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Littérature - Page 494

  • La petite Anna

    Ippolito, Concettina, Giustino, Anna, quatre enfants sans mère – morte peu après la naissance de la dernière – grandissent à la garde de madame Maria, l’ancienne dame de compagnie de leur grand-mère, et d’un père qui depuis des années rédige en secret des mémoires explosifs sur les fascistes et le roi d’Italie. Tous nos hiers de Natalia Ginzburg (1916 – 1991) égrène l’histoire d’une famille du Piémont avant et pendant la seconde guerre mondiale, à travers le simple déroulé des saisons. Les chocolats et les cartes postales envoyés par Cenzo Rena, jadis très aimé de leur père, rompent de temps en temps la routine.

    Le fils aîné est le favori et le confident, tenu de tenir compagnie à son père qui n’a pas d’amis. Concettina collectionne les fiancés, mais se morfond d’être laide. Chaque été, ils se rendent en train à la campagne, aux « Griottes », alors que les enfants préféreraient aller chez Cenzo Rena qui les invite dans son « espèce de château ». Leur père refuse : « L’argent, c’est la merde du diable ». Alors Ippolito part dans de longues promenades avec le chien, le père se rend au village « pour se montrer aux crapules » fascistes sans les saluer, Concettina passe des heures au soleil avec un livre. Peu après leur retour en ville, le père décide soudain de brûler tous ses écrits, tombe malade et meurt.

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    L’auteur a choisi un style dépouillé, sans effets, pour nous raconter tout cela, le plus souvent du point de vue d’Anna, la plus jeune, auquel le sens profond des événements échappe et que les autres laissent livrée à elle-même, plus préoccupés de leurs amitiés ou de leurs amours que de la petite. En effet, dans la maison d’en face s’est installée une famille intéressante, avec laquelle ils vont faire connaissance. L’homme assez âgé qui dirige une usine de savon s’est remarié avec une femme élégante qu’ils appellent tous « maman chérie ». Mais lui aussi va laisser sans père sa fille Amalia aux cheveux roux, ses fils Emanuele, l’aîné, qui boîte, et Giuma, un jeune garçon renfermé aux « dents de renard » envoyé bientôt dans un pensionnat suisse. 

    Comment Emanuele et Ippolito deviennent amis et s’intéressent de plus en plus à la politique, comment Concettina et Amalia finissent par se marier, sans pour autant être heureuses, comment tous se débrouillent avec le fascisme, l’entrée de l’Italie en guerre, c’est ce que raconte ce roman original où les choses sont dites sans jamais s’appesantir.

    Les personnages de Natalia Ginzburg sont caractérisés par un détail concret, un geste, une expression. Certains s’en sortent, d’autres pas. Le parcours hésitant d’Anna, un temps amoureuse de Giuma qui n’aime personne, est le fil le plus intense du récit. Lorsque sa route croise celle de Cenzo Rena, le vieil ami de son père – « deux individus qui s’étaient heurtés l’un à l’autre par hasard dans un paquebot qui coulait » -, une nouvelle vie commence pour elle en Italie du Sud, où elle découvre la vie réelle des paysans pauvres et la générosité d’un homme dévoué à son village « qui ne connaissait que sa misère ». Plus d’un s’attache à lui : sa servante la Garçonne, Giuseppe le paysan qui rêve de socialisme, un Turc juif assigné à résidence dans cet endroit reculé. Cenzo Rena est sans conteste le personnage clé du roman, celui vers qui chacun se tourne un jour ou l’autre. Tous nos hiers est aussi un roman sur la guerre, celle des gens ordinaires, débrouillards ou peureux.

    Publié en 1952, ce récit montre subtilement comment des adolescents surtout préoccupés d’eux-mêmes, confrontés aux drames personnels et aux secousses de l’histoire, trouvent peu ou prou le courage de vivre sans lequel, dit Cenzo Rena, on vit comme un insecte. Selon Nathalie Bauer, à qui l’on doit cette nouvelle traduction, Tchekhov a grandement inspiré la romancière italienne.  Les mémoires brûlés du père ne devaient-ils pas s’intituler « Rien que la vérité », premier souci du grand écrivain russe ?

  • Mademoiselle Fa / 2

    « Tout vit, tout agit, tout se correspond. » Nerval, Aurélia

    Le maître de calligraphie envoie d’abord Mademoiselle Fa en stage chez un maître graveur. A  son retour, il commence à lui enseigner l’art de tracer le trait horizontal, la base, pendant des mois. Ensuite il y aura le trait-point, l’oblique, le vertical. Par une phrase, une image, il enseigne la tension, la force, l’harmonie du geste, jusqu’au jour où elle ressent que « La calligraphie n’était plus écriture, elle était peinture ». Quand elle se lasse de l’encre noire, le maître insiste : « Le noir possède l’infini des couleurs ; c’est la matrice de toutes. […] Le noir est le révélateur premier de la lumière dans la matière. » Il prône le juste milieu, base de l’harmonie : « En Occident, vous aimez les extrêmes ;  pour vous, le juste milieu est synonyme de fadeur. Pour nous Chinois, le juste milieu, c’est épouser la vie, la paix.  ».

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    Huang Yuan lui enseigne aussi à « vivre les moindres gestes de la vie quotidienne », à goûter pleinement l’humeur du jour. L’école de la peinture est école de vie. « Si une pensée se présente, laisse-la passer, ne la saisis pas. »  « Balaie le seuil de ta porte, retrouve des gestes naturels. » Etudier avec le vieux Huang lui rappelle le merveilleux conte deYourcenar, Comment Wang-Fô fut sauvé.

    Le maître l’emmène au mont Emei rendre hommage à un grand lettré du XIe siècle, Su Dongpo. « Tu vois, il n’est jamais trop tard pour apprendre et même si, dans la vieillesse, l’étude n’apporte plus une lumière étincelante mais la flamme vacillante d’une bougie, celle-là est encore préférable à l’obscurité », lui confie-t-il. A l’instar de ce sage qui comprit tout de suite qu’« au lieu d’améliorer la vie des gens, l’emprise de l’Etat ne créait que souffrances », il l’adjure de ne jamais entrer en politique : « tu ne changeras rien, mais la politique te changera ». « Interférer en politique, c’est remplacer son idéal par la rouerie des compromis, s’entraîner à se leurrer soi-même. […] Ce sont les savants et les penseurs qui changent le monde, et aussi les artistes, de façon moins évidente, mais tout aussi féconde. »

     

    Un jour où elle songe à ceux qu’elle a laissés en France, à qui elle craint de devenir étrangère, il lui rappelle que « L’esprit possède des possibilités d’excursion infinies ; tu dois t’en servir pour voyager. […] Pour le nourrir, sois attentive à la petite brume du matin, au balancement de la branche dans le vent, à tous les lieux où tu te trouves car les lieux cultivent l’esprit. » Il la conjure de rester vraie.

     

    En visite chez Li Tianma, le seul maître qu’elle ait vu vivre dans une maison magnifique comme au XIXe siècle, « parmi des pierres de rêve et des fauteuils en bois de rose », Mademoiselle Fa tombe en pâmoison devant la robe de sa vieille épouse, une robe traditionnelle d’une si fabuleuse beauté qu’elle demande à la toucher. Il s’agit d’une « toile de soie aux nuages parfumés », tissée à la main, qui dure toute une vie. Ocre sur l’endroit, d’un noir brillant sur l’envers, le tissu lui plaît tant qu’elle s’en procure pour changer des papiers habituels, trop blancs. Ses premiers tableaux naissent de cette toile, « véritable trésor national de savoir-faire ».

     

    A Shanghai - un enchantement par rapport à Chongqing -, elle explore les boutiques traditionnelles de peinture : petits pains d’encre, cuillères à eau sculptées, pinceaux variés en poil d’animal, en plumes. Elle s’émerveille dans les jardins de Suzhou, admire les « pierres de rêve » accrochées dans des pavillons, ces marbres d’un blanc laiteux évoquant des nuages ou des paysages. (Les nuages ne sont-ils pas les paysages du ciel ?) Sa première pierre de rêve, elle la reçoit d'un maître paysagiste de la Chine du Sud, Lu Yanshao, qui fouille dans ses placards pour en sortir ce trésor, « emballé, à la chinoise, dans du papier journal » et lui dit « Médite sur cette pierre, j’en serai fier. Elle t’ouvrira les portes du paysage intérieur. »

    A la fin de l’année scolaire 1989, Mademoiselle Fa prépare son travail de fin d’études et une exposition dans une ambiance tendue à cause des morts de la place Tiananmen, pour lesquels les étudiants ont accroché partout, en signe de deuil, des bandelettes blanches dans les arbres. Il y a foule au vernissage, les visiteurs manifestant par leur présence leur espoir d’un changement. Avant de prendre l’avion qui la ramène en France, elle est obligée de brûler toutes les notes qui pourraient compromettre ceux qu’elle laisse derrière elle.

    Mais elle parvient à retourner à Pékin comme attachée culturelle. La « clocharde du Sichuan » vit cette fois dans le luxe des diplomates. Mal à l’aise dans cette ambiance où règne « le culte du paraître », elle essaie de se rendre utile en aidant les artistes dans la misère. Elle fait à Pékin une dernière rencontre clé : celle de Lan Yusong, musicologue, calligraphe, peintre, graveur, historien, un lettré complet. Impressionnée par l’intelligence de cet homme de quatre-vingt-cinq ans, elle l’accompagne dans les marchés d’antiquités où il l’initie à la céramique : « C’est une coupelle ancienne, me disait-il. Observe sa ligne admirable. Il te faut apprendre à goûter cette forme d’art. Achète-la, tu vivras avec elle jusqu’à la fin de tes jours. Elle t’apportera la pureté que tu dois trouver dans ton esprit pour travailler. » Devant sa moue, il insiste : « Comme nous, ces objets portent l’émouvante patine du temps. Ils sont gardiens de secrets. […] Ces objets sont pour moi des îles de repos où l’âme va, par instants, puiser quelques pensées cachées de sérénité. »

    Son ancien maître, ayant appris qu’elle travaille à l’ambassade, vient y faire du scandale, en colère contre ce qu’elle fait de sa vie : « On est peintre à plein temps ou rien » ! Entre-temps elle a rencontré un Français qui travaille en Chine et vit dans un appartement tranquille et raffiné. C’est l’homme qu’elle cherchait, et il tombe d’accord avec le jugement du vieux Huang. Après une intoxication alimentaire presque fatale à la jeune femme, il la soigne chez lui, convainc son maître de venir habiter avec eux, la pousse à peindre pour recouvrer la santé et le goût de vivre. Puis le couple rentre en France, s’installe à la campagne. Nourrie par tout ce qu’elle a vécu en Chine, Fabienne Verdier redécouvre les paysages de son pays, vit en osmose avec la nature. « Le calligraphe est un nomade, un passager du silence, un funambule. » Retirée du monde, l’artiste travaille. « Plus j’avance, plus je recherche une banalité de vie au quotidien qui m’offre une solitude joyeuse. »  

     

  • Mademoiselle Fa / 1

    Etudiante en Chine  

    « Son enfance, on la subit ; sa jeunesse, on la décide. » C’est par cette belle phrase que Fabienne Verdier entreprend de raconter, dans Passagère du silence (2003), son étonnant parcours pour apprendre la calligraphie en Chine, dans les années 1980. Six années d’études dans des conditions très difficiles, mais comme elle l’écrit à propos de « la terrifiante beauté d’un bonzaï ou d’un vieux pin sur les récifs en bord de mer », « quel sacrifice a-t-il dû accepter pour pousser ainsi ? » Il y a tant de choses passionnantes dans cette immersion chinoise, dans la rencontre avec les maîtres calligraphes qu’elle séduit par la force de son caractère et sa persévérance, que j’en rendrai compte, exceptionnellement, en deux étapes.

    A seize ans, elle annonce qu’elle veut se consacrer à la peinture. L’aînée de cinq enfants, elle quitte sa mère qui les a élevés seule pour retrouver son père dans une ferme. Cet excellent dessinateur la traite en « apprentie peintre – ouvrier agricole ». A l’école des Beaux-Arts de Toulouse, l’enseignement la déçoit : « On n’étudiait plus les maîtres, il n’existait plus de modèles sur lesquels s’appuyer ». Comment se former par la seule injonction de « s’exprimer » ? Mise à la porte d’un cours où elle s’ennuie, elle trouve au musée d’Histoire naturelle des animaux à dessiner – « et curieusement, la passion du vivant qui m’anime est née là, dans ce cloître du réel empaillé. »

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    Un seul cours l’intéresse vraiment, la calligraphie. Elle copie des maximes - « Toute beauté est joie qui demeure » (Keats). Poussée par son professeur vers l’art asiatique, elle lit François Cheng, est éblouie par Hokusai, et décide d’apprendre le chinois - « une passion était née. » Elle ne peut en rester là, veut aller en Chine et parvient à partir, à vingt ans, dans le cadre d’un échange d’étudiants. Dans ses bagages, Les Propos sur la peinture du moine Citrouille amère de Shitao.

    L’avion fait escale au Pakistan et c’est le choc de l’Asie : dans l’aéroport, des nuées de mendiants s’accrochent à l’Européenne, qui s’évanouit. Revenue à elle, Fabienne Verdier se retrouve avec des joueurs de hockey rentrés par le même vol. Comme ils ne veulent pas la lâcher, elle comprend vite qu’il vaut mieux coucher avec un seul pour éviter le viol collectif. Le lendemain, elle parvient à se faire conduire à l’ambassade, mal en point. Vu son retard, il n’y aura personne pour l’accueillir à Pékin où on s’étonne qu’elle ait choisi au Sichuan l’école des beaux-arts « la plus reculée de la Chine » ! Elle-même avouera : « Je ne sais pas ce qui m’a fait tenir, sans doute mes aventures cocasses et incroyables, la découverte d’une nature humaine inconnue et d’un monde inimaginable. »

    A Chongqing, elle découvre l’université avec « la camarade du Parti », son interprète. Aucune initiative ne lui est permise. On lui a réservé une pièce dans le bâtiment administratif : un lit, une bassine, un bureau. Pas d’eau : on lui en apporte tous les jours. Réveil à cinq heures et demie. Toilettes collectives, une tranchée pour les hommes, une autre pour les femmes, au-dessus de laquelle on s’accroupit. Plus agréable, l’heure de sieste octroyée après le déjeuner. L’enseignement artistique se donne dans une atmosphère studieuse, mais ne sort guère du réalisme socialiste. La grande peinture des lettrés est rejetée, jugée décadente. Au cours de gravure sur bois, elle s’imprègne du moins des légendes populaires.

    Après six mois, la Française déprimée découvre qu’un avis interdit aux étudiants de la déranger. Elle s’en plaint et obtient d’être traitée comme les autres, à ses risques et périls (plus de repas de faveur). Ainsi enfin elle crée des liens, découvre une maison de thé : « il suffisait de tourner dans une ruelle puis une autre et encore une, de dévaler quelques escaliers, pour se retrouver dans une autre Chine. » La maison est crasseuse, mais en dessinant dans son carnet le visage d’un vieillard en train de jouer, qui se reconnaît, elle brise la méfiance - « L’artiste, en Chine, possède un statut unique car l’art est supposé traduire la vérité d’un esprit, sans faux-semblant. »

    Son premier objectif est de maîtriser la calligraphie « car celle-ci contient tous les traits utilisés par la suite dans le paysage et autres sujets. » Mais la technique ne suffit pas, il lui faut s’imprégner de pensée chinoise, dans la façon d’être et de vivre. Lassée de l’université où on ne parle que la peinture occidentale et des arts populaires chinois, elle trouve enfin un jeune chercheur « fou de calligraphie » qui devient un ami. Il lui confie qu’il ne reste que deux vieux maîtres à l’Institut, qui n’ont plus enseigné depuis la Révolution culturelle, et elle se met à leur recherche.

    Le maître Huang Yuan vit dans la misère. Elle le trouve sympathique « avec sa vieille veste usée », en train de donner à manger à son oiseau. Mais il ne veut plus enseigner, lui dit-il. Alors pendant six mois, tous les soirs, elle dépose devant sa porte un rouleau de feuilles calligraphiées. Elle s’achète un mainate qu’elle laisse voler librement dans sa cellule. C’est lui qui accueillera d’un « Entrez, idiot, entrez ! » le maître qui lui ramène un jour ses rouleaux de papier. Il la prévient que ce sera dix ans d’apprentissage ou rien !

    Mademoiselle Fa, l’étudiante calligraphe, est désormais conviée aux réjouissances populaires, comme la fête du balayage des tombes. Mais en assistant à une crémation, dans une mécanique infernale où chaque mort n’est qu’un numéro, elle constate l’inhumanité, qu’engendre la surpopulation, « cancer de la société ». Atteinte ensuite d’une mauvaise hépatite, elle doit passer plusieurs mois à l’hôpital, incapable de s’alimenter. Un breuvage traditionnel l’aide à guérir et elle obtient un petit réchaud électrique pour cuire fruits et légumes, privilège rare. Elle souffre aussi de son amour impossible pour l’étudiant calligraphe, fiancé par ailleurs, et qui met fin à leur liaison clandestine.

    De très belles pages de Passagère du silence relatent les voyages de Fabienne Verdier au cours de ses études. A Chengdu, ville ancienne, elle se serait bien installée si elle était restée en Chine. Au Tibet, elle découvre l’air vif et stimulant des hauts plateaux où « l’âme s’envolait, tels les drapeaux de prières, vers le ciel ». Dans la province du Guizhou, elle s’émerveille des splendides vêtements des Miao ; chez les Yi, dont la langue comprend six dialectes et l’écriture un millier de caractères ravissants, elle perçoit le poids de l’envahissante culture chinoise moderne et s’entend dire : « Rentrez chez vous et racontez ce qui nous arrive, ce qui se passe ici. Il n’y a plus de culture yi, on n’a plus le droit de parler yi, on ne peut plus penser yi. On n’a plus le droit d’être yi. »

  • Fable de Prague

    « Voilà trente-cinq ans que je travaille dans le vieux papier, et c’est toute ma love story. Voilà trente-cinq ans que je presse des livres et du vieux papier, trente-cinq ans que, lentement, je m’encrasse de lettres, si bien que je ressemble aux encyclopédies dont pendant tout ce temps j’ai bien comprimé trois tonnes… » Ainsi se présente Hanta, l’homme qui entend le rire silencieux des livres au milieu des flammes, dans les bas-fonds de Prague. Une trop bruyante solitude est le roman phare du Tchèque Bohumil Hrabal (1914-1997). D’une centaine de pages, il a d’abord circulé sous forme de samizdat en 1976. 

    Le royaume d’Hanta, c’est la cave où se déverse le vieux papier. Le destin des mots ignorés, jetés, écrasés, voire interdits, rencontre là, avant de passer à la presse, un lecteur avide de belles phrases et d’images « porteuses de joies inexprimables et de douleurs plus fortes encore ». Hanta, instruit sur le tas – « quand je me plonge dans un livre, je suis tout à fait ailleurs, dans le texte… » -, rêve d’écrire sur le bonheur ou le malheur des hommes. Il repêche au passage les volumes précieux, les hume, lit leur première phrase comme des prophéties, puis les place au cœur de chaque pressage, c’est son rituel. Quand arrive un lot de reproductions, il les utilise pour encadrer ses paquets et admire sur le monte-charge l’alignement des Ronde de nuit, des Guernica, des Tournesols.

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    Un arrivage de beaux livres au cachet de la Bibliothèque Royale de Prusse, « un flot de livres reliés pleine peau », le plonge dans l’euphorie. Il en emporte chez lui, dans son logement où chaque pièce croule sous le poids des livres, jusqu’à son lit au baldaquin dangereusement « chargé de kilomètres de lecture ». Outre ses illustres visiteurs, Lao-tseu, Jésus ou Nietzsche, Hanta reçoit de temps à autre la visite de deux jeunes Tsiganes porteuses de ballots qui lui font fête. Dans la rue, il se heurte régulièrement à un vieux professeur de philosophie qui lui fourre un peu d’argent dans la main pour le remercier des numéros de revues introuvables qu’il écarte à son intention.

    Maltraité par son chef, le vieux presseur qui rêvait d’emporter sa presse à la retraite avec lui, pour s’offrir le plaisir d’un beau paquet par jour, se voit prié de liquider le stock pour cause d’inventaire. Alors cet amoureux du crépuscule – « Le crépuscule ouvrait chaque jour la porte à la beauté » – s’enivre en remuant les pensées glanées chez les vieux maîtres. « De retour à la Brasserie-Noire, je commandai un rhum, puis une bière, encore un rhum, ce n’est qu’une fois broyés que nous tirons le meilleur de nous-mêmes. »

    En stage à Bubny où une gigantesque machine hydraulique fait seule le travail de vingt presses comme la sienne, Hanta sent que la fin est proche : « C’était ma fin à moi, la fin de mes amis, de nos bibliothèques entières de livres sauvés dans les dépôts avec l’espoir fou d’y trouver la possibilité d’un changement qualitatif. » Les brigades socialistes du travail ne font pas de sentiment. Hanta, à leur exemple, tâche d’être insensible et inhumain avec les livres. Mais il se souvient de Schopenhauer : « L’amour est la loi la plus haute et cet amour est compassion. »

    Au rythme cadencé de la presse et des jours, Hrabal donne dans Une trop bruyante solitude, fable philosophique du vingtième siècle, tragique et comique, une réponse humaine à la destruction des esprits, au travail sans âme, au rouleau compresseur des totalitarismes. Le temps d’Hanta est passé. Une dernière fois, il apporte à son ami sacristain un livre sur Lindbergh et l’Océan qui manque à sa collection. Il faudrait un miracle pour lui rendre sa cave, sa presse, ses livres – toutes ces menues joies que le progrès lui enlève. Tous ses rêves, et l’amour de Marinette, lui auront été refusés. Hanta promène sa mélancolie dans les rues de Prague. Existera-t-il pour lui un autre paradis que celui des livres ?

  • Soi ou une autre

    Se réveiller en l’an 2000 sans se souvenir des douze années précédentes, découvrir qu’avec l’homme dont elle venait de tomber amoureuse, elle a eu trois enfants qu’elle ne connaît pas, c’est la situation extravagante où  Frédérique Deghelt place son héroïne dans La vie d’une autre (2007).

    Marie se rappelle tout de ses vingt-cinq premières années. A la suite de quel traumatisme est-elle tombée dans cette amnésie partielle ? A Pablo, avec qui elle semble avoir toujours formé un couple idéal, elle décide de ne rien demander, de ne rien dire, espérant que la mémoire lui revienne peu à peu. Mais comment se débrouiller normalement quand on ne sait plus se servir d’un téléphone portable ou de sa messagerie électronique, quand on a oublié les codes, les adresses, l’organisation incessante d’une mère de famille ? Il faut feindre, tâtonner, apprendre à poser avec humour les bonnes questions, composer avec le quotidien.

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    Quand elle se décide à consulter un thérapeute, Marie explique qu’elle a appris depuis son « réveil » à écouter les autres, à déceler dans leur voix ou dans leurs mots l’intimité qui existait entre eux : « Je peux mesurer leur degré d’authenticité sans la moindre hésitation. » Elle interroge ses amis, les plus proches, sur le couple et la famille qu’ils formaient à leurs yeux.

    Bien sûr, il serait encore plus étonnant que le principal intéressé ne remarque rien, alors que les enfants ont très vite applaudi la « nouvelle » maman totalement disponible qui joue des heures avec eux. Le jour où Pablo éclate, lui demandant qui elle est, Marie improvise à merveille et comprend, par l’allusion qu’il fait à leur « pacte », qu’il s’est bien produit quelque chose entre eux douze ans avant. Pablo, d’abord acteur, est maintenant réalisateur. Il ignore que Marie, en secret, faisait du théâtre et qu’un soir, peu avant son amnésie, elle a joué avec une telle intensité une scène de conflit conjugal que tous autour d’elle en ont été estomaqués. Etre soi-même, jouer un rôle, vivre ou jouer sa vie, le thème revient souvent. Un ami metteur en scène lui répète que « jouer, c’est remonter le courant de la peur, aller à la recherche de la partie de soi qu’on ne connaît pas. » Frôler la folie, parfois.

    On a compris que le roman est la quête d’une vérité perdue, celle de sa propre vie et surtout celle d’un couple. « Je comprends qu’après douze ans des attentions douces sont tombées dans l’oubli, une certaine forme de regard a disparu », constate la narratrice. L’indifférence s’instille dans la répétition des jours partagés. Marie apprend aussi qu’elle avait un cahier secret, introuvable, bien qu’écrire lui soit maintenant impossible : « Ecrire est un risque d’être lue et donc découverte. Ecrire est une tentation de se relire et de se découvrir : toutes les mauvaises raisons sont au rendez-vous pour repousser l’instant du recul donné par le texte. »

    Si les péripéties conjugales de Marie et Pablo ne sortent guère des sentiers battus, l’angle d’approche choisi par Frédérique Deghelt est original, quoique risqué en ce qui concerne la vraisemblance. On n’est pas loin du mélo, ce qui n’empêche pas de s’intéresser à cette enquête sur soi-même et sur le sens profond des liens que nous tissons dans notre vie, avec celles et ceux que nous croyons proches.