Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Littérature - Page 494

  • Dangereux sentiment

    1789. Le duc de la Rochefoucauld reçoit l’ancien secrétaire d’ambassade de Jefferson, devenu ministre plénipotentiaire des Etats-Unis. Il s’appelle William Short, il a trente ans. La jeune duchesse en a vingt-six. Ils se plaisent aussitôt. Ils s’écrivent. Les Lettres de la duchesse de La Rochefoucald à William Short réunissent la plus grande part (du moins pour ce qui la concerne) d’une correspondance qui a duré de 1790 à 1838. Aux temps troublés de la Terreur, presque toutes les lettres de l’Américain ont été brûlées par précaution. Conservées à la bibliothèque de l’American Philosophical Society de Philadelphie, les lettres ici sélectionnées par Doina Pasca Harsanyi retracent une amitié amoureuse et une époque.

     

    « J’ai été charmée de recevoir de vos nouvelles, Monsieur, mais je regrette qu’elles ne m’apprennent pas que celles que vous attendiez d’Amérique vous permettent de rester parmi nous ; j’aurais voulu vous témoigner tout le plaisir qu’en auraient éprouvé les habitants de la Roche-Guyon dont l’intérêt doit vous être connu ; j’espère qu’elles ne tarderont pas à présent à arriver, et qu’elles seront telles que nous les désirons. » L’entrée en matière de cette première lettre envoyée du Château de La Roche-Guyon en octobre 1790 donne bien le ton des échanges. Outre la langue du XVIIIe siècle, un délice de lecture, on y entend la voix des sentiments, pudique mais assurée.

     

    Portrait de la duchesse par Perin-Salbreux, miniature, d'après la base Joconde.jpg

     

    La duchesse adore la campagne. Elle ne se rend dans son hôtel parisien, rue de Seine, que lorsque les circonstances l’y contraignent. Son mari, philosophe et grand libéral, s’enthousiasme pour la Révolution et fait partie du Comité des Finances. La duchesse suit aussi avec attention les événements à l’Assemblée. Dès 1791, William Short écrit d’Amsterdam être persuadé « qu’il est impossible de vous connaître aussi bien sans vous aimer, beaucoup même ». « Vous êtes bien aimable, Madame la duchesse, de répondre si régulièrement à mes lettres, ma reconnaissance égale le plaisir que j’en reçois qui est infini. » Commentant « la grande infamie » de 89 vis-à-vis du Club monarchique, il lui confie que « cette sorte de gens qu’on a crus des philosophes pendant longtemps et qui deviennent intolérants et persécuteurs à leur tour porte à croire que les hommes sont bien moins parfaits qu’on a voulu le croire », tout en précisant qu’il ne dirait pas cela à tout le monde.

     

    Mai 1791 - La duchesse : « Mais que voulez-vous que je puisse répondre à tout ce que vous me mandez d’aimable et de flatteur ? Mille considérations se présentent à moi pour empêcher mon cœur de répondre au vôtre, et vous ne pouvez me blâmer de chercher à empêcher de naître en moi un sentiment dangereux pour tous les deux. » Septembre 1791 - « Tantôt je me laissais aller à la douceur d’aimer et d’être aimée, et d’autres fois je prévoyais un avenir funeste, occasionné par ce même sentiment combiné avec des circonstances étrangères à lui, mais inséparables de moi. » Octobre 1791 – « Je suis si tourmentée de ne pas vous sentir heureux, quand le fond de mon cœur m’assure que vous avez tant sujet de l’être. Je suis tourmentée de ne pas l’être moi-même. »

     

    Ecrire fait diversion à l’absence, ravive le plaisir d’avoir pu se voir quelque temps. On guette l’arrivée des lettres, on note la régularité ou l’inconstance de la poste. Alors qu’ils espèrent tous deux que les devoirs diplomatiques de William Short le gardent ou le ramènent en France, celui-ci est envoyé ailleurs en Europe, en Hollande surtout. Alors elle apprend l’anglais, pour se rapprocher de lui. Leur correspondance se ressent des tensions internationales, des difficultés du courrier et de la censure. « Je déteste l’absence, je voudrais m’entourer à jamais de tous ceux que j’aime, et ne jamais les quitter, et au lieu de cela je m’attache à des personnes dont le sort est de vivre loin de moi, et dans le nombre desquelles il y en a qui ne sont ici que passagèrement, vous comprendrez ce sentiment, puisque vous l’éprouvez aussi en sens contraire, mais cette idée est bien douloureuse et empoisonne bien souvent le bonheur que je trouve à aimer. »

     

    La duchesse de La Rochefoucauld n’est pas au bout de ses peines. L’un après l’autre, les hommes de sa famille vont être assassinés. Elle-même sera emprisonnée longuement. Devenue veuve, elle ne s’accroche qu’à l’espoir de partager enfin ses jours avec William Short. Trois ans de séparation – « autant de siècles » écrit-elle, et, dans les bonnes heures, « il est au monde un être qui me préfère à tout, qui me chérit par-dessus tout, et cela donne bien de la force. » Ce n'est pourtant pas avec lui qu'elle se remariera.

  • Comme étranges

    La Brigade, devenue La Pléiade. Sept poètes. Défense et Illustration de la langue française. Ronsard, "prince des poètes". Ces ardeurs de la Renaissance nous ont laissé des roses, mais aussi des braises. Comme ce vers, un de mes préférés.

     

    « Et les Muses de moi, comme étranges, s’enfuient. »

     

    Joachim du Bellay, Regrets, VI, Las! Où est maintenant ce mépris de Fortune... (1558)

     

    Gommaerts Fernand.jpg

     

     

  • Apparition

    « Et aussitôt émergea du tiroir en bois de frêne une tête aux cheveux blond lin bien coiffée, avec des yeux bleus fureteurs. Ensuite vint un cou qui se déroula tel un serpent, puis un craquement de col amidonné, puis apparurent un veston, des bras, un pantalon et, l’instant d’après, un secrétaire au complet débarquait du tiroir sur le feutre rouge en piaulant : « Bonjour ». Il se secoua comme un chien sortant de l’eau, bondit sur ses pieds, renfonça ses manchettes, sortit de sa pochette une plume brevetée et se mit sans plus attendre à gratter du papier. »

     

    Boulgakov, Endiablade 

    Maes Karel Homme lisant 1927.jpg

     

     

  • Diable d'homme

    En 1923, quand il écrit Endiablade, Boulgakov, trente-deux ans, vient d’abandonner la médecine pour le métier d’écrivain et tire le diable par la queue. « Il y avait la vie, et elle est partie en fumée » écrit-il dans une lettre (A ma secrète amie). Cette nouvelle est publiée à Moscou l’année suivante, dans l’almanach Le Tréfonds, puis dans un recueil vite retiré des librairies avant d'être à nouveau autorisé. C’est la première œuvre qui le fait connaître. Les critiques modérés l’inscrivent dans la lignée des satiristes russes – Gogol, Dostoïevski, avant lui, s’étaient attaqués à la bureaucratie tsariste. Mais les représentants de la « critique prolétarienne » condamnent d’emblée Boulgakov pour son ironie antisoviétique.

     

    Titre complet : Endiablade ou Comment des jumeaux causèrent la mort d’un
    chef de bureau.
    Korotkov travaille depuis presque un an au Spimat, le « Premier Dépôt central de matériel pour allumettes ». En septembre 1921,  il apprend par le caissier qu’il ne sera pas payé puis, trois jours plus tard, qu’il le sera « en produits de la firme ». Le voilà donc qui rentre chez lui chargé de paquets de boîtes d’allumettes. Il espère les vendre. Mais sa voisine qui a pour sa part reçu quarante-six bouteilles de vin de messe en guise de salaire le met en garde : ces allumettes ne brûlent pas ! Au premier essai, l’allumette s’éteint aussitôt, en effet. Une deuxième produit des
    étincelles dont l’une tombe dans l’œil gauche de Korotkov tout en produisant « une âcre odeur de soufre ».
     

    Moscou, Vue du haut de l'hôtel Rossia.JPG

     

    Ainsi débutent les malheurs du camarade. Un pansement sur l’œil, le lendemain,
    devant le bureau de la direction, « Korotkov se heurta à un inconnu dont l’aspect le frappa ». Petit mais large d’épaules, chauve et boiteux, le « drôle de type » en tunique militaire lui barre le passage : « Défense d’entrer sans être annoncé. » Comme Korotkov proteste et s’indigne, il écrit quelques mots sur le papier qu’il lui présente et le menace de représailles pour ne pas avoir obéi à la consigne. Abasourdi, le chef de bureau apprendra de la secrétaire particulière – elle aussi a l’œil blessé par « ces allumettes du diable » – que le directeur a été révoqué et remplacé par cette « espèce de caleçon chauve ! »

     

    Vexé d’avoir été traité de demeuré par le nouveau venu, Korotkov fait du zèle.
    Inspiré par les mots griffonnés sur sa feuille – le personnel féminin touchera des caleçons de l’armée –, il s’empresse de rédiger l’annonce officielle et de l’envoyer par coursier au directeur pour signature. Le lendemain, il est renvoyé. Il a lu « caleçons » pour Kalsoner, nom du nouveau directeur, auquel il manquait la majuscule.
    Commence alors une course poursuite entre les deux K. L’ex-chef de bureau tient absolument à s’expliquer, mais Kalsoner refuse de l’écouter, sort et enfourche sa motocyclette. Korotkov s’accroche au tramway pour le suivre jusqu’au Tsentrosnab, une tour infernale. Le directeur ne se laisse pas rattraper. D’ascenseur en escalier, de couloir en bureau, Korotkov l’aperçoit, perd sa trace, le retrouve, le reperd. Au passage, un vieux fonctionnaire le prend pour un certain Kolobkov et lui réclame ses papiers. L’homme a quelque chose d’étrange, voire de maléfique dans le regard et même dans son sourire. Et catastrophe, Korotkov ne trouve plus son livret.

     

    Les ennuis s’accumulent. Le gardien d’immeuble qui devrait lui remettre une
    attestation d’identité est décédé. A son ancien bureau, Korotkov retrouve le
    camarade Kalsoner dans une nouvelle situation – le personnage change d’apparence, se dédouble sans cesse, plongeant le chef de bureau dans l’affolement et le désespoir. La chasse à l’homme s’inverse, c’est Korotkov maintenant qui tente d’échapper aux griffes du chauve diabolique.

    Boulgakov, dans cette nouvelle satirique et fantastique, sa seule œuvre importante publiée de son vivant dans son pays, campe un personnage sans caractère propre
    mais qui met toute son énergie au service de sa survie et de sa dignité. C’est un cauchemar où la confusion augmente à chaque étape. La réalité quotidienne du régime soviétique est bien présente : paiements en produits de la firme, licenciements imprévisibles, vol de pièces d’identité, administrations kakfkaïennes. Endiablade, que certains traduisent par Diablerie, peut se lire comme une « histoire rêvée, abracadabrante et purement divertissante » (Françoise Flamant), mais c’est déjà du grand Boulgakov. On retrouvera le diable et son haleine soufrée à Moscou dans
    Le Maître et Marguerite, son chef-d’œuvre.

  • Tragique et comique

    « La vie est à la fois tragique et comique, à la fois absurde et profondément chargée de sens. De façon plus ou moins consciente, j’ai essayé d’inclure ce double aspect de l’expérience dans les histoires que j’ai écrites – romans et scénarios. Il me semble que c’est la façon la plus honnête, la plus vraie, d’observer le monde, et quand je pense à certains des auteurs que j’aime le mieux – Shakespeare, Cervantès, Dickens, Kafka, Beckett –, il se trouve que ce sont tous des maîtres en l’art de combiner la lumière avec l’obscurité, l’étrange avec le familier. »

    Paul Auster, Making of (La vie intérieure de Martin Frost)

    DSC09953.JPG