acte strictement individuel, mais par lequel on entre en relation avec d’autres fragments d’humanité. »

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    L’écrivain irlandais Joseph O’Connor propose une réflexion sur « Les territoires du roman ». Contrairement au roman traditionnel, dont la chronologie épouse une certaine vision du monde, le roman depuis Joyce et Woolf (j’ajouterai Proust pour le roman français, j’y reviendrai une autre fois) restitue mieux la complexité de la vie : « Nous avançons en transportant avec nous le passé et l’avenir. Nous traînons des ancres qui sont attachées à nous – parfois même nous nous y agrippons. (…) L’essence de l’être humain consiste à faire ainsi l’expérience du temps. » A propos des grandes œuvres, O’Connor aime « qu’un roman donne le sentiment qu’on peut y pénétrer, regarder alentour, toucher les murs, à la manière dont nous entrons dans un grand morceau de musique, comme le Messie de Haendel, ou Satyagraha de Philip Glass. Ce sont là des structures que nous avons envie de retrouver : une seule visite ne suffit pas. » Pour les lecteurs, « Connaître, brièvement, la transcendance du moi, imaginer, brièvement, ce que c’est qu’être un autre, c’est apprendre à connaître de façon plus approfondie ce qu’on est soi-même. »

    Je ne vais pas commenter tous les articles de ce supplément riche en contributions d’écrivains français et étrangers. Jean-Bertrand Pontalis, écrivain, psychanalyste et éditeur, revient sur la question des commencements – « On a beau ne jamais trouver, on ne peut pas se passer de chercher les origines » - et Hélène Cixous, inconsolable du fils qu’elle a perdu, en fait le secret du Livre-qu’elle-n’écrira-pas. Rachid El-Daïf, né au Liban, confronte les valeurs modernes et les valeurs traditionnelles, Occident et Orient : « L’image qu’on a de la femme arabe, dans les pays arabes mêmes, ainsi que dans les pays occidentaux, devrait absolument être remise en question. Je veux dire l’image de la femme soumise et acculée au mutisme. »

    Enfin, la romancière Ludmila Oulitskaïa, dans une réflexion sur l’amour des autres et l’amour de soi, s’interroge sur la frontière entre l’instinct de conservation et la complaisance envers soi-même, nous apprenant que le russe traduit « égoïsme » par « amour-propre ». Ironisant sur le « happy end » qui s’impose au XXe siècle à la fin des romans d’amour, elle rappelle qu’au XIXe siècle, ceux-ci se terminaient généralement par la mort d’un personnage, le plus souvent féminin. « Et c’est inéluctable : si l’on n’appose pas le point final à temps et que l’on donne aux amants une longue vie conjugale, qui peut garantir que Béatrice, ayant acquis l’expérience de la vie au fil des années, ne va pas tromper son époux avec un palefrenier, que Juliette ne va pas se métamorphoser en une matrone autoritaire harcelant son mari avec sa jalousie et ses soupçons, et qu’Anna Karenine, une fois remariée, ne va pas devenir toxicomane en voyant s’éteindre tout intérêt sexuel chez un mari passionné exclusivement par les chevaux ? » Dans le monde du roman comme dans la vie, on peut sourire.

  • Avec ou sans amour

    L’Amour et rien d’autre (paru anonymement en 1903), sous-titré Correspondance Kempton-Wace, est né d’un pacte original entre Jack London et Anna Strunsky au début du siècle dernier. Le romancier américain, après des années de petits boulots et de vagabondage, avait dû abandonner sa formation universitaire, faute d’argent, et avait rejoint les rangs du parti socialiste. Anna Strunsky, dont les parents, opposés au régime tsariste, s’étaient installés à San Francisco, étudiait la littérature et la sociologie. Militante socialiste, elle rencontrait Jack London aux réunions du parti. Leur amitié, déclare Anna Strunsky dans un avant-propos, « fut une longue lutte intellectuelle. » En 1900, il lui avait proposé le mariage, mais elle n’y était pas encore prête et par dépit, London se maria avec Bess Maddern. Sa première femme était jalouse de la relation entre son mari et Anne Strunsky, avec qui il échangea réellement, par voie postale, cette correspondance imaginaire.

    Jack rédigeait les lettres qu’un jeune professeur d’économie californien, Herbert Wace, envoie à Londres à son père adoptif, Dane Kempton, dont les lettres étaient écrites par Anna. Le premier défend une vision du couple basée sur la raison, nourrie des théories matérialistes et évolutionnistes. L’autre lui oppose l’enthousiasme du sentiment amoureux et de la création poétique. Voilà les rôles qu’ils s’étaient attribués. Mais derrière leur discussion, de lettre en lettre, nul doute que London et Strunsky se parlent aussi d’eux-mêmes, de leur relation, de leurs divergences. Correspondance masquée, en quelque sorte. Un vers de Dante, l’épigraphe, donna le titre : « Et nos discussions auraient pour sujet l’amour et rien d’autre. » 

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    La première lettre part de Londres : Dane Kampton se réjouit d’apprendre qu’Herbert va se marier, mais lui reproche de ne pas lui avoir confié plus tôt qu’il était amoureux – « Il est toujours beaucoup plus important d’aimer que d’être aimé. » Herbert Wace lui répond que ses fiançailles avec Hester seront longues, puisqu’il a encore deux ans d’études avant d’obtenir son doctorat, mais que sa fiancée est raisonnable, chacun continuera à mener sa vie en attendant. Barbara, la sœur d’Herbert, à qui Dane a lu cette lettre pleine de considérations pratiques mais sans aucun sentiment, en a conclu qu’Herbert n’aime pas vraiment. Elle, au contraire, s’épanouit dans l’amour d’Earl, un homme infirme mais profondément amoureux.

    Alors Herbert commence son réquisitoire contre l’amour, préjugé terrible et pathétique selon lui. Il reproche à Dane d’évoluer dans « un monde idéal, éthéré, inaccessible » alors que lui se situe dans le monde réel, « constitué de choses concrètes et de faits tangibles ». Pragmatique, il rejette toute poésie dans le monde d’aujourd’hui, choisissant de « travailler » alors que Dane ne fait que « rêver ». Et quand son père adoptif lui rétorque que son discours révèle clairement qu’il n’est pas amoureux, il le revendique : « Non, je ne suis pas amoureux, et je suis bien content de ne pas l’être ; j’en suis même fier. » L’amour est ce qui sème le désordre, il n’en veut pas dans sa vie d’homme actif et non contemplatif, rationaliste et non romanesque.

    L’affrontement se durcit. Chacun défend ses valeurs, réfute les arguments de l’autre, même s’ils ont soin de ne pas toucher pour autant à leur affection l’un pour l’autre. Herbert se veut différent, clairvoyant. Dane tâche de l’éclairer sur lui-même - « C’est une faute grossière de respecter le seul fait tangible aux dépens de l’ineffable et du sentiment » - et sur l’amour – « L’amour n’est pas un dérangement mais une croissance, aussi bien spirituelle que physique. (…) L’amour est l’éveil de notre personnalité à la beauté et à la valeur d’un autre être. »

    Herbert / Jack continue à procéder par oppositions, entre la femme amoureuse qui n’analyse pas ses émotions et l’homme qui raisonne « comme seuls savent le faire les hommes » ! Entre l’intelligence et le cœur. Entre le mariage de raison, utile à la perpétuation de l’espèce, et la passion amoureuse. « Plus nous aimons et plus nous vivons » lui rétorque Dane / Anna.

    Les deux dernières lettres sont d’Hester, la fiancée, qui écrit à l’un et à l’autre. Deux lettres pour mettre un point final à cette correspondance qui, d’une manière plus vivante qu’un essai, tâche de clarifier ce qu’ont les hommes en tête quand ils parlent d’amour.

  • Quatre cahiers

    Conservés dans « les armoires bleues de Neauphle-le-Château » où elle a longtemps vécu, les quatre Cahiers de la guerre de Marguerite Duras contiennent des ébauches de récits, des souvenirs, le journal de sa vie pendant la guerre et des textes divers, inédits jusqu’en 2006. Duras avant Duras.

    Le cahier rose marbré, le premier, prépare Un barrage contre le Pacifique (1950), inspiré par le désastre de sa mère en Indochine. Enseignante et veuve de fonctionnaire, celle-ci avait cru leur fortune faite en obtenant du gouvernement général une concession de rizières. Toutes ses économies y étaient passées. Mais elle ignorait que la mer, régulièrement, noyait ces terres, et que les crabes auraient raison, jour après jour, des barrages qu’elle ferait construire pour protéger les plantations.

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    La mère et l’argent émergent de ces années-là, indissociables : « (…) ma mère nous avait inculqué un sentiment quasi sacré de l’argent. Sans lui, on était malheureux. » Quand Marguerite a quatorze ans, son frère aîné, qui étudiait en France, revient. Habituée aux coups de sa mère, « quand ses nerfs la lâchaient », elle doit subir alors la violence du frère aîné, ses injures à ce point continuelles qu’elle écrit à leur sujet : « Je ne peux les entendre sans qu’il me monte jusqu’à l’âme le goût même de ma jeunesse, elles ont le nimbe des étés passés à jamais, des colères vives et crues de mes quinze ans. »

    Cette enfance sauvage ne lui permet pas de s’intégrer dans la société blanche de Saigon, où elle découvre avec étonnement « l’amabilité » - « Je la croyais l’apanage de la richesse et du bonheur. » Sourire, bavarder, Marguerite ne l’a pas appris, et au pensionnat d’Etat où sa mère veut qu’elle fasse de bonnes études - « Je croyais en ma mère à l’égal de Dieu » - son arrogance, son accoutrement (casque colonial puis feutre d’homme, escarpins noirs vernis, robes sacs décolorées par les lessives) la séparent des autres.

    Elle-même se décrit comme « petite et assez mal faite », « brûlée par le soleil » et le visage ingrat, taciturne et buté où traîne un « mauvais regard que ma mère qualifiait de venimeux. » Un Annamite, pourtant, s’intéresse à elle, le personnage de L’amant (1984). Laid et ridicule aux yeux de Marguerite, Léo a le chic pour s’habiller à l’européenne, il a vécu à Paris, et surtout il possède une magnifique voiture, une Morris Léon-Bollée. Son argent fait rêver la famille Donnadieu, qui cherche à en tirer le maximum de profit, bien que la mère interdise à sa fille de coucher avec Léo, ce qui la déclasserait irrémédiablement. « Je pensais qu’un jour je ne serais plus battue ni insultée, qu’on m’écouterait, que je serais belle et brillante, riche, que je ne circulerais que dans des limousines, que peut-être quelqu’un d’autre que Léo m’aimerait. »

    Dans les cahiers suivants, préparatoires de La Douleur (1985), il s’agit principalement de l’attente angoissée, interminable, du retour de Robert Antelme, que Marguerite Duras a épousé en 1939. Résistant, il a été arrêté et déporté en 1944. A la fin de la guerre, partout en France, les femmes, les mères, comme elle, guettent un signe de vie des prisonniers. Les jours passent, sans information. Certaines jouent les courageuses, d’autres désespèrent, sans honte : « Les gens qui attendent avec dignité, je les méprise. Ma dignité attend aussi, comme le reste, elle a bien le temps de revenir, s’il est mort, ma dignité n’y pourra rien. » Même lire, Marguerite n’y arrive plus. « Je n’en peux plus. Je me dis : il va arriver quelque chose ce n’est pas possible. Je devrais raconter cette attente en parlant de moi à la troisième personne. Je n’existe plus à côté de cette attente. » Plus loin, « S’il meurt, la beauté du monde meurt et il fera nuit noire sur ma terre. »

    Quand il réapparaît, Robert Antelme, qui écrira L’Espèce humaine, un des livres-clés de la littérature concentrationnaire, ne pèse plus que trente-huit kilos et ne supporte qu’un peu de bouillie. Après trois semaines de repos et de soins, il recommence à manger, et c’est tout le spectacle de sa digestion qu’elle décrit crûment, en détail, fascinée par les quantités dont il se remplit, dont il se vide, dans une lente et bouleversante reconstitution de soi.

    Puis viendront des heures claires, près de l’enfant qu’elle a de Dionys Mascolo (avec qui elle vit après son divorce d'avec Antelme dont elle a eu un enfant mort-né). « Il a ri de nouveau et j’ai engouffré ma tête dans la capote de la voiture pour capter tout le bruit du rire. Du rire de mon enfant. » Dionys qui peut passer des heures à regarder la mer explique « que c’était à force de regarder un même spectacle, sans cesse renouvelé, qu’on arrivait à passer de la curiosité à l’intérêt, que c’était cela, voir. » C’est lui aussi qui la met au défi : « Un jour viendra où je répondrai à Dionys une phrase définitive. Cela fait quatre ans que je la cherche, mais je ne l’ai pas trouvée. » Duras est à la recherche de la phrase juste, cette phrase dont on dit aujourd’hui, « c’est du Duras ».

    « On ne dit pas devant moi du mal de Duras » explique Dominique Autié sur son blog où j’ai emprunté la photo de Duras. Pourquoi cette photo ? Parce que ce soir-là, le 28 septembre 1984, j’étais sur un lit d’hôpital, en soins intensifs, et qu’une bonne fée fit en sorte qu’on m’amène dans mon box une télévision pour me distraire de la seconde nuit que je devais y passer. Je me souviendrai toujours de cette magie : Duras, seule invitée de Pivot pour Apostrophes, concentrée sur ses réponses, parlant de son œuvre, de l’art et de la mort. Il y a parfois du concret qui nous relie à un écrivain, comme le montre bien Pierre Assouline dans une note récente à propos du manteau de Proust.