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Littérature - Page 496

  • Un chant d'amour

    Quartiers d'été / Incipits 

     

    Je suis assis devant mon bureau dans une petite pièce qui donne sur l’avenue Gabriel et qu’une aimable vieille dame m’a prêtée pour trois mois. Le soleil brille. C’est le mois de mai. Les marronniers sont en fleur. Sous ma fenêtre les philatélistes butinent parmi les éventaires des marchands de timbres et une nurse pousse une voiture d’enfant à l’ombre des Champs-Élysées. J’aperçois (je crois que j’aperçois) la poussière d’eau qui vole autour de l’une des fontaines de la place de la Concorde. Le bonheur flotte dans l’air. Au-dessus de ma tête, quelqu’un joue du Mozart.

    J’ouvre un mince volume et contemple une petite fleur de pissenlit écrasée. Je regarde une photographie où bien des doigts ont laissé leur empreinte et où s’inscrit une dédicace tracée d’une écriture maladroite et enfantine. Je caresse un vieux mouchoir marqué dans un coin d’un S brodé. Ce sont mes talismans. Ils m’ont porté bonheur. Je les transporte avec moi depuis de longues années. Ils m’ont sauvé la vie une fois à Tokyo (du moins j’aime à me l’imaginer) et un soir à Monte-Carlo ils ont fait ruisseler sur moi une pluie d’or.

    Je ferme les yeux et me voici brusquement emporté par un torrent d’images. Je distingue une voile, d’une blancheur de mouette, au bord de l’horizon. Je distingue un lac ridé par l’averse, une écharpe de colombes autour de la basilique. Je distingue le long du quai les platanes qui s’accrochent au brouillard comme de grandes tarentules. Je respire l’odeur de la sueur et de l’écœurant sirop d’amande dans le souk.

    Est-ce tout ? Rien qu’une éblouissante vision de formes à demi oubliées que rien ne relie entre elles hormis le sombre fil de la passion ? Eh bien, la voici.

     

    Frederic PROKOSCH, Un chant d’amour, Actes Sud / Babel, 1982.
    Traduit de l’américain par Marcelle Sibon.

     

  • Les invités de l'île

    Quartiers d'été / Incipits 

     

    Il est grand temps que je termine. S’ils ont pris le bateau de midi, ils peuvent être là dans une demi-heure. Ca m’est arrivé une fois : en nage, contente de mon travail, je ferme la maison, glisse la clef sous le paillasson et les découvre là, plantés à côté d’une carriole de plage où trônent bagages et enfants, au bord du sentier de coquillages. La déception sur leurs visages. Depuis, je sais que je dois demeurer invisible. S’ils me croisent ici, la maison ne sera pas autant la leur, et s’ils ne s’approprient pas la maison, ils ne vont pas passer un bon séjour. Même s’ils savent qu’ils ne la louent que pour une semaine, deux semaines, voire même un mois, ils doivent pouvoir se figurer qu’elle est à eux. Si c’était moi la locataire, cela irait tout seul. De toutes les maisons où j’ai fait le ménage, Duinroos est celle que je préfère. Torenzicht, Kiekendief, Jojanneke et D’instuif, je m’en suis débarrassée au fil des années. De belles maisons, je ne dis pas, où l’on a posé du carrelage et du lino, bien plus faciles d’entretien que Duinroos, mais ça faisait trop, il a fallu que je choisisse.

     

    Vonne van der Meer, Les invités de l’île (La maison dans les dunes), Héloïse d’Ormesson / 10-18, 2007.
    Traduit du néerlandais par Daniel Cunin.

     

  • Curiosité

    Une jeune serveuse fascinée par un peintre, une comédienne qui entre peu à peu dans son rôle, une fille de dix-neuf ans curieuse et qui ose… C’est Lily, dans L’envoûtement de Lily Dahl (1996) de Siri Hustvedt.

    Par la fenêtre de son appartement, Lily observe dans l’hôtel en face, à une vingtaine de mètres, « dans le rectangle éclairé : un homme très beau, debout devant une grande toile ». Elle sait qu’il s’appelle Edouard Shapiro et qu’à Webster (Minnesota), les rumeurs courent sur ce peintre juif new-yorkais.

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    Mabel, la vieille voisine, devine ce qui se passe chez la jeune fille ; les cloisons sont minces. Ancien professeur, elle l’aide à répéter le rôle d’Hermia dans Le Songe d’une nuit d’été, ce dont Lily a bien besoin pour mieux comprendre le texte et le dire, comme on le lui a demandé, d’une voix plus naturelle. « Rappelez-vous ceci : Hermia n’est ni plus ni moins que les mots sur la page. Les dire, c’est être elle. C’est aussi simple que ça. La qualité de votre jeu dépend, néanmoins, de votre capacité à donner corps au langage. Et ça – Mabel pointa l’index vers Lily –, c’est spirituel. »

    A l’Idéal-Café, où elle travaille pour financer ses études universitaires, Lily connaît vite les habitudes des solitaires qui viennent y prendre tôt leur petit déjeuner, elle se sent bien dans cet endroit même si elle y est parfois l’objet d’une attention gênante. Le jeune Martin Petersen la regarde fixement, les frères Bodler s’y installent repoussants de crasse. Hank, son ancien petit ami policier, rôde dans les parages. Vince, le patron, la surveille.

    A ses heures libres, Lily retourne dans la campagne aux abords de la ville, où elle a vécu enfant. Elle aime fouiner près des fermes. Celle des Bodler l’attire particulièrement, à cause de l’histoire obscure d’Helen Bodler, aux ossements retrouvés là des années après sa disparition jamais élucidée. Dans le garage ouvert traîne une valise. Pourquoi ne peut-elle s’empêcher d’entrer, de l’ouvrir, d’y voler une paire de souliers blancs en cuir qui lui vont bien ? Lily l’impulsive se laisse envoûter, ensorceler, enchanter, tantôt par les gens, tantôt par les choses.

    Rentrée chez elle, le soir, les chaussures blanches aux pieds, elle offre à Shapiro qui regarde vers chez elle un surprenant strip-tease. Il y répond : un duo d’opéra traverse la rue. « Don Giovanni », dira Mabel le lendemain matin. Lily ne connaît pas Mozart, et entend parfois sans les comprendre « un flot de phrases pleines de noms de gens dont Lily ne savait rien. » Entre elle et Shapiro, quelque chose a commencé.

    Mabel est à plus d’un titre l’initiatrice dans l’apprentissage de Lily. Vieille femme solitaire et sans enfant, elle devient une confidente. Au retour d’une expédition nocturne d’où Lily rentre sale et blessée, Mabel la soigne. Elle lui parle des mains de sa mère, des livres, du fameux Christ mort de Grünewald devant lequel elle s’est évanouie comme Dostoïevski, de « la grande vie passionnée, pleine de risques, de beauté et de douleur » qu’elle voulait vivre. Et quand Lily lui demande si telle a été sa vie : « Je crois que ce n’est pas tant ce qui arrive dans la vie que la façon dont on se représente ce qui arrive, dont on colore les événements. »

    Si les allées et venues chez Shapiro provoquent bien des commérages, Lily découvre qu’en réalité il peint des portraits, de personnes marginales qui acceptent de lui raconter, pendant des heures et des jours, leur histoire, qu’il résume en cases narratives en haut de la toile. Quand le peintre invite Mabel à poser pour lui, Lily, de l’autre côté de la rue, regarde celle-ci parler sans fin. Shapiro a besoin de ces paroles pour entrer dans l’intime, qui fera la vérité des portraits. Même si elle reconnaît que les toiles ont « du caractère », Lily ne l’acceptera pas toujours : « Ils te parlent de leurs parents et de leurs amours, et même de leurs fantasmes secrets, et tu absorbes tout ça comme une grosse éponge – au nom de l’art. »,

    Il y a des drames dans L’envoûtement de Lily Dahl, plein de personnages qu’Hustvedt fait parfois passer au premier plan, et qui nous surprennent. Il y a des rapprochements et des séparations, de la joie et de la douleur. Lily est au cœur du récit « un cerveau brûlant qui perfore l’univers ».

  • D'une maison à l'autre

    Three junes - Jours de juin (2002), le premier roman de Julia Glass, s’ouvre dans la collection Points sous une belle couverture de plumes colorées, allusion à Felicity, l'attachant perroquet femelle confié à Fenno McLeod, le protagoniste des trois temps de l’intrigue, d’une maison à l’autre, dans la dernière décennie du vingtième siècle. Un bon livre pour commencer l’été.

    C’est à Tealing, la maison des McLeod, que Paul a réalisé le rêve de sa femme : une grande demeure campagnarde, des fils, un élevage de collies, la première passion de Maureen. L’aîné, Fenno, et les deux jumeaux, Dennis et David, s’y retrouvent pour accompagner leur mère qu’un cancer va emporter. Fenno a quitté l’Ecosse et ouvert une librairie à Manhattan. Paul se sent mal à l’aise quand il voit revenir son fils homosexuel en compagnie de Mal, amaigri par le sida.

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    Juin 1989. Peu après la mort de sa femme, Paul s’est décidé à découvrir la Grèce, ses îles. Parmi ses compagnons de voyage, une jeune femme, Fern, retient son attention. Il aime la regarder dessiner, converser avec elle. A propos de Paris où elle séjourne grâce à une bourse, elle se montre moins enthousiaste qu’il ne l’imaginait à son âge : « Ce que je veux dire, c’est que les gens traînent leur vieille existence partout où ils vont. Il n’existe pas d’endroit assez parfait pour vous en débarrasser. » Paul aimerait errer d’île en île, et pourquoi pas, s’y trouver « une petite maison sur une colline surplombant des terrasses plantées d’oliviers et la mer Egée ».

    Juin 1995. Les McLeod reviennent à Tealing pour les funérailles de leur père. Dennis, excellent cuisinier, et son impeccable épouse française ont trois filles. David, qui a hérité de sa mère la passion des animaux, s’est marié avec Lillian qui l’aide à la clinique vétérinaire, mais ils n’arrivent pas à avoir d’enfant. En préparant la réception des funérailles, Fenno les observe et se sent, comme toujours, différent, coupé de certaines choses, même si d’autres lui ont été données. La chance de vivre de sa passion pour les livres, grâce à sa librairie spécialisée dans les ouvrages sur les oiseaux ; l’amitié de Mal – le personnage le plus fascinant du roman, Malachy Burns, l’impitoyable critique musical du New York Times, occupe dans l’immeuble en face un intérieur merveilleusement raffiné ; la compagnie de Felicity, l’incroyable cantatrice aux plumes rouges et mauves que Mal, trop malade, ne peut garder chez lui. Plus compliqués sont les rapports de Fenno avec Tony, un photographe qu’il a rencontré devant une minuscule maison blanche inattendue dans New York, et qui passe sa vie à garder le domicile des autres en leur absence. A Tealing, Fenno l’expatrié est l’objet de toutes les attentions et découvre qu’on attend de lui bien plus que son avis sur le sort à réserver aux cendres de son père. A New York, Mal aussi a besoin de lui.

    Juin 1999. Tony habite une maison près de la mer à Amagansett avec une amie, Fern. La jeune peintre des îles grecques est maintenant graphiste et travaille à des maquettes de livres. Son mari est mort, elle est enceinte d’un autre homme qui n’est pas encore au courant. « Souvent, elle se représente attachée à plusieurs laisses très longues, chacune tenue par un membre de sa famille éparpillée. Elle ressent des tiraillements et des secousses, et n’éprouve jamais un sentiment de totale liberté. » L’arrivée de Fenno et de son frère Dennis à Amagansett va éclairer les relations entre eux tous et faire naître de nouvelles complicités.

    J’ai aimé l’atmosphère de Jours de juin, avec ses personnages entre souvenirs et désirs, entre ici et là, curieux des autres, affectueux avec leurs bêtes, et qui avancent parce que « L’ennui, c’est que si vous vous persuadez que le passé est plus glorieux ou plus digne d’intérêt que l’avenir, vous perdez toute imagination. »

  • Ailleurs

    Belge de langue néerlandaise, Lieve Joris propose dans La chanteuse de Zanzibar (1995) des récits rédigés entre 1988 et 1991. Ecrivaine et journaliste, elle relate huit rencontres, attentive aux personnes, aux lieux, aux ambiances, et bien sûr aux préoccupations de ses interlocuteurs. En Tanzanie, Aziza, la chanteuse éponyme avec qui elle se rend à une soirée sur l’île de Zanzibar, lui montre un peu sa vie et celle de ses amies, entre maris et rivales. Au Zaïre, des Polonais l’accompagnent à Kokolo, auprès du Père Gérard qui a décidé de célébrer « Noël en forêt vierge ». Au Sénégal, on lui arrange une entrevue avec le roi Diola. Tout le monde attend la pluie à Oussouye, c’est le moment des sacrifices rituels. Ailleurs encore en Afrique, ce sera la pesante atmosphère d’une maison de sœurs chez qui elle a trouvé une chambre.

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    « Avec V.S. Naipaul à Trinitad » est le plus long récit du recueil. Cette fois, Lieve Joris s’exprime davantage sur les raisons de sa présence : interviewer l’écrivain indien dans son île natale. Elle fait connaissance avec ses proches, en attendant son arrivée, et retrouve partout les personnages de ses premiers romans. « Kamla, la sœur aînée de Naipaul chez qui il loge le plus souvent lorsqu’il est à Trinidad, passe me prendre pour une petite excursion dans l’île. C’est un dimanche radieux, j’ai été réveillée par les chants d’église et maintenant, des femmes passent coiffées de superbes chapeaux, et des fillettes en robes blanches, des nœuds rouges dans les cheveux. »

    Quand elle le rencontre enfin, l’homme paraît énigmatique, facilement contrarié, mais tout de même bienveillant à son égard. « On revient de temps à autre en espérant voir du nouveau », dit-il pour expliquer son séjour. A propos des origines de sa vocation littéraire, il cite un trait de famille : « Observation aiguë – nous avons hérité cela de notre père. Quand je rencontre des gens, je vois aussitôt leurs travers : bassesse, grossièreté, vanité, toujours les défauts d’abord. » Elle l’interroge sur ses études de littérature anglaise à Oxford, sur sa vie en Angleterre. Un jour où il y a du monde chez sa sœur, un repas de famille animé, Naipaul interpelle Lieve Joris : « Tu n’entends pas ? Fais bien attention. – Quoi donc ? – Tout le monde parle, personne n’écoute. » Il a raison. « Moi, je suis un auditeur, dit-il, et toi, qu’est-ce que tu es ? » De promenade en soirée, une connivence s’installe.

    Ensuite nous voilà au Caire, avec Naguib Mahfouz., dont les journées sont parfaitement réglées, de sorte que chacune sait où le croiser selon le jour et l’heure. « Le Caire est à Mahfouz ce que Paris fut à Zola, Londres à Dickens. Comme d’autres ont parcouru le monde, lui a sillonné sa ville ; il a nommé ses rues, décrit ses habitants jusque dans les moindres détails. » Le Prix Nobel de littérature changea sa vie en 1988 : sollicitations continuelles, quasi plus de temps pour écrire. « Un serviteur de Monsieur Nobel, voilà comment lui se perçoit. » Le vendredi après-midi, tout le monde sait le trouver au casino Kasr el-Nil. Journalistes, jeunes écrivains, ingénieurs « le tiennent informé de ce qui se passe dans sa ville ». On discute, on se chamaille, on rit. « Au bout de la table, Mahfouz, absent, sourit. »

    Derniers récits : à nouveau au Caire, deux ans plus tard, Joris rencontre l’acteur Abdelaziz, désenchanté par la mainmise des Arabes du Golfe sur le cinéma égyptien, qui l’invite dans sa maison d’Al-Fayoum, sur une colline près du lac, où il s’échappe quand il étouffe en ville. Puis c’est le tour de Joseph, un journaliste libanais, qui vit désormais dans « une ville arabe tapie au sein même de Paris, avec des cafés et des restaurants où il rencontrait des amis, comme autrefois à Beyrouth. »

    Entre reportages et récits de voyage, les textes de La chanteuse de Zanzibar révèlent une personnalité tournée vers les autres, vers l’ailleurs. Avec Naipaul à Trinidad ou Mahfouz au Caire, Lieve Joris prend le temps de cadrer son sujet, laisse des temps morts donner un peu d’air au récit, et du coup le lecteur y respire mieux, comme s’il passait du statut de spectateur à celui de l’invité.